Vladimir Jankélévitch,
L'Imprescriptible, Seuil, 1986.
« Il reste une seule
ressource : se souvenir, se recueillir. Là où on ne peut rien « faire », on
peut du moins ressentir, inépuisablement. C'est sans doute ce que les
brillants avocats de la prescription appelleront notre ressentiment, notre
impuissance à liquider le passé. Au fait, ce passé fut-il jamais pour eux un
présent ? Le sentiment que nous éprouvons ne s'appelle pas rancune, mais
horreur : horreur insurmontable de ce qui est arrivé, horreur des fanatiques
qui ont perpétré cette chose, des amorphes qui l'ont acceptée, et des
indifférents qui l'ont déjà oubliée. Le voilà notre « ressentiment ». Car le
« ressentiment » peut être aussi le sentiment renouvelé et intensément vécu
de la chose inexpiable ; il proteste contre une amnistie morale qui n'est
qu'une honteuse amnésie ; il entretient la flamme sacrée de l'inquiétude et
de la fidélité aux choses invisibles. L'oubli serait ici une grave insulte à
ceux qui sont morts dans les camps, et dont la cendre est mêlée pour
toujours à la terre ; ce serait un manque de sérieux et de dignité, une
honteuse frivolité. Oui, le souvenir de ce qui est arrivé est en nous
indélébile, indélébile comme le tatouage que les rescapés des camps portent
encore sur le bras. Chaque printemps les arbres fleurissent à Auschwitz,
comme partout ; car l'herbe n'est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes
maudites ; le printemps ne distingue pas entre nos jardins et ces lieux
d'inexprimable misère. Aujourd'hui, quand les sophistes nous recommandent
l'oubli, nous marquerons fortement notre muette et impuissante horreur
devant les chiens de la haine ; nous penserons fortement à l'agonie des
déportés sans sépulture et des petits enfants qui ne sont pas revenus. Car
cette agonie durera jusqu'à la fin du monde. »