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Publié le 26.08.10

François Dubet :
Lorsqu'on attend tout de l'école, elle se sacralise et se paralyse

 

Avec la rentrée, les idées reçues s'envolent. Et au premier rang d'entre elles, c'est l'image d'Epinal d'une adéquation parfaite entre les sociétés et leur école qui s'évanouit. Trois spécialistes de l'école, les sociologues François Dubet, Marie-Duru-Bellat et Antoine Vérétout cassent ce mythe tenace qui veut que chaque société ait l'école qu'elle mérite.

Dans un livre à paraître le 26 août, intitulé Les Sociétés et leur école (Seuil, 224 p., 18 euros), ils montrent que la plupart des sociétés ont produit des écoles qui ne leur ressemblent guère ; que les systèmes éducatifs vivent leur vie, sans forcément défendre les valeurs des sociétés qui les abritent.

Les chercheurs montrent qu'à l'exception des pays sociaux-démocrates du nord de l'Europe et des pays de tradition libérale, tous les autres pays relativement riches et socialement comparables vivent un désajustement entre ces institutions. Surtout si l'on s'intéresse au rapport à l'intégration sociale et à l'intégration scolaire. Dans les pays scandinaves en effet, la cohésion sociale est forte aussi bien dans la société que dans l'école, en même temps que les sociétés et leur école sont peu inégalitaires. A l'autre extrême, aux Etats-Unis, l'école et la société sont toutes deux inégalitaires.

Restent les autres pays. Tous les autres. Le Canada est un exemple de société assez inégalitaire, où l'école, elle, est peu inégalitaire. L'Italie et les pays du sud de l'Europe présentent aussi ce schéma. En revanche, notre voisine, l'Allemagne, conserve une école très inégalitaire alors que les inégalités sociales y sont relativement faibles. Un peu comme la France. Pays relativement peu inégalitaire - grâce à la forte redistribution, à l'Etat providence -, où les écarts des performances des élèves âgés de 15 ans sont très prononcés et très contrastés socialement. Les auteurs montrent comment sous une rhétorique républicaine de l'intégration, elle fonctionne à tous les échelons comme une gare de triage où les perdants sont toujours les mêmes. Les plus défavorisés.

Comment expliquez-vous le découplage entre notre société et notre école ?

Notre école s'est construite sur un modèle d'élitisme pour tous associé à une assez forte ségrégation entre établissements, et au sein d'une société qui s'est fait une "religion" du diplôme.

Pour tenir son modèle d'élitisme, elle trie ses élèves : les enfants des classes populaires, plus de la moitié de la population, ont dix fois moins de chances d'entrer dans les classes préparatoires que ceux des catégories supérieures qui sont 15 % de la population.

Regroupés dans les "bons établissements", les très bons élèves sont tirés vers le haut ; regroupés dans les établissements les plus faibles, les moins bons élèves sont, eux, tirés vers le bas. Ce mécanisme a été encore accentué par l'ouverture des dérogations à la carte scolaire depuis 2008. Pour couronner le tout, vient s'ajouter une course aux diplômes qui accroît les effets des inégalités sociales sur les inégalités scolaires, les plus favorisés ayant intérêt à durcir une sélection qui leur est si favorable.

Pourquoi, en France plus qu'ailleurs, ces inégalités scolaires se transforment-elles presque automatiquement en inégalités sociales ?

Parce que plus qu'ailleurs on associe le bon diplôme et le bon emploi. Ce qui ne vaut que pour une partie des élèves et induit un surinvestissement de l'école en termes compétitifs par les familles les plus cultivées. On finit par aller à l'école pour y décrocher un bon diplôme avant que d'y aller pour s'ouvrir à la connaissance.

En dépit de la globalisation, les écoles des pays développés ne se ressemblent donc pas plus qu'hier ?

Non. Au fil de son histoire, chaque société a construit un rapport très particulier à son école. Il y a les pays où les parents rentrent dans l'école, ceux où le maître fait travailler les élèves, ceux où il fait d'abord un cours... et tous ces modèles culturels sont très enracinés.

Si l'on considère maintenant que les écoles modèlent les sociétés, comment se fait-il que des systèmes éducatifs a priori identiques (tous deux inégalitaires ou tous deux égalitaires) produisent des sociétés si différentes ?

Nous avons voulu montrer que les effets de l'éducation sur les sociétés s'expliquaient, pour une part, par les fonctions attribuées à l'école. C'est ce que mesure en particulier l'emprise scolaire, c'est-à-dire le rôle joué par les diplômes dans la "distribution" des individus au sein de la société.

Toutes deux doivent-elles être liées par une relation de confiance ?

La France a une très grande confiance dans son école. Tellement confiance même qu'elle la charge d'un peu tout et, notamment, de sélectionner les individus, de les trier, alors qu'on pourrait demander aussi aux entreprises et à des systèmes de formation moins scolaires d'y contribuer ! En définitive, l'emprise du diplôme est si forte que la mission d'éducation de l'école disparaît progressivement. Mais si la confiance sociale dans l'école est forte, la confiance des élèves en eux-mêmes est, elle, excessivement faible.

D'autres savent mieux que nous limiter leurs attentes ?

Oui. Prenez les pays de l'Europe du Nord, du Canada ou de l'Australie, l'école y est perçue comme le lieu d'apprentissage de la démocratie, de la formation des individus... C'est une de ses missions premières, elle est claire pour tous.

Demandez à quoi doit servir l'école française, et vous aurez toute une palette de réponses. Y compris l'idée centrale que l'école doit gommer les inégalités de la société. Une théorie de la reproduction sociale par l'école, comme celle de Pierre Bourdieu, n'aurait pas pu voir le jour ailleurs qu'en France puisqu'on attribue à notre école une fonction de salut ! De salut social, national, économique, culturel... Et quand on attend une action aussi totale, il en résulte que l'on est toujours déçu et qu'on ne puisse pas toucher à l'école sans trahir cette vocation, et ceux qui s'en tirent le mieux s'insurgent au nom d'un imaginaire national qui serait toujours menacé.

Ce qui rend donc toute réforme impossible ?

Plus on assigne à l'école des missions essentielles, plus il est paralysant pour les politiques de s'y attaquer.

La société française tue donc son école à force de lui en demander trop ?

Si on exigeait de l'hôpital qu'il nous donne la vie éternelle, il tiendrait la place d'une Eglise et l'on aurait peu de chance de le transformer. Lorsqu'on attend tout de l'école, elle se sacralise et se paralyse à la fois. Revenons à la raison. L'école n'a plus la toute-puissance qu'on pouvait lui accorder du temps de Jules Ferry, qui n'attendait d'ailleurs pas de l'école qu'elle promeuve l'égalité des chances.

Or rien ne dit que la totalité de la formation doit se faire à l'école. Il serait bon que la formation tout au long de la vie devienne une réalité. Cela détendrait le lien entre emplois et diplômes et pourrait redonner à l'école son rôle premier, celui d'éduquer.

Derrière ce livre, on pressent que vous réfutez un peu le concept d'une société de la connaissance ? Ou tout au moins vous posez des limites à l'idée que seule la connaissance apportera un salut à nos sociétés postindustrielles ?

Bien sûr, nous sommes pour la connaissance, mais ce que nous craignons, c'est un enfermement dans une logique élitiste. La sortie, chaque année, de près de 150 000 jeunes dépourvus de qualifications, nous scandalise moins que l'idée qu'il faudrait toucher notre système de concours d'entrée dans les grandes écoles et qui pourrait, oh scandale !, faire "baisser le niveau" de quelques centaines de polytechniciens. Or si notre avenir dépend des élites, il dépend plus encore du niveau de la très grande majorité des élèves qui seront, ouvriers, employés, chargés des services à la personne... et qui seront aussi les acteurs d'une vie démocratique. On peut craindre que les politiques actuelles ne renversent pas ce tropisme élitiste, y compris en proposant aux plus méritants des élèves défavorisés de rejoindre demain l'élite. Le problème majeur, c'est les autres.