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Rives

rives

Il est des pays sans autres frontières que celles, rectilignes, que la furie des armes aura tracées le long des souffrances humaines ; je suis d’un pays où les seules ondes sont celles, déjà assagies, d’un fleuve trop paresseux pour ne pas effacer les rêves. Ici, les hommes ne longent que des sentiers et les seules berges qu’ils affronteront jamais seront celles de leurs impuissances. Je ne sais s’il faut être libre pour chérir la mer, je sais seulement que les quêtes ne se peuvent nourrir et les conquêtes se fomenter qu’au liseré de nos limites.
Celui-ci marchait, solitaire le long d’une grève qu’il était seul à reconnaître, insinuant en chacun de ses pas l’impétueuse sérénité de la bravade. L’écrivain bramait la musique de ses phrases au dédale inquiétant des venelles normandes et l’on raconte que l’antique orateur trempait sa voix au grondement des vagues égéennes qu’il devait moins craindre que les foudres athéniennes de la foule imprévisible.
S’extirper de l’innocence, risquer son évasion hors de l’enfance, c’est se planter là et défier les confins, et ceci sans doute nous incomba-t-il à tous : je redoute l’enfant qui jamais n’osa enfreindre sa peur ni braver l’interdit, je plains celui qui n’aura jamais trouvé de falaise où désaltérer ses vœux. Les espaces proclament désormais leur ouverture, et tout semble si aisément circuler, hommes et choses qu’on pourrait presque croire le retrait des limites. Voit-on assez que les frontières se redessinent pourtant, plus âcres, plus mortifères encore d’être intérieures : la ligne ne vaut que d’être franchie parce qu’elle dessine l’autre comme une promesse, un enjeu ou un désir. De croire que les lignes pouvaient n’être que virtuelles nous avons interdit à l’enfant de les pourfendre et nous sommes condamnés à l’impuissance.
Aujourd’hui, demain, devra bien se lever quelqu’un qui nous intimera l’ordre d’ériger les forteresses que nous assiégerons, de rêver au bord de falaises que nous rêverons d’affaisser.
Tôt ou tard, mais il est tellement plus prometteur que ce soit au détour de l’enfance, chacun de nous, s’il sait le reconnaître, doit ainsi accueillir l’ambassadeur de son destin. Certains ont cette grâce, et préservent cette générosité, d’être ainsi, pour l’autre, des accoucheurs d’âmes : présents à l’instant de l’éclosion de l’être, ils nous exhaussent en dessinant pour nous des lignes de crête, des terres à découvrir, des océans à traverser.
Tel tu fus, tel tu restes : autant qu’un père, mieux qu’un tuteur. Un frère d’âme.