Frontières

Naturelles ou pas...

breme d'orNé dans l'Est de la France, elles bornèrent mes craintes et mes rêves.
Celle de la Brême d'Or, d'abord, en Moselle, qui, à partir de Forbach mène sur la RN 3 à Sarrebruck. Frontière aujourd'hui disparue par effet de Schengen, mais frontière si peu naturelle qu'hormis le poste douanier et le paysage urbain, rien ne la marquait véritablement.
Frontières tellement paradoxales qui subsistent d'autant plus qu'elles ne signifient plus rien : sur cette photo de 1911 on voit bien d'un côté le tram fraîchement inauguré qui s'arrêtait à la Brême d'Or, de l'autre, en contre-bas, dessinant un arc de cercle en son Brême d'or en 1911terminus, cette autre ligne qui menait à Sarrebruck. 1911 ! le territoire est allemand et pourtant la discontinuité reste marquée comme pour inconsciemment se prémunir contre les aléas de l'histoire. Je l'ai emprunté ce tram jaune qui existait encore dans les années 60 lorsque mes parents nous emmenaient, mon frère et moi, pour une après-midi dans ce jardin franco-allemand fraîchement inauguré qui se voulait célébrer la réconciliation. Le trajet était un peu chaotique: trolleybus d'abord jusqu'à la frontière, passage de celle-ci à pied avec sortie des cartes d'identité et regards impressionnants des douaniers, puis, après descente d'un petit escalier, montée dans ce tramway que je me rappelle jaune et bruyant, comme je les aime. Souvenirs vagues, mais joyeux pour ce qu'ils appelaient de festivités, mais qui montrent qu'alors les frontières étaient bien ce qui réunit - même malaisément - pas ce qui oppose. Frontière ouverte, quoique encore contrôlée, qui me fascinait, sans que je susse alors le définir, pour la différence à quoi elle nous conviait: tout subitement changeait - les panneaux indicateurs, les lignes sur la route, alors jaunes en France, blanches en Allemagne, les phares des voitures... leurs couleurs aussi tellement plus criardes là qu'ici, Tout changeait et pourtant nous n'avions franchi aucun pont !

RhinCelle du Rhin ensuite.

Naturelle, celle-ci marquée par le si majestueux Rhin que l'on dit romantique. Celle-ci je l'aurai plus franchie en train qu'en voiture, quand nous partions en vacances. Marquée alors par le contrôle des papiers en gare de Strasbourg !

Le pont de Kehl - pont de l'Europe désormais - aura été plusieurs fois détruit, bombardé au gré des deux guerres mondiales. Trace pour ceci des liaisons dangereuses qu'installe tout pont ; figure même de la cible en conséquence. Nombreuses les photos d'avant 14 qui le montre portant même tramway.
Forêt NoireLa frontière n'est jamais infranchissable qui à la fois sépare et réunit : l'autre rive, l'autre côté, reste toujours visible. Pendant géographique, site miroir, assurément, comme l'illustre cette géographie en vis-à-vis qui fait le Rhin briser en deux le même massif, comme si la Forêt Noire n'était que le négatif photographique de nos Vosges à nous. Et que le bleu répondît au noir comme une bravade ou une promesse.

Michel Serres y soupçonne une figure de l'universel pour ce que le pont ni d'un côté nu de l'autre serait ce qui réunit, rassemble. Comme la figure même du logos. Être sur le pont c'est échapper à l'espace euclidien pour conquérir celui abstrait du concept ! Le pont est pensée ! Je ne saurais trop oublier ce que mon grand-père me disait qui se souvenait qu'à l'époque de la drôle de guerre on pouvait voir les allemands s'entraîner et se préparer quand de ce côté-ci l'on se contenta d'attendre. Oui la frontière pour naturelle qu'elle soit, se contente de rendre visible l'ailleurs, l'autre; de marquer l'écart ne serait-ce que pour rendre désirable l'effort de le réduire, ou nécessaire celui de l'accroître; Le pont alors c'est celui qui nous renvoie cette autre image de nous-même et alors il se fait introspection.
Cette photo de la cathédrale vue de la rive allemande me fait songer à la fois au regard de l'autre, ce rêve allemand de reconquérir un espace, une université, une terre qui lui semblait d'autant plus sienne que si proche, et à ce nécessaire recul que l'on doit prendre la conscience pour s'essayer à l'objectivité. Et combien, subitement, le même semble si différent, si autre. Je n'y vois ni aliénation ni altération : seulement qu'entre nous et le réel, qu'entre nous et nous-mêmes, se nichent tant de représentations, tant d'images et de concepts, que sans doute nous ne le pouvons atteindre jamais, que la réalité est ce qui s'échappe, fuit et s'effiloche que maladroitement la pensée tente seulement de nouer; d'empêcher de se dénouer.

Me fait songer à cette expérience si troublante du quart de centimètre : essayons-nous ne serait-ce qu'une seconde, de regarder l'autre, si connu, tant aimé, tellement proche, en se décalant d'un tout petit quart de centimètre; comme si nous ne l'avions jamais vu ou connu ! Comme soudain il nous semble étrange ! Étranger ! Comme soudain nous inquiète de n'avoir qu'à si légèrement déplacer notre oeil pour subitement voir ce que nous ne voulions pas voir; entendre tout ce que notre intimité néanmoins n'aura cessé de nous discrètement vociférer ! Comme soudain nous nous surprenons de n'avoir qu'un insensible petit glissement à perpétrer pour repartir au combat, tenter de séduire ou simplement s'éloigner comme si la vigueur de nos amours, la force de nos attaches ne tenaient qu'à ces intimes distances que nous craignons de franchir. Et que, subtilement nos frontières se révèlent pour ce qu'elles ne cessèrent jamais d'être : intérieures ! Et quelle énergie il faut alors pour s'en retourner sur l'autre rive, et recouvrer ce regard habituel ! Nous ne tenons pas au temps présent, disait Pascal, fustigeant nos distractions : nous ne tenons à l'espace proche que par ce lien trop ténu que par vertigineuse lâcheté nous désapprenons de dénouer.
Ces liens sont des ponts et comme tous les ponts, un jour, ils cèdent - à moins qu'on ne les détruise ! Nous tenons si peu au monde !
C'est effectivement une grâce que de franchir cette rive, et de porter le regard d'ailleurs. J'aime les tables épaisses d'étranger, écrivit Montaigne. C'est pour cela que la pensée participe de si près du voyage, de l'errance. C'est pour cela que je perçois comme une grâce d'être né, là, aux limites : pour n'avoir jamais le pouvoir de dire je suis d'ici ! je suis cela !

Oui! toute pensée est un pont - une traduction. Et pour ce qu'elle participe elle-aussi au militaire (l'épistémè)... une très probable trahison.

Elle est bien ici la plus redoutable de nos frontières : intérieure. Le front dit étymologiquement le visage, le siège de nos sentiments et de notre âme : aux limites, militaires il se doit, la frontière ne traduit pas autre chose qui nous ressemble à défaut de toujours nous rassembler.
Tite-Live avait vu juste en faisant tracer et outrepasser la frontière par des jumeaux : envers et avers d'une même pièce, c'est dans ce passage que se joue notre histoire.
Je ne sais si toutes les frontières nous sont ainsi proches; elle n'en demeurent pas moins toujours des approches.
Je comprends mieux pourquoi l'on dit qu'il faut aimer son prochain : non pas l'autre mais celui qui s'approche. Parce qu'il n'est pas d'autre truchement, pour effacer les frontières, que de tracer des sentiers et d'outrepasser ; toujours!