De l'illusion managériale

Séquences

Le terme fait florès, ces derniers temps. Lu çà et là : après la séquence sécuritaire de cet été, la séquence sociale, la séquence politique - à propos du remaniement.

Le terme fort usité dans les agences de communication fait également partie de l'appareil pédagogique des enseignants : on découpe son cours en séquences pour en mieux fixer l'ordonnancement, la progression, les objectifs. Utilisé au cinéma, évidemment, en linguistique... Pas encore en politique. Voici qui est désormais fait.

Ce pourrait n'être qu'un tic de langage, une affèterie de style. De ces mots que la mode ou la proximité courtisane du pouvoir rend contagieux.

Pourtant ! La séquence est une suite ordonnée ; en parler c'est lire le réel à partir de cet ordonnancement supposé. Or, pour le politique, ceci suppose une double méprise : que le réel se réduise à cet ordonnancement quand on le sait plein de bruit et de fureur; que le politique soit l'organisation méthodique de son action quand il ne peut évidemment pas prévoir la suite des événements toujours intempestive.

Il y a là dessous une formidable méconnaissance du politique ou une frénétique volonté de puissance ! Une étonnante naïveté, une prodigieuse inculture. Comment ne pas savoir que la politique ne saurait jamais être que gestion d'un imprévisible dont au mieux on feindra d'être l'organisateur ? comment ne pas savoir que le réel fuit de toute part et combien c'est la grandeur, l'adresse - ou le cynisme d'ailleurs - de l'homme politique que de savoir saisir les occasions offertes pour tenter d'y apposer sa marque ; que de comprendre le mouvement interne de l'apparent chaos tout en maintenant haut la barre des principes qu'on s'est donnés.

Croire qu'il en puisse aller autrement c'est à la fois imaginer que l'histoire ne se fasse et ne s'écrive que d'en haut, que l'on maîtrise aléas et destin, et compter pour peu la liberté, les passions, les objectifs de ce qu'on n'ose même plus appeler le souverain populaire ! les hommes ? les gens ?

L'illusion managériale qui se cache là dessous est celle du sot ou du dictateur : la réalité humaine n'est pas, ne peut pas ne doit surtout pas être une pâte que l'on puisse modeler à l'envi.

L'histoire non plus.

Du collaborateur des débuts de mandats, à ce projet avorté de faire évaluer ses ministres par un cabinet d'audit externe on connaissait ce rêve à peine enfoui de faire entrer la logique managériale dans l'appareil d'état. Pas une loi qui ne traduise le rêve d'une performance accrue, d'une organisation supposée moderne : de la LRU à la Révision Générale des Politiques Publiques, en passant par la LOLF ... Vieux phantasme du secteur privé, vieille condescendance aussi, à l'égard du service public ne rêvant qu d'une chose : imprimer sa marque, sa logique à l'ensemble de la société civile ; vieille tentation de la totalité aussi.

Tout l'échec du pouvoir tient ici : à trop avoir voulu ne lire le réel, et ne l'organiser, que sous l'aune de la performance managériale, il en aura fini par tuer le politique. C'était oublier que ce même pouvoir s'était posé comme le retour du politique, de la volonté politique. Il aura scié la branche sur quoi il s'était assis.

Et le politique s'est vengé : un remaniement conçu comme une restructuration d'un simple organigramme se transforme en cauchemar politicien, maussade, médiocre; contre-productif !

Nous voici devant le roi Midas : celui-ci ne transforme rien en or mais désenchante tout ce qu'il touche en petites recettes managériales sans âme, sans projet. Mais identiquement, telle sa figure éponyme, le voici condamné à l'impuissance d'avoir cru que l'action fût affaire de seule habileté tactique et de succession apparemment cohérente de discours.

Ce pouvoir désormais réduit à colorer le monde de discours semble désormais impuissant à produire autre chose que des plans de com aux séquences acérées. Condamné à bavarder.

On aimerait reprendre à son propos ce mot que l'anecdote prête à R Aron à propos de Giscard : quel dommage qu'il ne sache pas que l'histoire est tragique !