Fondation

Titre

 

Il ne faisait pas beau ce jour là. Le vent surtout s'acharnait à tourner la tête des hommes, s'insinuant en leurs âmes comme obsession au soleil. On eût dit qu'ils criaient tant les sifflements crissaient le ciel. Les nuages, accouraient avec ce lourd empressement qu'ont les misères de s'abattre sur les hommes, escamotant les tours pourtant fièrement érigées et le soleil, lui-même, semblait avoir renoncé à sacrer l'effort humain. Au loin, les femmes s'empressaient, de leurs piaillements continus, arborant fraîches vêtures pour mieux honorer leurs hommes qu'elles épiaient dans la foule agitée des dernières ordonnances et c'était à qui ferait montre du zèle le plus chrétien. Les unes riaient, les autres pleuraient, mais toutes présentaient que ce jour, à nul autre pareil, était l'hommage le plus pieux qu'on pût rendre à Dieu.
Les bruits les plus fols excitaient la foule: le roi, dit-on, le pape même, assisteraient à la cérémonie! Plus grondaient ainsi dans la foule les ultimes rémanences de l'orgueil, et plus la foule gonflait de son importance toute neuve. Oh! il y eut bien quelques esprits chagrins , toujours les mêmes, fustigeant qu'on fît plus de libéralité pour l'autel qu'on en accordât jamais au trône, mais ceux-là s'étaient écartés, et, en dépit qu'ils en eurent, force leur fut de maugréer dans leur indigne solitude.
cA l'écart, un homme, assis, taciturne, en pleurs presque, si la règle voulait qu'un homme ne pleurât point , regardait tour à tour son œuvre puis ses mains, puis son œuvre derechef, comme abasourdi que telles splendeurs pussent avoir surgi d'aussi rustres membres.
- Qu'as-tu donc, l'ami, lui demanda son voisin? Ne devrais-tu point te réjouir. C'est aujourd'hui que les compagnons prêtent leurs derniers soins à la plus belle des entreprises humaines à laquelle on puisse convier âme chrétienne. C'est aujourd'hui que Notre Dame de Chartres est achevée, et la grand messe durant laquelle nous communierons tous avec Notre Seigneur, est celle-là même qui fera retentir pour la première fois les carillons qu'on dit célestes et qu'en grand secret on fit hier monter au clocher.
- Ne te méprends pas, compagnon, je suis heureux, plus qu'oncques ici, sans doute. Si je te parais maussade, pardonne-m'en, je pensais seulement à ces années si longues où la sueur et le sang des hommes, mes frères, s'écoulant sans compter, firent le prix de cette cathédrale belle comme Albe aux matins antiques. Beaucoup des miens sont morts ici, et mon frère, enseveli dans les fossés attenants témoigne de notre empressement à servir Dieu. Dans ces pierres, j'ai mis tout mon savoir, si ténu soit-il, il est tout ce que je puis offrir en renoncement à l'Éternel. Mes maîtres m'avaient tout appris de l'art des pierres, et je le leur ai rendu. Mais maintenant la cathédrale érigée, maintenant la gloire divine sanctifiée pour les siècles à venir, que reste-t-il à mes mains qu'elles n'aient déjà taillé, que demeure-t-il en mon esprit qu'il n'ait déjà fomenté, quel chemin subsiste-t-il pour mon âme recluse de fatigue qui n'ait déjà été emprunté. Tu as, devant toi, un homme aussi achevé que la cathédrale, mais si la fin de celle-ci est joyeuse, la mienne est désespérante.
- Ne songes-tu pas aux siècles à venir, à cette foultitude qui viendra ici prier, et qui, grâce à toi, et à ton art, trouvera la route moins ardue qui mène à notre Seigneur? Les millénaires encore enfouis célébreront ta gloire anonyme en celle de Dieu et ta place n'est-elle pas déjà assignée dans le Royaume des cieux.
- Les pierres sont muettes, sais-tu, mon compagnon. Elles ne trahissent jamais les secrets qu'on a pu leur offrir. Les arbres marquent, dans leurs feuillages successifs, les générations qui passent; les fêtes scandent en un cycle sans fin, l'écoulement silencieux des temps; mais les pierres ne parlent jamais que pour la mort
Regarde ce signe que j'ai gravé ici: c'est le mien. Il signe ma mort.
Chacune des pierres qu'il avait taillée, et il y en avait beaucoup, portait le sceau de son initiation: un té y ombrait discrètement la triade divine, et pour peu qu'on y prêtât soigneuse attention, on y distinguait le mystère enfin résolu de la quadrature.
Chaque maçon avait ainsi coutume de signer son labeur, nul ne l'ignorait, mais il y avait dans celui-ci, une force irradiante qui troublait l'âme.
L'homme, reprit-il, n'est pas digne de la perfection. Il y prétend parfois sans y tendre vraiment. Mais quand le soleil désespère d'avoir de nouvelles forêts à illuminer et s'abandonne à la nuit; quand le ruisseau, désormais assagi, n'a plus qu'à se perdre dans le fleuve; quand l'enfant en l'homme cesse de jouer et de rire, alors vient le temps des vieillards, des souvenirs et des pleurs.
Ce matin, l'humanité s'éveille à l'ombre majestueuse de Notre Dame. Tous ici sont fiers de ce qui fut accompli parce que tous ou presque y contribuèrent. Dès vêpres finissantes, ils se sépareront, désunis par l'œuvre exhaussée. Les uns en feront commerce, les autres y exhiberont les signes ostentatoires de leur piété, d'autres encore l'oublieront, d'autres enfin n'y trouveront plus qu'un asile quand elle est une gloire.
Un jour peut-être, quelqu'un retrouvera les savoirs enfouis, les mystères décryptés. Mais les révélations sont toutes des apocalypses.