Aube

Eclisse

 

Il en est des rêves comme des rives. J’aime ces points si incertains qu’ils réinventent incessamment l’entrelacs des compossibles. Elle était comme l’homme libre, chérissant la mer : non pour l’immensité remuante et menaçante ; encore moins pour l’infinité d’un horizon si ouvert qu’il le disputerait à la puissance que pour cet espace quantique où rien n’effraie plus quand même les règles les plus ordinaires s’y fussent étrillées, les causalités les plus usuelles s’y fussent chavirées.

Il est bien un endroit pourtant, je le sais, je le sens, un espace ou un point, à la fois de nulle part mais omniprésent cependant, que je ne saurais nommer sans le réduire à une forme quand il est en même temps événement, brouhaha originaire ou bruit de fond du monde, réverbérant la secousse originaire et la prolongeant jusqu’aux dédales silencieux de nos gènes ou de nos angoisses. Aux ultimes confins des temps, comment savoir, en cette croix indécidable, si le monde contrefait sa disparition ou mime sa création ? délace le nœud gordien qui raccorde la matière aux rêves, ou bien au contraire revisite le souffle qui inventa l’alliance des corps et des dieux. Ici, ou là, au-delà ou en deçà, plane cette parole qui recueille la diversité des êtres, qui accueille l’âme si impétueuse d’inaugurer xla vie. Oui ! l’esprit planait au dessus des eaux, et, sans doute, en subsiste-t-il quelque ultime rémanence : je la sens, l’entends et la vois dans cette vague s’épuisant amoureusement dans la douceur d’un sable trop pur pour ne pas être l’ultime offertoire de la vertu ou les prémisses sacrées d’une inavouable initiation. Comment savoir de la terre ou de l’océan qui des deux naît et se meurt ? qui s’épuise ou ressuscite ? qui à l’ultime seconde du jugement se donne ou se dérobe ? lequel invente l’amour ; le renoncement ou la mort ! Aucun de ces contraires ne se ressemble, mais tous s’y rassemblent. Parce ce que la parole est souffle, elle invente la vie ; parce qu’elle est recueillement, elle invente la prière. C’est en ce lieu si mal dessiné qu’il nous ressemble tous, en cette éclisse où les eaux se donnent à la terre, en ce ressac de soupirs où Gaia épousa l’océan, que furent offertes la grâce de la maternité et la puissance du rêve des hommes.
Oui, c’est en cet emplacement même, où bruissent les corps et s’agitent les œuvres, que tu te tins, interdite d’impatience, ivre d’insolence, comme pour mieux braver les ressacs trop lointains de l’horizon, les fracas trop gourds des falaises paressant aux vents mauvais. La femme seule sait ainsi braver dieux et destin pour exiger des uns et arracher à l’autre la vertu de l’œuvre, la métamorphose de l’âme. Sans doute, l’univers connut-il un début que l’océan contrefait et que le souffle des marées vaniteuses porte comme le lointain écho des premières terres émergées ; mais assurément il ne saurait succomber tant que terre saura nourrir la tendre souffrance d’une mère pour son petit. Je ne sais rien de plus éternel que cette rencontre toujours improbable, où l’amour s’invite à la table de l’être. Jamais la vague ne se lassera de rogner la falaise laquelle répugnera toujours à succomber à l’imbécile entêtement des flots. Jamais elle ne pourra détourner son regard de cette œuvre qu’elle couve en même temps qu’abandonne. Le bruit ne se fait musique qu’en délaissant l’uniformité des sons mais sait-elle cette notule si bravache que c’est au moment même où elle se rebelle contre les autres notes qui l’enserrent, et la plume entêtée qui la trace sur la partition, sait-elle que c’est à cet instant qu’elle réinvente l’harmonie en les accueillant dans sa révolte. Sait-elle, cette mère si soucieuse de l’enfant arraché, qu’elle le trouve au lieu même où elle craint de l’avoir perdu ; qu’elle le perd à l’instant même où elle se vante de l’avoir inventé ? Car il n’est d’amour que dans l’immuable sac et ressac, dans ce cycle parfois si languide où l’orbe semble contrefaire la ligne, et le mouvement, le repos.
La mère s’impatiente souvent, et patiente pourtant. De l’avènement à l’arrachement, l’enfant surgit, rugit et s’écarte toujours trop tard. A contretemps de l’être, le petit d’homme semble ne pouvoir claudiquer qu’en piétinant ses origines. Oui, il bravera le regard de la mère, épuisera sa sollicitude, mais n’aura jamais d’yeux que pour elle. Car la musique même de ses luttes, le rythme même de ses colères épousera sans qu’il y puisse mais, les premiers battements scandés à l’ombre réverbérée du cœur maternel. Comment deviner si cette vague incertaine se retire déjà ou mordille encore la plage ? comment savoir esquisser combien le petit achève de revenir quand il contrefait cyniquement le départ ? Même éloigné, même grandi, le petit le restera jusque dans ses haussements les plus intimes, et jamais la mère ne le pourra couver d’autres tendresses que la larme originelle.
Bénis ce lieu sacré de toutes les rives, où le fleuve semble moins se perdre dans la mer que l’océan concéder sa force aux limons de l’estuaire entrouvert. Bénis cet instant diaphane où oblation et pillage s’épousent à mille frais, cette croix que l’âme offre à la vie où tout, nord et sud, va et vient se rassemble et ressemble pour recueillir les ultimes éclisses de l’amour, ou les vagissements originaires de la vie.
Demain, bientôt, ou déjà, tu seras poussée à quitter le rivage et épouser les morsures du temps. Le vent toujours souffle vers les terres, comme aimanté par elles. Alors sera le temps du soc et du berger ; de la terre égratignée et de l’arbre abattu. Quand vient le temps des terres, s’égrène le temps des hommes ; le rythme saccadé des mains calleuses, qui pourfendent ou meurtrissent ; qui arrachent à la terre la graine et à la vie la serve douceur des bêtes. Plus jamais comme en cette rive la fin ne ressemblera plus au début, ni la mort à l’amour ! plus jamais la ligne ne se refermera dans la courbure vertueuse du cercle et les bras, les bras surtout trembleront de ne pouvoir plus se refermer sur rien.
Oui, il faut bien un jour quitter la rive et gagner les terres arrières mais redouter surtout qu’elles ne nous perdent. Car la terre non plus que l’océan ne se donnent ni ne se conquièrent. Nous laissant nous agiter comme si ce maëlstrom épais de vanités et d’espérances pouvait jamais engendrer d’autres quêtes que celles inassouvies à jamais de la puissance ou de la gloire. Oui il faut embrasser les temps qui fuient et les espaces qui courent pour n’oublier jamais que la trace si besogneusement acharnée lentement s’efface car le sable, d’océan mêlé, sait, lui, qu’il n’est d’œuvre que dans le regard éperdu de celui qui se trouve ; dans la larme recueillie perlant à l’horizon. Là bas, aux lointains confins des ultimes origines, où se trame l’éclat si précieux d’une lueur arrachée aux ténèbres, s’éveille la parole et se forme la glaise ; se lève la race des créateurs qui sauront égrener sur la partition des hommes la complainte de la vie ; animer les mots de tant d’amour qu’ils bruisseront à jamais le cœur des hommes.
Il faut célébrer le rivage originaire de la mère pour ce sein si suavement offert qui sait nourrir à jamais la puissance de nos rêves parce qu’il transperce l’âme. Il n’est pas de courage sans origine ; c’est au temps des mères que l’homme doit la grâce de tracer les jalons, et borner les espaces. Il n’est de violence que par l’oubli de cette rive originaire ; il n’est d’agression que dans la trahison des mères.
Je sais aujourd’hui, je le sens comme une délicate morsure qui éclaire l’horizon étroit de mes jours, que c’est dans la mémoire des mères, dans la prière respectueuse de nos origines que gît la grâce encore possible, toujours fragile mais si intimement nécessaire d’une main qui œuvre sans détruire, qui forme sans briser ; qui crée sans meurtrir.
C’est aux mères que le monde se doit de pouvoir se perpétuer sans affres ; il se désagrégerait dans l’ombre portée de la violence originaire sans l’œuvre perpétuée. Au lointain écho de la parole originelle qui sut arracher l’être aux frondaisons moirées des atomes entremêlés, répond comme une grâce la rémanence sans cesse perpétuée d’une création que les mères prolongent. Toujours les mères répondent ainsi aux dieux des temps enfouis nous offrant le seul dialogue qui vaille, entre la puissance et la grâce.
Il est des lieux qui recueillent ainsi à part égale, dans les bras tendus de l’effort, la chance renouvelée de l’être : Dieu, sans doute, versa-t-il sa parole dans la coupe sacrée qui repose sur l’autel croisé de l’être et du devenir. Je sais les mères perpétuer la prophétie comme une promesse.
C’est la promesse de l’alliance ; entre les hommes et les dieux ; entre les êtres et les choses ; c’est la promesse d’entre nous par quoi il sera toujours plus d’avenir que de passé. L’alliance de l’aube et du crépuscule pour que l’âme toujours se fasse poème.
Cette promesse je te la dois ; cette alliance, des rives et des rêves, je bruisse de reconnaissance de te la demander.
Au mitan des âmes, la mère toujours se donne et nous exhausse.
Merci pour la rive que tu longes et que tu ne désapprends pas de franchir. .