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Edgar Morin : "La politique de civilisation ne doit pas être hypnotisée par la croissance"

LEMONDE.FR | 02.01.08 | 12h32  •  Mis à jour le 11.01.08 | 20h46


L'intégralité du débat avec Edgar Morin, sociologue, auteur de "Pour une politique de civilisation" (éd. Arléa, 2002), jeudi 3 janvier, à 15 h .


iondeParis : Qu'est-ce que vous entendez par "civilisation" ?  
 

 

Edgar Morin : Il faut distinguer culture et civilisation. La culture est l'ensemble des croyances, des valeurs propres à une communauté particulière.  

La civilisation, c'est ce qui peut être transmis d'une communauté à une autre : les techniques, les savoirs, la science, etc. Par exemple la civilisation occidentale dont je parle, qui s'est du reste mondialisée, est une civilisation qui se définit par l'ensemble des développements de la science, de la technique, de l'économie.  

Et c'est cette civilisation, qui aujourd'hui apporte beaucoup plus d'effets négatifs que d'effets positifs, qui nécessite une réforme, donc une politique de civilisation.  

mathieu : L'utilisation du mot "civilisation" ne risque-t-elle pas de nous faire jouer le jeu du néo-conservatisme?  

Edgar Morin : Je ne vois pas en quoi. Si je dis qu'il faut réformer la civilisation, cela fait plutôt le jeu de ceux qui voudraient changer les choses, et pas des conservateurs.  

lb : M. Sarkozy veut-il nous préparer à un affrontement entre l'Occident et l'Islam en employant l'expression "politique de civilisation" ?   

Edgar Morin : Je ne suis pas dans l'esprit de M. Sarkozy. Je ne peux pas vous répondre. Moi, je ne l'entends pas ainsi. J'ai même développé dans des écrits l'idée d'une politique de l'humanité qui serait une politique de symbiose des civilisations, c'est-à-dire où entrerait le meilleur de chaque civilisation.  

Vurca :  Vous dites que la civilisation apporte plus d'effets négatifs que d'effets positifs. Quels sont les effets négatifs ?  

Edgar Morin : Je parle du fait que, par exemple, la science n'apporte pas seulement des bienfaits, mais a apporté des armes de destruction massive et des possibilités de manipulation biologique.
 

La technique et l'économie aujourd'hui concourent à la dégradation de la biosphère, et à tous les problèmes écologiques que nous rencontrons aujourd'hui.  

Je dis aussi que partout où les biens matériels ont été apportés à une partie de la population, ils n'ont pas apporté un véritable bien-être psychologique et moral, et qu'il y a malaise chez ceux qui connaissent le bien-être.  

L'individualisme, qui est une chose positive sur le plan de l'autonomie et de la responsabilité personnelle, s'est développé en provoquant le dépérissement des solidarités.  

Ce sont tous ces phénomènes de dégradation qui sont les aspects négatifs, liés au fait que ce qui domine, c'est la quantité, le "plus", au détriment du mieux. C'est pour cela qu'il faut une réforme de civilisation.  

Cathy : Vous dites "La politique de civilisation (...) devrait reposer sur deux axes essentiels (...) : humaniser les villes, ce qui nécessiterait d'énormes investissements, et lutter contre la désertification des campagnes." Quelle compatibilité observez-vous entre les actions menées par le gouvernement et votre conception de la politique de civilisation ?   

Edgar Morin : Je pense que jusqu'à présent, ce qu'ont fait les divers gouvernements est très insuffisant par rapport à ces deux aspects. Par exemple, la revitalisation des campagnes suscite le fait de rendre vie d'abord au village, de faire régresser l'agriculture industrialisée et l'élevage industrialisé qui polluent les aliments et les nappes phréatiques au profit d'une agriculture fermière de petites et moyennes exploitations, de développer au maximum l'agriculture biologique.  

Sur le plan des villes, on est aussi très loin de les humaniser. Il y a le problème terrifiant de la vie dans les banlieues qui tendent à devenir des ghettos. C'est à la fois le problème de ceux qui vivent dans les villes géantes, hyper-encombrées, toxiques, dans un climat si malsain que les maladies psychosomatiques se multiplient, l'usage des drogues, des somnifères, se multiplie.  

Donc je pense que jusqu'à présent, ces deux problèmes n'ont pas été abordés avec la puissance suffisante.  

Mickey : Quelle politique de civilisation avec un ministère de l'identité nationale et de l'immigration, l'officialisation des tests ADN ? N'est-ce pas là plutôt des signes de "décivilisation" ?  

Edgar Morin : Il est certain que ce que vous citez n'entre pas du tout dans ce que j'entends par politique de civilisation. Cela entre dans un cadre beaucoup plus large qui est celui de l'humanisation d'une politique à l'égard des immigrés. Cela fait partie de mes idées politiques qui sont très favorables à l'intégration des immigrés en France.  

Il faut un changement de voie, pas seulement de cap. Et c'est très difficile à faire. Mais si l'on est conscient qu'il faut faire un changement de voie, on est dans une perspective juste.  

Josepepe : Le journaliste espagnol d'El Mundo Arcadi Espada affirme que Nicolas Sarkozy perd de son verbe sans Henri Guaino, qui serait un des "grands écrivains politiques de France" et "un nègre présidentiel de légende". Qu'en pensez-vous ?   

Edgar Morin : Je ne connais pas bien les rapports entre les deux. Je n'ai jamais rencontré M. Guaino. Je sais par exemple que c'est lui qui a trouvé dans mes écrits la formule politique de "politique de civilisation". 
 

mathieu : N'est-ce pas une dangereuse tentative de plus de réintroduire la "vertu" et la "justice" au sein de nos objectifs politiques ?  

Edgar Morin : De toute façon, une politique de civilisation est une politique qui devrait restaurer les solidarités et les responsabilités, et qui par là-même aurait un aspect moral. On ne peut pas l'écarter. Ce qui est dangereux, c'est quand on pense à la vertu, et à la formule de Robespierre qui disait qu'il fallait unir la vertu à la terreur.

Lynce : Quels sont selon vous les aspects positifs de la politique de Nicolas Sarkozy ?  

Edgar Morin : Jusqu'à présent, c'est d'avoir mis des personnes issues de l'immigration dans des postes ministériels.  

Jyp : Pensez-vous qu'on puisse mener une réelle politique de civilisation quand l'objectif prioritaire pour le pays fixé par la majorité présidentielle est la croissance à tout prix ?   

Edgar Morin : Justement, je pense qu'une politique de civilisation ne doit pas être hypnotisée par la croissance.  

Il faut abandonner la recherche du toujours plus pour une recherche du toujours mieux. La croissance est un terme purement quantitatif. Il faut savoir quels sont les secteurs où il doit y avoir croissance, et ceux, au contraire, où il doit y avoir décroissance.  

mathieu : Comment pensez-vous que puisse s'opérer le rétablissement des solidarités que vous appelez de vos vœux dans votre ouvrage de 2002 ?  

Edgar Morin : Quand j'ai fait un article en avril au moment de la campagne présidentielle, j'indiquais les mesures que je prendrais dans ce sens-là. J'instituerais des maisons de solidarité dans les grandes villes de France, j'instituerais un service civique de solidarité. Je proposais donc au moins deux mesures concrètes.  

dipsrot2 : Ne pensez-vous pas que la référence à cette "politique de civilisation" va servir parallèlement, dans l'esprit de ses concepteurs, à rendre plus civil, plus acceptable ( à faire accepter par la cité ) le libéralisme ambiant ?  

Edgar Morin : Ce qui se passe dans l'esprit du président ou de ses proches, je l'ignore totalement jusqu'à présent. Ou bien, effectivement, il s'agit de paroles qui n'auront pas de suite, ou bien il s'agit d'une conversion profonde. S'il s'agit d'une conversion profonde, je pense évidemment que ce serait quelque chose d'important, et je serais prêt à le reconnaître.

Yacine :  Les termes "politique de civilisation" ont-ils un volet extérieur ? Est-ce aussi un concept géopolitique ?  

Edgar Morin : C'est un concept qui vaut à mon avis partout où il y a eu occidentalisation du monde. Par exemple dans des mégapoles comme Sao Paulo ou Shanghaï, on arrive à la même civilisation et à la même nécessité de réforme de civilisation.  

pmpl : Il y a au moins deux discours importants de M. Sarkozy qui peuvent permettre de comprendre ce qu'il entend par "civilisation" : celui de Dakar et celui récent de Saint-Jean-de-Latran. Que pensez-vous de ces deux discours ?  

Edgar Morin : Je ne suis pas du tout d'accord avec le discours de Dakar, parce qu'il a une vue tout à fait extérieure de la réalité africaine. Il n'a pas compris de l'intérieur les problèmes profonds de l'Afrique : ils sont liés à l'autonomie, à un progrès qui ne soit pas calqué sur le modèle de l'Occident, etc.  

Quant au discours de Saint-Jean-de-Latran, je n'insisterai pas. Je pense que l'Europe est métachrétienne. Elle était chrétienne au Moyen Age, et l'Europe moderne s'est fondée sur des idées laïques. Et bien entendu, le message évangélique s'est laïcisé sous la forme de l'humanisme européen.  

Et en ce qui concerne le problème de la foi, je crois qu'on peut être aussi moral quand on n'est pas croyant que quand on l'est.  

Francisco : Quel est selon vous le "meilleur" de chaque civilisation pour effectuer cette symbiose que vous évoquez ?  

Edgar Morin : Je crois qu'en ce qui concerne la civilisation européenne, ce sont les idées de démocratie, de droits de l'homme et de la femme. En ce qui concerne la Chine, c'est une civilisation fondée sur le taoïsme, sur une conception de la vie et de la nature très riche et une idée de sagesse.  

Je crois que dans les petites civilisations d'Indiens d'Amérique du Nord ou d'Amazonie, il y a des arts de vivre, des savoirs, des connaissances qu'il ne faut pas mépriser, mais pouvoir adopter.  

Je dirais que toute culture a ses vertus, ses superstitions, ses erreurs, et je pense que ce sont surtout les vertus des différentes cultures qui devraient se rencontrer.  

On voit très bien ici, chez nous, qu'il y a l'aspiration à un art de vivre qui fait que l'on cherche aussi bien dans le bouddhisme zen, dans le bouddhisme tibétain du dalaï-lama, des réponses à son aspiration à vivre autrement.  

Je pense que l'Occident en général et l'Europe ont développé surtout le côté matériel et technique de la civilisation, et ont sous-développé tout ce qui concerne l'âme, l'esprit, la relation avec soi-même et avec autrui. Et je pense que là-dessus, on peut puiser dans ce qu'apportent beaucoup d'autres civilisations.  

Gwaihir : L'image du monde actuelle ne penche-t-elle pas (hélas) plus pour la théorie du choc de civilisations de Samuel Huntington que pour une symbiose de celles-ci ?   

Edgar Morin : C'est le grand problème aujourd'hui : éviterons-nous une guerre de religions ou de civilisations ? Ce que je dis va dans le sens contraire à celui du choc des civilisations.