Regarder comprendre se souvenir

Elie Wiesel,
Testament d'un poète juif assassiné

Elie WieselL’épreuve du silence, le supplice du silence, je me demande qui les a inventés. Un fou? Un poète de la folie, du châtiment?
Enfant à Barassy, adolescent à Lianov, j’aspirais au silence. J’en rêvais. Je priais Dieu de me désigner un maître muet qui me communiquerait sa vérité -et sa parole - sans paroles. Je passais des heures auprès d’un disciple de l’école hassidique de Worke dont le Rabbi avait élevé le silence au niveau d’un système: les fidèles accouraient à Worke pour associer leurs silences à celui du Maître. Plus tard, auprès de Rabbi Mendel-le-Taciturne, nous cherchions à dépasser le langage. A minuit, les yeux clos, la face tournée vers Jérusalem et son sanctuaire de feu, nous écoutions le chant de son silence; silence céleste et pourtant présent, où les voix ni les instants ne meurent.
Aucun maître ne m’avait prévenu que le silence pouvait être néfaste, maléfique, qu’il pouvait conduire l’homme à mentir, à trahir, qu’il pouvait broyer et briser l’homme au lieu de le souder. Aucun maître ne m’avait dit que le silence pouvait devenir une prison.
Vous m’en avez plus appris que mes maîtres, citoyen magistrat. Dans cet isolateur - le mot est bien choisi: on s’y trouve isolé non seulement de l’humanité mais aussi de soi-même - je suis parvenu à un degré de connaissance auquel j’avais depuis longtemps renoncé.
Au début, je m’y sentais bien: je m’y plaisais. Après les cris, les coups et l’obligation de rester debout, le silence s’ouvrait comme un refuge: il m’accueillait, me berçait, m’enveloppait.
Au second étage, je m’évanouissais pour fuir les questions, les ricanements, les insultes, les injures et ne plus sentir les crachats. Chaque phrase s’amplifiait, pesait sur mon crâne et à l’intérieur de mon cerveau: bientôt la pression devenait intolérable. Le moindre bruit - un battement de paupières - se répercutait en moi comme dans un tambour métallique. Je m’abandonnais, je sombrais dans un néant. J’avais l’impression que chaque objet, ans cet univers, bougeait, dansait dans un vacarme de foire: les lampes vociféraient, les plumes crissaient, les rideaux mugissaient, les sièges avançaient comme sur un navire en perdition.
On m’a porté, telle une épave, de couloir en couloir, on m’a traîné sur des escaliers, puis on m’a jeté dans une cellule. «Désormais, plus un mot, compris?» La dernière voix humaine, le dernier écho. Au delà, rien. Le temps lui-même s’arrêta. La terre ne tournait plus, les chiens n’aboyaient plus. Les étoiles, au loin, s’éteignirent. L’univers des hommes était figé à tout jamais. Et là-haut, sur Son trône immobile, Dieu jugeait silencieusement Sa création muette.

Revenu à moi, je crus un instant qu’une malédiction innommable avait frappé tous les humains; ils avaient perdu l’usage de la parole. Les gardiens, dans leurs pantoufles spéciales, glissaient de porte en porte. Par le judas ou dans l’embrasure de la porte, ils donnaient des ordres uniquement par des signes: se lever, se coucher, avaler. Le monde extérieur avait cessé de respirer. Mes voisins, les anciens et les nouveaux, les faibles et les hardis, je ne les entendais plus gratter sur les murs ou gémir sourdement. Rien, nulle part, n’avait de voix. Alors, l’angoisse déferla. Je compris que le silence était une torture plus raffinée, plus brutale, que les séances d’interrogatoire.
Le silence agit sur les sens et les nerfs; il les détraque; il agit sur l’imagination et l’embrase; il agit sur l’âme et l’emplit de nuit et de mort. Les philosophes ont tort: ce n’est pas le verbe qui tue, c’est le silence. Il tue l’élan et la passion, il tue le désir et la mémoire du désir: il envahit l’être, le domine et le réduit à l’état d’esclave. Esclave du silence, vous n’êtes plus un homme.
Une fois - était-ce le matin? la nuit? - n’en pouvant plus, j’ai commencé à me parler à moi-même. L’instant d’après, la porte s’ouvrit et le gardien me fit signe d’arrêter. Je chuchotai: « Je ne savais pas que c‘était interdit!» En vérité, je le savais, mais je voulais m’entendre prononcer ces mots; un besoin irrésistible s’était emparé de moi: entendre une voix humaine - la mienne ou celle du geôlier, peu m’importait … Mais il ne donna pas dans le panneau. Il me punit en m’attachant au grabat avec de la grosse corde, et son index menaçant fut clair: Ne pas recommencer, sinon … Pendant un jour et une nuit, puis un jour encore, je restai ainsi cloué, étranglé par les cris qui gonflaient ma poitrine. Pourtant, je recommençai. Non par héroïsme, mais parce que j’étais à bout, le silence m’écrasait. Je me mis à fredonner, tout bas, mais pas assez bas: la porte s’ouvrit sans bruit, comme en rêve, et le geôlier secoua la tête d’un air mécontent, et me scella les lèvres avec du sparadrap. Si ça continue, pensai-je, Paltiel Kossover va se transformer en momie. Tant mieux. Je m’imaginais mort.
Seulement, dans mon imagination, les morts ne sont pas muets; ils parlent, ils lancent des appels. Les Juifs massacrés de Barassy et de Lianov, les combattants abattus en Espagne, les hommes et les femmes des cimetières oubliés ou brûlés, ils prient, ils chantent, ils se lamentent: comment les faire taire? Comment leur expliquer que, à cause d’eux, je risquais d’autres châtiments?
Une fois, le gardien me surprit alors que je regardais fixement le mur en hochant la tête: nouvelle punition. Il me fit comprendre qu’il était défendu de parler au mur - même dans ma tête. Je dus m’imposer le silence intérieur; ma pensée et mon corps firent bloc: plus de dialogues, plus de discours, plus de souvenirs, plus de défis. Je me voyais gémir; je me regardais agoniser en hurlant ou en sanglotant; les images cessèrent de se transformer en mots.
Le Rabbi de Worke se trompe. Il dit que le cri le plus haut est celui qu’on contient. Non. C’est celui qu’on n’entend pas; c’est le cri qu’on voit.
A mesure que le temps passait - mais passait-il vraiment? en s’écoulant, le temps ne rend-il pas un bruit sonore? - la souffrance augmentait d’intensité.
Je ne savais pas que l’on pouvait mourir de silence, comme l’on meurt de douleur, de peine, de faim, de fatigue, de maladie ou d’amour. Et je compris pourquoi Dieu avait créé les cieux et la terre, pourquoi Il avait façonné l’homme à Son image en lui conférant le droit et le pouvoir de dire sa joie, d’exprimer son angoisse.
Dieu avait peur du silence, Lui aussi.