Anna

Ils ne s'aimaient pas, disais-je, ils apprirent lentement à se supporter, à se décevoir à s'éviter ! Mes années d'enfance étaient emplies de ces petites engueulades qui n'allaient jamais loin, dont je ne comprenais pas l'enjeu mais qui toujours s'exprimaient en alsacien ! Ils avaient fait l'effort pour nous, leurs petits-enfants de parler français; elle mieux que lui; assez cependant. Lui, malade s'était arrêté de travaillé tôt, jr le l'ai jamais connu se levant tôt ; elle, en revanche, couturière à domicile, travailla tant que ses yeux la portèrent ! Au noir sans doute, pour des grandes bourgeoises de Strasbourg qui venaient faire retoucher chez elle des robes de grand couturiers qu'elle manipulait avec cette déférence que les humbles concèdent à ce qui leur échappe.

Elle aura perdu deux enfants, comme sa propre mère, comme ses deux filles, et il lui fallut attendre ses trente ans pour que naisse ma mère. Elle avait pour les choses du corps, et pour la virilité particulièrement, une répulsion qui eût fait les délices d'un psychanalyste, mais où la maladresse rustaude de mon grand-père dut bien aussi prendre sa part ! Elle se prit d'une affection absolue pour mon frère qui le lui rendit bien, presque aussi forte que la dévotion qu'elle aura toujours nourrie pour son propre père.

Je sais l'avoir aimée mais m'étonne encore aujourd'hui de garder si peu de souvenirs d'elle, de ses gestes de tendresse, de ses propos ! Sa voix ne résonne pas dans ma mémoire ...

xElle accompagna les vacances de mon enfance mais déserta mon adolescence. Je lui devins progressivement étranger comme si ce que j'étais en train de devenir à ses yeux  (un intellectuel) était tout ce qu'elle détestait ou redoutait ! A moins simplement qu'elle ne sentit que je n'avais plus besoin d'elle ... Elle pouvait s'attendrir des tourments artistiques de mon frère, mais de mes petites quêtes philosophiques ! La raison dont j'allais faire profession, ma vocation d'enseignant me rejetait assurément de l'autre côté, celui de mon père, celui de la Robertsau, qu'elle respectait, du bout des lèvres, mais n'aimait pas.

Cette petite femme, qui ne dépassait pas 1 m 60 et se chaussait au rayon enfant, offrait pourtant une figure à la fois austère et autoritaire de la femme qui abandonnait l'homme à la seule posture de la faiblesse et de la tentation ! Elle régentait et ses remarques parfois acides glaçaient ! Me firent parfois peur !