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Remonter

Il est assurément des moments, tristes et gais en même temps : celui qui s’éloigne retourne incontinent son regard sans déjà plus nous entrapercevoir ; celui qui advient porte si loin son œil qu’il esquive ceux qui s’approchent. Ces deux-là se croiseront, parce qu’en route, il n’est ni de début ni de fin, que les sentiers se parcourent dans tous les sens. Dans les affres du périple d’autrefois, se parlaient-ils vraiment ces pèlerins ? empressés qu’ils durent être de rejoindre Compostelle pour les uns, de s’en retourner chez eux, pour les autres. Le trop jeune adulte, aux troubles pétillants ou turbulents, enfourche son avenir avec une telle impétuosité qu’il n’entend plus la parole sage de l’ancien ; quand il ne la brocarde pas ! L’aïeul, lui, patient, presque trop, désapprend de parler, renonce à conseiller, trop sûr de n’être plus entendu ; devinant bien que le temps ferait l’affaire que lui ne parvient plus à accomplir. Tous, ils se croisent… et se ratent ! comme ces aiguilles finement ciselées des horloges du grand siècle : l’une si fine, l’autre si ventrue qu’elle parait gonflée d’une importance usurpée. Elles se chevauchent, se croisent, à intervalle si régulier qu’on y soupçonnerait quelque connivence coupable ! Las ! Elles ne pointent pas la même réalité ni ne scandent les mêmes impatiences. La première, besogneuse veut pointer loin vers l’avant et chemine avec la lenteur de qui croit voir loin ; la seconde, empressée, néglige l’instant pour se jeter sur sa destinée.
Tous ainsi, se rencontrent et se ratent, comme si la fortune se jouait d’eux, ou que la liberté naquît précisément de cet escamotage-ci !
Je voudrais pourtant, aujourd’hui ne rien rater de cet instant si précieux où je me perds en même temps que je me retrouve, où du désert croît ce qui me désaltère.
Je ne parviens pas à oublier cet instant suave et angoissant pourtant où ma fille, pour la première fois, m’appela papa, où j’eus, à la fierté mêlée, le sentiment d’usurper un titre qui n’était pas le mien, mais le tien. Je sus, à cette seconde, que je devais prolonger, ou le tenter du moins, l’écho de ma propre enfance, et transmettre tout ce que j’avais reçu en partage.
J’aurais, sans doute, passé mon enfance à craindre : craindre les fracas tonitruants des feux d’artifice qui ébranlaient mes entrailles ; craindre les remontrances un peu sèches que je devais à coup sûr mériter mais me laissaient nonobstant désemparé ; craindre surtout qu’un jour tu dusses avoir honte de moi. Sans doute n’eus-je jamais eu si peur que du silence désapprobateur.
J’ai tenté, dans ce chemin si chaotique, de rester fidèle aux échos lointains, mais si vivants de cette parole liée, pour moi, au silence de la paternité. Je ne sais ce que je réussis, peu sans doute ; mais tellement, pourtant : de pouvoir encore, même aujourd’hui, même à cette croisée si douloureuse, me présenter devant toi et t’assurer que de ton fils tu peux encore n’avoir pas honte.
Sans doute me crois-tu loin de cette émotion qui t’est chère, où la foi vibrionne des ultimes rémanences d’Isaac et de Jacob ; sans doute devines-tu en moi l’intellectuel rassis de trop de ratiocinations stériles ; y redoutes-tu l’écueil d’une défaite programmée.
Comment te dire, qu’à ma manière, je prolonge l’écho ; que j’ai, en digne fils des siècles enfouis, pris à bras le corps les éclisses brisées de la table originelle et tenté de les rassembler pour qu’à nouveau résonne la promesse originaire, la parole donnée, la digne mélopée de la fidélité.
Je veux dire ici ce que je dois et la fierté de le devoir. Je veux écrire ici combien nous nous croisâmes sans nous manquer où je vois la grâce non de l’instant mais de l’être, d’un leitmotiv sans cesse amplifié. Des mille et une ramures qui dessinent le parcours, nul n’est besoin de dénombrer celles que l’on doit aux siens : ce sont comme les notes obsédantes d’une musique de fond, que l’on n’oublie jamais pour s’être gravées aux arcanes profondes de notre âme ; comme ces images presque enfuies que la moindre nostalgie réparatrice réveille brusquement et qui exigent, comme une évidence, d’être recolorées au rythme des jours, des espérances et des courages.
Je crois bien que l’on ne change jamais autant que nos forfanteries nous le font ironiquement prétendre, et beaucoup plus, pourtant, que nos errances nous le laissent accroire. Comme les croches subtilement égrenées au fil de la partition, qui ne résonnent qu’unies harmonieusement à celles qui les précèdent et succèdent, nous nichons, espèces esseulées mais solidaires, sur la portée invraisemblable des temps, disposés seulement à transmettre une parole qui n’est pas la nôtre, un engagement que nous désirons ardemment devenir nôtre.
Se tenir debout, la main gauche ouverte pour saisir des temps enfouis ce qu’il importe de ressusciter, la main droite tendue pour offrir à ceux qui nous suivent, cette flamme que nous nous efforçâmes de ne pas laisser s’éteindre. Toi, à ma gauche, mes filles à ma droite, formez tout mon être, et le sens si gourd, dont je désire réverbérer la rémanence. Ne pas être en quête du passé, comme d’un vain remord, mais au contraire comme d’un effort engagé depuis toujours à ne rien laisser se perdre dont nos poursuivants pussent avoir besoin.
Ce sens, c’est celui d’une famille, d’un peuple, d’une alliance jamais satisfaite, qu’importe, c’est tout un, car tout l’engagement de l’être ; dans l’être. Savoir que jamais l’on ne sera le dernier chaînon car devant nous pointent déjà les impétuosités qui nous dénieront pour consentir demain ; qui se dresseront bientôt pour un jour se tourner vers nous et tenter d’y recueillir ce chéneau qui nous soutint, ce refrain lancinant qui nous porta, et que nous rapportons désormais.
Je sais, je devine, je sens plus que je ne puis la comprendre ce tourment à être qui te vit embrasser la vie avec la retenue d’un sage grec à qui on ne la fait pas, ou plus ; mais la saisir à pleine main néanmoins, soutenu que tu fus, étayée que fus ta peine par cette rage de vivre, et ce plaisir inextinguible à vivre de celle qui t’accompagne et que tu nous offris comme mère.
Je suis le fils, écartelé de cette synthèse impossible, mais entêtante, obstinée et impérieuse, entre l’amour de la vie, et l’impuissance à la saisir ; entre la rage du désespoir et le courage obligé ; je suis le fils de ces routes ici entrecroisées où l’ambivalence me pousse sans cesse à ouvrir les mains et saisir les choses, les êtres et les pensées pour les mieux enrober d’être et d’amour ; et me retient en même temps dans la tristesse sourde de demeurer comme étranger à moi, aux autres, aux choses. Comme si quelque chose d’irréparable avait été commis, et le fut, mais qu’il fallût pourtant, encore et toujours, prolonger l’effort si surhumain de n’être qu’humain.
J’ai appris cela de toi, de vous deux, comme un rêve impossible, comme d’une utopie qui trouvât néanmoins sa terre, qu’il était toujours souhaitable, mais impérieux en réalité, de tenter cette aporie invraisemblable d’aimer en soi cet humain qui brame et semble ne pas vous aimer ; de croire en cette humanité qui étouffe et nous étouffe mais demeure notre unique horizon ; pourtant.
Imiter le Seigneur qui baissa les yeux devant l’ignominieuse réalité de l’humain, sans détourner le regard, c’est aujourd’hui, demain ne succomber jamais, tenter toujours l’alchimie improbable où le rêve s’allie au possible pour inventer cela seul que nous reçûmes en héritage, et devons transmettre : l’amour, le chemin et la vie.
Je te le dois, je vous le dois et en veux rendre grâce ; à toi, à vous.
Et tenter de ne pas démériter en espérant le transmettre à mon tour