Civilisation n'égale pas nécessairement
progrès
Je me suis toujours efforcé d’échapper au préjugé
proclamant avec enthousiasme que notre civilisation est le bien le plus
précieux que nous puissions acquérir; et que ses progrès nous élèveront
nécessairement à un degré insoupçonné de perfection...
La question du sort de l’espèce humaine me semble
se poser ainsi: le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle
mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les
pulsions humaines d’agression et d’auto-destruction? A ce point de vue
l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les
hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature
qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement
jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne
part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse
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la civilisation n'apporte pas le bonheur mais la
sécurité
Si la civilisation impose d’aussi lourds sacrifices, non
seulement à la sexualité mais encore à l’agressivité, nous comprenons mieux
qu’il soit si difficile à l’homme d’y trouver son bonheur. En ce sens,
l’homme primitif avait en fait la part belle puisqu’il ne connaissait aucune
restriction à ses instincts. En revanche la certitude de jouir longtemps
d’un tel bonheur était minime. L’homme civilisé a fait l’échange d’une part
de bonheur possible contre une part de sécurité. Mais n’oublions pas que
dans la famille primitive, le chef seul jouissait d’une pareille liberté de
l’instinct; les autres subissaient en esclaves son oppression. Le contraste
entre une minorité profitant des avantages de la civilisation et une
majorité privée de ceux-ci était donc, à cette époque reculée du
développement humain, poussé à l’extrême. des renseignements plus exacts sur
les mœurs des sauvages actuels nous ont appris qu’il n’y avait nul lieu
d’envier la liberté de leur vie instinctive: ils étaient en effet soumis à
des restrictions d’un autre ordre, mais plus sévères encore peut-être que
n’en subit le civilisé moderne.
Si nous reprochons à juste titre à notre civilisation actuelle de réaliser
aussi insuffisamment un ordre vital propre à nous rendre heureux - ce que
pourtant nous exigeons d’elle - ainsi que de laisser subsister tant de
souffrances vraisemblablement évitables; si d’autre part nous nous
efforçons, par une critique impitoyable, de découvrir les sources de son
imperfection, nous ne faisons, certes, qu’exercer notre bon droit; et en
cela nous ne nous déclarons pas ennemis. C’est également notre droit
d’espérer d’elle, peu à peu, des changements susceptibles de satisfaire
mieux à nos besoins et de la soustraire ainsi à nos critiques. Toutefois,
nous nous familiariserons peut-être à cette idée que certaines difficultés
existantes sont intimement liées à son essence et ne sauraient céder à
aucune tentative de réforme.
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