Tenter
l'impossible
Difficile assurément de parler de son père sans que ce
soit trivial, confine au règlement de comptes ou à la béate hagiographie.
Un psychanalyste pourvoira aisément à l'explication mais ce n'est pas cela
que je veux ici.
Dessiner juste des contours, scander quelques rythmes
intérieurs qui m'ont fait ou défait car parler des siens, de ses parents
surtout, c'est encore parler de soi; tout juste donne-t-on l'illusion de
l'élégance modeste en contournant l'obstacle de l'égolâtrie!
Ayant moi-même vieilli, désormais grand père à mon tour,
je comprends autrement que je ne le fis jamais ce que Comte prétendait en
affirmant que l'humanité est faite de plus de morts que de vivants!
Combien profondément nos rêves et nos angoisses plongent dans les lignées
dont nous ne sommes finalement que les surgeons provisoires. Combien ces
races enfouies nous forgent sans toujours manquer de nous écraser.
Il n'est pas d'autres chemins antagonistes que,
soit de tenter du passé faire table rase, soit, au contraire, de
laisser s'en épandre les ultimes rémanences.
Les deux sont possibles, les deux sans doute
conjointement souhaitables, mais pernicieuses prises isolément. Exister a
quelque chose de la sortie, ce qu'éducation avoue également. S'extirper,
autant que faire ce peut, de l'héritage imposé: il n'est pas vrai que nous
nous résumions dans nos racines, mais il est faux de croire qu'elles ne
compteraient pour rien.
Naître juif dans un vieux pays chrétien, c'est vivre
jusqu'aux délices cette déchirure-ci: partagé entre la mémoire où
s'attacher jusqu'à l'ivresse parce qu'elle est la seule forme de survie,
et cet élan si brusque qui vous fait aimer toute rupture qui soit promesse
de l'avenir. Oui, c'est bien cela: où chercher le sel de la promesse, dans
la fidélité à l'alliance où dans la refondation de cette dernière? où
dénicher l'énergie, dans la torpide lenteur de l'héritage ou bien dans la
juvénile intempérance de la refondation?
Le généalogiste a une obsession: remonter au plus loin
l'origine, comme s'il en était une, véritable. Le narrateur quant à lui,
souffre de n'être que le maillon d'une lignée tenant d'une main les
souvenirs de l'ascendance et voyant filer de l'autre sa descendance. Tel
je me sens, tiraillé entre le passé des miens, et la souche qui tente de
se perpétuer. D'un côté, du plus haut que nous puissions,
Cerf Simon, dont
je ne sais rien mais qui ne porte pas encore mon nom; de l'autre
Enzo, mon
petit-fils, le premier d'une lignée qui ne le portera plus.
Car c'est bien ainsi que m'apparaît ma famille, sous
l'aune de la brisure, ou de la césure, c'est tout un:comme si un trouble
empêcha jamais que s'achève l'histoire, ou qu'une malédiction interdît
qu'aucun de nous pût jamais finir ce qu'il avait entrepris.
La guerre, je devrais dire les guerres,
vraisemblablement, y furent pour beaucoup mais quelque chose de plus
profond, qui confine aux sirènes de l'impuissance, semble condamner les
hommes de cette lignée à demeurer sur la grève et voir s'éloigner les
chalands qui sitôt les oublieront.
Où commencer cette histoire que je veux tracer pour les
miens? A moi, à mon père, pourquoi pas plus haut, au sien, voire à son
grand-père?
Prendre de parti de la photographie simplement. Prendre
le parti des lieux. Et d'abord Strasbourg

J'ai déjà écrit quelques lignes sur toi mais assurément elles ne suffisent pas!