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Révolution

Jean Tulard est historien, spécialiste de la Révolution française et des révolutions en général. Selon lui, l'avenir du soulèvement tunisien dépendra du rôle joué par l'armée.

 

En un mois de soulèvement, le peuple tunisien a obtenu la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali. S'agit-il d'une révolution ?

Nous sommes en ce moment même dans une phase charnière du soulèvement tunisien. De simple révolte, ce mouvement est en train de devenir une révolution.

Une révolte est un acte spontané, qui naît d'une indignation, d'un ras-le-bol, d'un accès de désespoir. Elle est généralement anarchique, sans chef, sans mot d'ordre, et limitée localement. Autant de caractéristiques qui correspondent parfaitement au cas tunisien, au moins dans ses débuts.

La révolution, elle, prône un changement radical d'hommes, d'institutions, de façon de penser. Pour prendre l'exemple de la Révolution française, le soulèvement était prévisible et ses objectifs connus : égalité, à travers l'abolition des privilèges, suppression des droits féodaux qui pesaient sur les paysans, fin de la monarchie absolue. Le modèle tunisien ne correspond pas à ce schéma, puisqu'il a débuté et perduré sans leader ni assise idéologique.

Mais il suit une trajectoire parallèle à celle de la Révolution française qui rend les deux événements assez comparables. La Révolution est elle aussi passée par une phase d'émeutes avant de pénétrer les esprits d'une part plus importante de la population, comme le 14 juillet 1789 ou le 10 août 1792. Des émeutes de la faim et du chômage, comme en Tunisie.

Une révolte peut donc engendrer une révolution. Pour cela, il faut que les exaspérations de départ trouvent un écho avec des aspirations plus profondes concernant l'ensemble du pays, et non plus un territoire limité. C'est ce qui s'est passé à l'été 1789, quand les paysans français, sans bien comprendre ce qui se passait à Paris, se sont armés et ont pris d'assaut les châteaux des nobles. C'est aussi ce qui s'est passé en Tunisie, ou la révolte a commencé à Sidi Bouzid, loin de la capitale, avant d'essaimer dans tout le pays.

C'est d'ailleurs bien cette distinction entre révolte et révolution qui explique les atermoiements des dirigeants français. Jusqu'à la mi-janvier, on pensait encore avoir affaire à de simples émeutes de la faim, à une révolte limitée. Or, il est facile de mettre fin à une révolte : soit le pouvoir réprime, soit il répond favorablement aux revendications. Arrêter une révolution, c'est une tout autre affaire...

Si l'on suit ce parallèle entre le renversement du régime Ben Ali et la Révolution française, cette dernière peut sans doute livrer des enseignements pour l'avenir de la Tunisie...

Pour filer la comparaison, la Tunisie est sans doute en train de vivre l'année 1789 de sa révolution – qui correspond, pour la France, à la mise en place d'une Assemblée nationale constituante encore dominée par les nobles. L'heure est, en 1789 comme aujourd'hui en Tunisie, à l'enthousiasme, aux espoirs de réforme les plus fous.

Mais les révolutionnaires français ont vite déchanté : dès le début, la Révolution a dû faire face à une situation économique désastreuse et affronter les réactions des autres pays, tout comme les voisins de la Tunisie vont peut-être tenter d'étouffer un mouvement qui les menace. Sans oublier les luttes de clan, qui font que la révolution rebondit en soubresauts parfois sanglants : Montagnards contre Girondins autrefois, islamistes contre progressistes aujourd'hui.

En France, ces soubresauts n'ont pris fin qu'avec le coup d'Etat napoléonien du 18-Brumaire et la mise en place d'un régime dictatorial. Mais loin de moi l'idée de prédire un tel avenir à la Tunisie : je suis historien, pas politologue, et il serait abusif de vouloir calquer des situations très différentes.

La seule constante dans l'histoire des révolutions est le rôle primordial joué par l'armée. Après l'épisode Cromwell, en Angleterre, c'est le général Monk qui rétablit Charles II. Et j'ai déjà parlé de la Révolution française, qui s'achève réellement avec le coup d'Etat de Bonaparte. Il faut surveiller très attentivement ce que va faire l'armée tunisienne.

Vous dites que le soulèvement tunisien a démarré sans assise idéologique ni leader. Comment, dans ce contexte, expliquer son succès ?

On a déjà vu de tels cas de figure dans l'histoire. La révolution anglaise au XVIIe siècle ou la chute des démocraties populaires d'Europe de l'Est, à partir de 1989, se sont bâties sur des exaspérations plus que sur des programmes clairs et définis.

Dans ces cas comme dans le cas tunisien, la révolte a pu se transformer en révolution parce que l'on avait affaire à des régimes déconsidérés, délégitimés. Quand le régime est fort, la révolte ne peut pas se transformer en révolution, elle est écrasée.

C'est bien là l'erreur d'appréciation qu'ont commise aussi bien Ben Ali que les gouvernements occidentaux : ils ont cru le régime plus solide et ancré qu'il ne l'était réellement.

Les cadres de l'ancien régime semblent prêts à rester en place. Une révolution peut-elle réussir sans exclure les élites du régime précédent ?

Oui, cela n'a rien d'exceptionnel. La Révolution française a beau avoir inventé la Terreur, elle a aussi eu ses "girouettes". Sous la Révolution et dans les années qui ont suivi, certains fonctionnaires ont prêté jusqu'à quinze serments. L'exemple du lieutenant-général Henry en est le symbole : chef de la police sous l'Ancien Régime, il était toujours en place au moment de la Restauration. Pendant l'épuration, en 1944, la plupart des fonctionnaires sont restés à leur poste.

Vous ne pouvez pas remplacer rapidement des hommes qui ont des compétences techniques précises. C'est particulièrement valable pour les techniciens.

Et qu'en est-il des dirigeants plus haut placés ? Une révolution peut-elle se contenter de voir partir l'ancien dirigeant en exil, comme c'est le cas pour M. Ben Ali ?

C'est vrai que le jugement puis la mise à mort du dirigeant déchu sont le symbole le plus fort des révolutions. Charles Ier est décapité, Louis XVI guillotiné, Nicolas II fusillé, Ceaucescu mitraillé...

La France a d'ailleurs sans doute refusé d'accueillir Ben Ali pour ne pas se retrouver ensuite avec une demande d'extradition embarrassante. Ceci dit, les mœurs politiques ont évolué, les changements de régime sont aujourd'hui moins sanglants que par le passé.

Le nouveau gouvernement a annoncé la tenue d'élections d'ici à six mois. A-t-on déjà vu une révolution déboucher sur une transition démocratique pacifique sans passer par des périodes de troubles et de violence ?

La révolution des œillets, au Portugal, est peut-être le seul exemple d'une passation de pouvoir en douceur. De façon générale, les troubles et la violence sont la norme, sans parler des règlements de compte.

Mais je ne suis pas pour autant inquiet pour la Tunisie. Le peuple tunisien me paraît assez peu porté sur les émeutes sanglantes et la violence.

Propos recueillis par Benoît Vitkine