Portraits de famille

Grands-parents paternels

xJe n'avais jamais vu cette photo. Elle ne ressemble en rien à celles que je connaissais, ni celles où, empâté de bourgeoise aisance il mime un plaisir de vivre que je lui devine mal. Dans cette étonnante croisée de la jeunesse finissante que le sépia souligne et de la maturité plus feinte qu'accomplie, il parait ici quiet, ce qu'il n'était pas; tendre, ce qu'il désapprit vite d'être; assuré, ce que son histoire dément. Je ne sais laquelle, de celle-ci, originaire, ou de celle-là, ultime, où prisonnier à Impéria, amaigri mais résolu, dit le mieux de la vérité de cet homme. Je ne l'ai pas connu, puisqu'il disparut à Bergen; je sais juste que mon père n'en parla jamais que comme d'une autorité distante qu'il ne parvint jamais à franchir. Je m'en sens si proche, si lointain en même temps! Je tiens de cette lignée, cette farouche impuissance à être de quelque part; cette furieuse envie d'embrasser le monde pour s'en dessaisir aussitôt. Il est une question plus qu'une réponse, j'aime cela!

Ou, comment l'on peut représenter l'imaginaire!

xCe que je sais de ce couple est qu'il fut tout le contraire de ce qu'il laisse ici accroire.

Cette main, d'appui, d'un amoureux accoté, regardant dans la même direction que l'aimée, ces regards plongeant sans doute vers le même manuscrit tenu par la belle, ce flou auréolant le couple, oui, tout ceci enrobe d'une douceur romantique l'histoire de cet hymen que toute son parcours dément.

Cet alliance fut organisée par une marieuse comme cela se faisait alors, non tant pour rester entre soi que pour préserver  la perpétuation d'une lignée. Jeu d'ombre et de lumière, ce couple qui se perdra vite, se déchirera bientôt, aura tout juste l'énergie, entre deux guerres et deux mensonges, d'accompagner l'épuisement d'un monde. N'en demeure rien, juste l'effroi d'une histoire sans amour d'où mon père s'extirpera malaisément.

xElle n'eut qu'un fils, qu'elle ne sut aimer. Elle ne fut pas mauvaise, pas même cynique; juste enfant trop vite grandie, précipitée dans un hymen qu'elle ne désira sans doute pas; dans une vie où la contrainte démentait trop son insouciance pour qu'elle ne se réfugiât point soit dans la maladie soit dans l'apprêt que d'improbables amants savoureront. Elle sut, après guerre, affronter une vie qu'elle ne connaissait pas. Elle le fit non sans courage, mais ce ne fut pas tant pour la pénétrer que pour recréer les ultimes rémanences de son propre univers où n'eurent droit de cité que grandes toilettes, concerts et réceptions... Elle se voulut ornement de l'être, elle le resta. Essence même de l'élégance, elle en avait la vacuité autant que la maladresse.