Du pharisaisme

La notion de péché s’exprime dans le pharisaïsme

On ne peut entamer une réflexion morale sans évoquer le concept même de péché. La faute, dans la tradition judéo-chrétienne est une affaire individuelle, mais elle est aussi une affaire collective quand elle engage le péché originel. Un péché, d’autant plus universel qu’il est pensé comme une faute héréditaire. Pour comprendre les mécanismes et les formes de la faute, il importe de la saisir en son lieu de prédilection, en sa phase d’exacerbation.

Il n’y a pas une infinité d’exemples disponibles : il n’y en a que deux. L’un est originel, c’est le péché de la Genèse. Il est en même temps séminal et individuel. Le second, qui est d’ailleurs l’aboutissement du premier est celui qui aboutit à la mort du Christ. Mais parce qu’un phénomène est d’autant plus clair qu’il est grossi, nous nous pencherons d’abord sur la faute aboutie, dans ce que son excès a d’implacable.

Car le pharisaïsme est bien la faute d’entre toutes les fautes. Dans le cadre d’une religion révélée, où Dieu prend l’initiative de la relation et de l’Alliance ; dans le cadre d’une tradition où la parole est la forme même que prend la création, interrompre le dialogue, couper net la divulgation d’un message relève sans conteste de la faute ; du crime, même, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de la mise à mort du messager.

On pourrait imaginer que la mort du Christ fut une erreur historique, circonscrite à une tradition (ici judaïque) qui n’aurait pas su reconnaître l’éminente identité du sauveur. C’est du reste l’interprétation que l’église catholique fit longtemps prévaloir, prenant en même temps le risque de susciter et d’entretenir les ferments de l’antisémitisme.

 Le pharisaïsme est universel

 Il nous semble au contraire que, beaucoup plus ample en ses conséquences et plus âcre en ses causes, le pharisaïsme est un phénomène universel qui trame toute l’histoire spirituelle de l’humanité. Par quel miracle, d’ailleurs, ne menacerait-il pas à nouveau notre avenir ?

  Le pharisaïsme est parasitaire

Mais le pharisaïsme ne concerne pas seulement notre spiritualité. Il engage également le politique, où il prend le nom de raison d’état. Mais il concerne encore la communication, car il annule la parole. Quelqu’un parle, mais soudainement son discours est brouillé, couvert parce qu’un tiers parle plus fort que lui. Du coup, l’on n’entend plus que lui.

Ce tiers s’installe au lieu le plus fragile du réseau de communication : sur le canal même de la transmission. Il phagocyte la parole, et lui substitue la sienne propre. Il fait mine de servir, mais il asservit.

Celui qui usurpe ainsi sa place a un nom : le parasite.

Notre société se veut de communication. Au point que le concept finit par se substituer à celui de culture. Est-ce un hasard ? Les réseaux foisonnent où l’on parle, critique et commente. De plus en plus penser se réduit à se demander ce que parler veut dire et comment faire passer un message. La forme se substitue au fond, même si l’on n’a pas tort de déclarer que les deux sont indissociables. Mais quoi ? la forme ne devient-elle pas prépondérante justement au moment où le fond s’appauvrit. De moins en moins l’on interroge la validité de ce que l’on énonce. L’heure n’est plus aux sages, mais aux techniciens de la parole. L’essentiel est que cela communique. De moyen, la communication est devenue fin en soi. C’est en ceci que réside la perversion. Car il y a bien parasitage : nous n’avons plus rien à dire mais au moins savons-nous le dire !

Ce que cette modernité révèle tient en même temps à la fragilité de la communication. Si la parole en soi est forte, elle encourt néanmoins tous les dangers sitôt qu’elle est transmise. N’importe qui, même faible, même sot, peut toujours se glisser à l’intersection du locuteur et de l’auditeur. Il suffit juste qu’il soit habile. Mais ce faisant, il est violent puisqu’il usurpe une place.

On reconnaîtra toujours la violence du parasite à sa place d’intermédiaire. Ainsi donc, si tous les intermédiaires ne sont pas nécessairement parasites, en revanche tous les parasites sont des intermédiaires.

Forme et lieu de la faute tiennent donc du parasitage.

C’est en cela que les Evangiles peuvent encore nous en apprendre. Bien entendu, pour le chercheur sincère, ils représentent d’abord une révélation, un message. Mais n’oublions pas qu’ils disent encore ce qu’une culture pensait, la représentation qu’elle désirait transmettre d’elle-même.  En narrant par le menu le processus qui conduisit à la mort du Christ, les Evangiles illustrent volontairement lieu, mécanisme et structure de la faute.

  La longue suite des crimes coïncide avec  le processus du bouc émissaire

Par ailleurs, l’assassinat du Christ n’est donc (et de loin) pas le premier mais seulement le dernier d’une longue liste qui débuta avec Abel. Toute l’histoire de l’humanité n’aurait ainsi été que celle des meurtres parce que les hommes ne voulurent pas entendre la parole qui leur fut adressée?  La violence semble bien en tout cas la conséquence la plus visible  de l’œuvre parasitaire. Si la personnalité du Christ rend plus odieux et plus grave en ses conséquences le crime qui fut perpétré contre lui, il s’agit néanmoins du même processus entamé et poursuivi, pour les mêmes raisons.

N’est-ce pas ce que l’on nomme persécution. L’étymologie l’indique assez bien : poursuite inlassable jusqu’à ce que la victime soit atteinte ou éliminée. La persécution ne connaît d’autre terme que l’élimination radicale de la victime et participe ainsi du génocide et de l’holocauste.

Non décidément ! ce crime ne fut pas isolé, bien au contraire. René GIRARD a correctement montré [1] combien tous les mythes de fondation s’arc-boutent sur des meurtres à partir desquels nos cités et nos cultures s’édifient. D’Abel au Christ, de Socrate à Rémus, tout se passe, paradoxalement, comme si l’acte civilisateur avait toujours été un acte criminel. Il est d’autant plus urgent de l’élucider.

 

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La mort du Christ n’a pas été un accident et c’est bien pour cela qu’elle put être annoncée à l’avance sans remettre en question le libre-arbitre humain. Rousseau énonçait que l’humanité commençait au dialogue. Et l’on doit à la tradition humaniste la croyance (l’illusion ?) que le dialogue était le meilleur antidote contre la violence. Les armes effectivement ne se mettent à tonner que lorsque les lèvres se lient. Mais c’est affirmer en même temps que l’humanité ‘achève sitôt que cesse le dialogue : effectivement, la violence est souveraine sitôt que la communication ne s’opère plus.  Pour brouiller la parole, pour empêcher qu’elle soit transmise telle qu’elle fut prononcée, le parasite doit impérativement occuper le canal de transmission et usurper donc une fonction médiatrice qui ne lui était pas dévolue. Il dut donc chasser celui qui l’occupait. Or cette éviction du détenteur naturel de la parole ne peut se faire en douceur : les scribes, les prophètes et les sages en peuvent témoigner.

Derechef, il en va ici comme en politique : prendre la parole, avant même que de s’adresser à un auditoire, c’est d’abord la prendre à quelqu’un qui la possédait auparavant. ; ainsi en est-il en politique, où prendre le pouvoir revient à en déposséder le détenteur précédent. Sans doute est-ce à l’honneur de nos démocraties d’avoir su transformer cette violence en un dialogue : a priori les campagnes électorales ne tuent plus ; il s’agit néanmoins du même processus, sublimé certes, déplacé du matériel vers le logiciel, oui ; mais ceci reste pourtant une violence. Pouvoir et parole fréquentent les mêmes antichambres. Il est vrai que celui qui détient la parole, monopolise en même temps le pouvoir. C’est bien pourquoi, la politique reste si souvent l’affaire des bavards et des braillards.

Le texte biblique, sous sa forme allégorique, désigne correctement ce lien entre pouvoir et langage : Jean, en grec, énonce ainsi :

 

Au commencement était le Verbe.

et la Genèse  édicte :

Que la Lumière soit !

Et la lumière fut.

On voit bien qu’il suffit à Dieu de parler pour que la chose immédiatement soit. Le pouvoir absolu, l’omnipotence s’exprime toujours, dans le mythe, par l’équivalence absolue entre langage et pouvoir. Plus il y a écart entre parole et l’acte, moins il y a de pouvoir. Jamais nos paroles ne sont en elles-mêmes productrices d’une quelconque réalité ; elles décrivent plus ou moins correctement une réalité, elles la symbolisent mais ne la crée pas. Dans nos contes, en revanche, les pouvoirs des sorciers passent toujours par des formules magiques, des incantations. La parole n’est donc pas qu’un reflet, qu’une expression de ce qui est. A certaines conditions, elle est acte.

Ce que le parasite a très bien perçu puisqu’il s’obstine irrémédiablement à s’incruster au lieu où se transmet la parole, à défaut de pouvoir être celui qui l’énonce. Ce lien, enfin, entre pouvoir et parle, se retrouve, infiniment diminué évidemment, au centre du politique. Outre que l’action politique se limite, sans que ceci soit d’ailleurs péjoratif, à la parole, au discours, on remarquera combien celui qui a le pouvoir l’obtint et l’exerce par la parole ; combien, en même temps, puisqu’il a le pouvoir, sa parole devient légitime, pertinente et productrice.

 

  Le parasite a une stratégie victimaire.

 

La Passion est la mise à mort d’un innocent. Un crime, donc. Que la tradition catholique ait persisté à consacrer cette mort en l’érigeant en mode suprême de la Rédemption, ne change rien à la réalité de la violence exercée sur celui qui précisément était venu pour l’abolir.

Ce meurtre n’était, au reste, pas une surprise. Le Christ, qui, tout au long de sa mission, mit un soin attentif à bien marquer combien il réalisait les promesses et prophéties de l’Ancien Testament, avait lui-même annoncé sa mort:

 

“C’est pourquoi, voici que j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes : vous en tuerez et mettrez en croix ; vous en flagellerez dans vos synagogues et pourchasserez de ville en ville pour que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre depuis le sang de l’innocent Abel jusqu’au sang de Zacharie que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel. “ [2]

 

Ceux que l’on a assassinés ne sont pas n’importe qui, mais des sages, des scribes et des prophètes, c'est-à-dire ceux qui eurent justement pour fonction de transmettre la parole. Ils sont innocents (le terme est répété) : ils moururent ainsi d’avoir seulement parlé.

 

 Le parasite est hypocrite

 

Matthieu retranscrit sept malédictions à l’encontre des pharisiens, qui toutes débutent par :

 

“Malheur à vous scribes et pharisiens hypocrites” [3]

au point qu’aujourd’hui le pharisien. soit devenue synonyme d’hypocrite. Contrairement à ce que notre langue affaiblie nous laisse accroire l’hypocrite ne ment pas : il joue un rôle qui n’est pas le sien. En Grèce antique, l’hypocrite est acteur, il est étymologiquement celui qui se cache, derrière un masque (de la comédie ou de la tragédie, qu’importe ici) ; il profère un discours qui n’est pas le sien ; il joue un personnage. Pour le plaisir du jeu, ou de l’art il devient autre. L’homme, l’acteur, se fait passer pour ce qu’il n’est pas. Mais au théâtre nous savons avoir affaire à une illusion : c’est même parce que nous le savons qu’il s’agit d’une représentation nous nous pouvons nous réjouir, dont nous apprécions les qualités et la virtuosité. Mais le pharisien, s’il est joueur, triche : il prêche une piété qui n’est pas la sienne, et empoche tous les bénéfices. Il n’est au service de personne, hormis ses propres intérêts. Cachée, sa parole véritable ne transpire jamais. Avec lui, nous sommes effectivement au théâtre, mais nous l’ignorons. L’acteur qui déclame sa tragédie porte un masque que nous voyons et nous nous réjouissons de sa simulation. Mais l’hypocrite jamais ne simule ; il dissimule. Avec lui point de songes, mais des mensonges. Rêve et réalité, il mélange tout ; avec lui on ne sait jamais où l’on en est. C’est tout le paradoxe du menteur.

L’hypocrite n’existe qu’autant qu’il joue, que pour autant qu’il soit en représentation :

 

Et quand vous priez ne soyez pas comme les hypocrites : ils aiment pour faire leurs prières, à se camper dans les synagogues et les carrefours, afin qu’on les voie. En vérité, je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. [4]

 

Qu’il cesse une seule seconde, et le masque tombe. Sitôt reconnu, sitôt chassé. La foule n’est pas ingrate ; elle n’aime seulement pas qu’on mêle rêve et réalité. C’est bien le drame de l’hypocrite qui toujours, par mégarde, en viendra à se tromper. Mais quand lui se trompe, dont le métier est de tromper les autres, c’est qu’il révèle sa propre vérité. Or, elle est insoutenable. Ce pourquoi sa honte succède si rapidement à sa gloire. Tous les politiques savent cela.

L’hypocrite est donc esclave : de sa propre dissimulation.

Matthieu en son texte l’énonce : l’hypocrite oppose l’extérieur à l’intérieur, l’apparence à l’être. S’ils divergent pourtant, n’est-ce point parce que l’unité de l’être fut rompue ? Ici réside sa faute : l’eau n’est plus limpide dans laquelle on pouvait se voir. Parce qu’elle est troublée, il faut désormais un révélateur, un traducteur. La parole soudainement se fait abstruse et risque de demeurer incomprises si un docte ne venait opportunément nous la traduire. La clé a été perdue. C’est bien ainsi que le pharisien nous devient indispensable, en paraissant être celui qui, seul, est capable de transmettre et traduire. Jamais il ne nous donnera la clé (elle est son seul atout). Tant qu’il nous persuadera être le seul à savoir quand nous serions des ignorants, sa place sera préservée et son pouvoir imprenable.

Les ténèbres l’emportent en ceci qu’ils obscurcissent le texte de la Parole. L’hypocrite nous persuade que sans lui nous ne pourrions jamais interpréter la Parole. Son usurpation tient à cela : il nous fait renoncer à notre pouvoir, au devoir que nous avions, de faire nôtre la Parole. Ce faisant, il nous prend en charge. Il prend notre place et nous rend idiots ou serviles. Il nous chasse ainsi et de l’être et de la connaissance.

L’hypocrite se rehausse en nous aliénant. Sa puissance se paie du tribut de notre humiliation.

 

Malheur à vous les légistes, parce que vous avez enlevé la clef de la science ! Vous-mêmes n’êtes pas entrés, et ceux qui voulaient entrer, vous les en avez empêchés. [5]

   Sa faute est double :

 

Cette faute, pour laquelle le pharisien encourt toutes les malédictions, est double :

non seulement il travaille pour lui-même et non pour Dieu qu’il était cependant supposé servir ;

mais surtout il fourvoie ceux qui l’avaient suivi sur ses chemins de traverse

Il est doublement coupable. En quittant les chemins de la sagesse, il se trompe mais en ceci, il n’engage encore que lui-même. Mais surtout il trompe les autres, les empêche de réaliser leur salut. Or, ici, la responsabilité est immense. Le pharisien est donc un mercenaire, qui s’enfuit dès que le danger approche : il exporte sa faute et abandonne ses troupes quand elles ne lui servent plus de rien. [6]

L’étymologie l’indique : le mercenaire touche un salaire. On le paie pour réaliser ce qu’il fait. Il est employé. Il ne travaille ni pour la gloire ni pour l’honneur ; mais pour l’argent. Il pourrait être ailleurs ; il est ici ; par hasard ou intérêt. Relisons n’importe quel économiste : le salarié se vend au plus offrant. Il accepte parfois vil salaire quand il ne peut faire autrement ; mais dès qu’il y parviendra, il traquera la sinécure. Son intérêt l’oppose au patron parce que son désir est identique au sien : une dépense minimale d’énergie pour un gain maximal. Moins que d’honnêteté, c’est ici une question de place. Le salarié est un lieutenant, qui sert par intérêt et non par conviction. L’homme n’est pas nécessairement fourbe ou pervers. Mais la place qu’il y occupe, oui !

Nous voulons montrer par là que le pharisaïsme dépasse largement le cadre d’une sensibilité religieuse qualifiée de déicide. Nous voulons surtout désigner ainsi que la question du mal, avant d’être une affaire de liberté, est une question de place.

Il y a en réalité pharisaïsme dès que nous occupons une place qui n’est pas la nôtre ; que nous œuvrons pour une cause que nous ne partageons pas ; que nous jouons un jeu pour lequel nous sommes payés ; bref, dès que nous nous servons nous-mêmes. Ceci nous arrive tous les jours : il suffit d’observer le jeu social. Celui-ci est le signe le plus criard d’un simulacre dans lequel nous nous complaisons, duquel nous ne désirons même plus nous extirper, feignant de considérer vitales ses fins quand elles ne sont même pas toujours instrumentales. Par ce jeu, nous payons une faute ancestrale, que nous nous condamnons à reproduire inlassablement, à défaut de la comprendre. Par ce jeu encore, nous nous rivons à la matière sans plus d’échappatoire possible que la mort.

Toute communication suppose un canal commun aux deux locuteurs, par où transitera le sens. Si la communication échoue, c’est que le canal est rompu ou partiellement obstrué. Assis fièrement sur ce canal, quelque chose, quelqu’un, travestit, mélange, déforme et empêche que le message passe : le parasite.  Il est là, où il ne devrait pas être; il a surtout intérêt à ne pas être repéré : le pharisien.

Si Dieu s’adresse aux hommes, c’est bien pour être entendu. A priori, nul n’est besoin d’interprète : chacun de nous avait la clé qui permettait de comprendre. L’aurions-nous perdue ou donnée? c’est en tout cas le pharisien qui fait mine de la détenir, qui s’en assure l’exclusivité. Le pont est détruit, en tout cas. La faute réside en ceci : quelqu’un, quelque part, empêcha que la parole se fît entendre ; non pas l’autre, ce serait trop facile, mais en nous, le parasite.

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 Le  pharisien est un mécréant.

“Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font.” [7]

Cette phrase est, on le sait, l’une des sept que le Christ aurait prononcée, selon la tradition, sur la croix. Elle peut être comprise doublement.

il s’agit d’une prière d’intercession, la plus belle, la plus ample qui se puisse jamais concevoir. Le Christ y demande effectivement que soit pardonné le crime, celui-là même qui résonnait comme une déclaration de guerre contre Dieu. Car il s’agit effectivement d’un crime : pourquoi donc, sinon, fallait-il que Dieu le pardonnât ? Les arguments que la simple logique peut fournir permettent d’observer la manifestation la plus claire de l’erreur d’interprétation que les églises provoquèrent et entretinrent au sujet de la Passion : si sa mort avait effectivement été le moyen, pour Jésus, de réaliser la Rédemption de l’humanité, elle eût été ipso facto un des termes de la volonté divine. Il peut paraître étrange de vouloir pardonner cela même que Dieu eût voulu.

Elle offre une explication de la passion, par la victime elle-même : ils ne savent pas ce qu’ils font. Les hommes sont ainsi ignorants, inconscients. Autrement dit, cette mise à mort n’aurait pas eu lieu si les hommes avaient été conscients de leurs actes.

 L’intercession christique pose la question de la responsabilité humaine

Cette phrase renvoie à la conception, très classique, de la responsabilité fondée sur le libre arbitre. Ce dernier ne peut avoir de sens que s’il se fonde sur un savoir, une connaissance préalable. Répondre d’un acte, c’est pouvoir dire : ceci fut accompli par moi; c’est se poser comme la cause pleine et entière de l’acte. Or, ceci n’est possible qu’à la condition d’une conscience minimale de soi et de ce qui nous détermine. [8] A-t-on assez remarqué, que de toutes les interprétations qu’autorise le texte de la Genèse, seule prévalut dans les églises celle qui fonda la notion de péché originel, interprétation selon nous totalement inconcevable.

Il n’est pas impossible que ce soit ici la même erreur, la même ignorance répétée que celle invoquée par le Christ sur la croix ; que ce soit la même vanité qui fit tuer le Christ et mésinterpréter la Genèse. Certes, il y eut expulsion du Paradis. Celle-ci fut entendue comme la résultante de la faute, comme la sanction suprême infligée à celui qui a bravé l’interdit, mais cet arbre est celui de la connaissance du bien et du mal.

 

    Le texte de la Genèse suggère une théorie de la conscience 

“Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort.” [9]

Il y a quelque chose d’absurde dans ce texte : comment la tradition du livre, de la parole et de la mémoire aurait-elle pu penser réellement que la connaissance du bien et du mal, que la conscience morale pût effectivement être “passible de mort” ? Comment, par ailleurs, comprendre que l’effort moral qui soit le destin même du parcours humain, pût être à l’origine, la forme qu’eût revêtue la faute ?

Nous préférons voir dans ce texte, [10] une parabole de la conscience morale, et, partant, de la conscience. Parce qu’il ne peut y avoir de conscience que de quelque chose, parce que dire je n’est possible qu’à la condition qu’on puisse se distinguer de tout ce qui n’est pas soi, la conscience de soi implique un écart qui ne se comblera plus, qu’il cherchera à jamais à combler par son activité. [11] . La conscience qu’a l’homme de sa propre existence fait qu’il n’est plus seulement dans mais aussi devant le monde, qu’il se cherche une place qu’il ne trouvera qu’en agissant, et donc, en transformant le monde.

Ce moment, délicat entre tous mais que chacun vit dès lors qu’il s’efforce de penser ; ce moment épineux qui fait perdre à l’homme le sentiment immédiat de soi, ce moment-là est d’ensemencement : il marque la possibilité même de l’évolution. C’est celui-ci que symbolise la manducation de la pomme et l’expulsion du paradis. L’homme ne peut plus être simplement du monde. Sa conscience, fraîche éclose, lui impose le retrait, ce recul, sans quoi il n’est qu’aveuglement. Non, l’homme n’est pas expulsé du Paradis, il s’en écarte de lui-même par la conscience même qu’il acquiert progressivement de lui-même. L’homme, parce que conscient, dit non : à lui d’abord, se refusant aux derniers échos de l’animalité qui brame encore en lui (d’où l’éducation) ;  non aussi à la nature qui l’entoure (d’où le travail) [12] . La Genèse le dit : engendrer dans la douleur, travailler à la sueur de son front, marquant par-là que, sitôt la conscience éclose, naît le processus, l’évolution, le devenir. L’homme dès lors n’est plus, mais existe ; se cherche, se trouve ou se perd ; en tout cas advient.

L’expulsion révèle le début de ce formidable processus, de cette dynamique qui n’aurait pu avoir lieu au Paradis parce que l’écart n’y aurait pas été suffisant. Ce processus est d’éducation et donc de formation. L’humanité cherchait à accoucher d’elle-même grâce à sa liberté trouvée dans le berceau même de sa conscience.

Concevoir cet écart comme une faute, ou comme la sanction d’une faute, revient en réalité à nier la possibilité d’une évolution spirituelle. Pour autant que la Parole divine, telle qu’elle fut retranscrite par la Bible ait un sens, elle implique au contraire l’exigence d’un acte libre de l’homme. Cet acte ne pouvait pas prendre lieu et place auprès de Dieu. [13] .

Il en va de même ici.

Concevoir la mort du Christ comme le moyen d’une Rédemption, ce serait dénier à l’homme toute responsabilité ; invalider d’emblée la notion de liberté. S’il suffisait de mettre le messager à mort pour que la responsabilité de ses actes fût effacée, à quoi bon s’engager alors, ou fournir quelque effort ? Sans compter l’éloge explicite du crime !

L’homme n’a pas quitté le paradis parce qu’il avait croqué la pomme ; il s’en est éloigné par l’acte même que constituait sa prise de conscience. L’humanité ne peut être sauvée par la mort du Christ, mais manquait plutôt de s’y perdre, n’eût été la prière d’intercession. Nous y lisons plutôt combien la violence, la rage haineuse que les hommes mirent en scène dans leur histoire n’est compréhensible que par l’inconscience. Ils ne savent pas ; ils n’ont pas compris.

Ils ne savent pas ce qu’ils font 

Il faut aller jusqu’au terme de l’analyse d’une telle phrase ; elle est d’ailleurs d’autant moins évidente à comprendre que justement nous n’avons pas su ou pu. Il aurait sans doute suffi que l’humanité sût pour qu’elle ne commît pas cet assassinat ; elle n’a donc pas compris qu’il s’agissait d’un crime.

Ainsi l’humanité est-elle inconsciente tant de la nature que de la portée de son acte. Serait-ce dire qu’elle fait n’importe quoi ? Si l’homme avait su, serait-il possible que la connaissance lui eût suffi pour qu’il s’épargnât les fautes et les errances ? Encore faudrait-il entendre cette connaissance et reconnaître le maître qui vous l’enseigne.

Il est de tradition de considérer qu’un acte mauvais est un acte commis en toute connaissance de cause : le crime est toujours aggravé par l’intention malfaisante, atténué par la passion ou l’ignorance. Mais celui qui se voit opposer sa culpabilité est toujours condamné par le retrait de ses droits et donc de celui, essentiel, de la possibilité pour son arbitre de produire des effets. Or l’homme n’est plus un enfant : depuis la Genèse, où il manifesta le désir de savoir, il est responsable. L’enfant écoute le maître et lui fait confiance : tous les enseignants savent cela. Mais l’homme, non! Il est trop fier. Il veut trouver seul, dans le meilleur des cas ; il croit savoir, dans le pire. Et donc ne cherche plus. Sûr de lui, il en devient dominateur. Or, il faut se méfier des certitudes et de ceux qui savent. Sauf exception, ce sont des fanatiques, ou des dictateurs en puissance.

Il est des faits qui se comprennent naturellement : que ceci fut un crime et qu’il eût mieux valu ne pas le commettre. La liaison fut rompue.

 Donc, ceci fut un crime, mais il fut néanmoins commis.

Ils ne savent pas ? Au bénéfice du doute ?

     La révélation implique la responsabilité humaine en éliminant toute présomption d’ignorance.

La connaissance est un lien entre le sujet et l’objet du savoir. Ce lien a été rompu, s’il existât jamais. Ainsi, crus-je agir pour le bien et je me trompais.  Ceci est une évidence : l’acte, la pensée et la parole sont toujours avancés parce que nous les tenons pour justes et profitables. Nous n’agissons jamais qu’en raison de ce que nous estimons être notre intérêt. Las ! parfois je me trompe. La volonté incline toujours du même côté : vers le bien et la liberté n’a de sens que là où il y a alternative. Ainsi, le choix qui nous est proposé, n’est-il jamais de la fin, mais uniquement des moyens. Le plus grand des criminels agit toujours vers ce qui lui semble le mieux pour lui. Il se trompe, certes, car la fin ne justifie jamais les moyens ; il se trompe donc de moyens. Le médecin non plus n’a pas le choix de la fin qu’il poursuit : il est venu pour guérir. Sa liberté ne porte que sur les moyens qu’il mobilisera pour y parvenir.

Comment se fait-il alors que nous nous trompions de moyens ? Jusqu’à quel point peut-on estimer que la foule hurlant : “Barabbas !” ne criait pas simplement pour défendre ce qu’elle estimait son bon droit ? Jusqu’où peut-on la croire innocente, elle lui pouvait légitimement interpréter comme une offense irréparable l’affirmation de l’identité divine de Jésus ? Jusqu’à quel point resta-t-elle fidèle aux préceptes du Premier Commandement. ?

Ils ne savent pas ce qu’ils font ?  Mais alors ils crurent bien faire. et la Passion ne serait qu’une épouvantable méprise !

Le mécréant, c’est celui, étymologiquement, qui croit mal, qui croit penser bien quand en réalité il croit le mal. Il se trompe. Mais dans quel sens ? actif ou passif ? est-il victime de l’erreur ou bien en est-il devenu l’auteur volontaire ? la foule fut-elle manipulée par quelques observateurs habiles, ou bien s’est-elle sciemment détournée de Dieu en préférant un voleur à son fils ?

“Vraiment ce que je fais, je ne le comprends pas ; car je ne fais pas ce que je veux mais je fais ce que je hais. [14]

Et quand bien même il connaîtrait le bien, il ne parviendrait même pas à le réaliser. Quelque chose l’en empêche ! Paul affirme qu’il s’agit du corps. Toute la tradition puritaine s’engouffrera dans cette illusion qui fera peser sur le corps toute la chape de plomb du péché originel.

Nous affirmons qu’il s’agit de l’entendement.

L’homme est déchiré, d’où sa lutte intérieure : il n’habite pas plus son propre corps, maladroitement maîtrisé, qu’il n’habite son intelligence abusivement pervertie. Ainsi, corps comme entendement finissent-ils par parler à la place de l’homme.

L’homme ne sait pas ; mais pourtant tout indique qu’il pourrait savoir et que donc il le devrait. nul n’est censé ignorer la loi. Si Dieu, par le truchement de la Révélation, s’adresse à lui, c’est bien pour que celui-ci comprenne. Encore une fois, la relation est de pure communication. Si nous parlons à notre prochain, c’est bien parce que nous supposons qu’il dispose des mêmes moyens que nous : langage, intelligence etc., autrement nous nous tairions. Nous ne dialoguons pas avec les pierres ! [15]

La seule question qui vaille reste donc celle-ci : comment se fait-il que l’homme qui aurait pu savoir, qui croyait détenir la connaissance, agit finalement comme s’il était ignorant ? Comment se trompa-t-il ?

Car il y a bien deux dimensions dans l’acte de se tromper : nous en pouvons être les victimes, ou bien les acteurs. Acteurs, nous sommes responsables ; victimes, nous nous enfermons dans une illusion d’où nous risquons de ne plus pouvoir nous extirper. [16] .

Ce qu’il importe de savoir, est donc ceci que les hommes crurent réaliser en assassinant Jésus.

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Le  pharisien est le grand sacrificateur:

 

“Les grands prêtres et les Pharisiens réunirent alors un conseil: “Que faisons-nous? disaient-ils, cet homme fait beaucoup de signes. Si nous le laissons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront et supprimeront notre lieu Saint et notre nation”

Mais l’un d’entre eux, Caïphe, étant grand prêtre cette année-là, leur dit:

“Vous n’y entendez rien. Vous ne songez même pas qu’il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière.”

Or, cela il ne le dit pas de lui-même; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation - et non pas pour la nation seulement, mais encore afin de rassembler dans l’unité, les enfants de Dieu dispersés. A partir de ce jour, ils furent résolus à le tuer.” [17]

 

Ce conseil réunit ainsi prêtres et pharisiens: tout l’appareil clérical. Le problème qu’il a à résoudre est posé par l’audience de plus en plus grande de Jésus auprès du peuple.

    Deux remarques préalables:

Le point de vue de Caïphe est politique, et non religieux.

Ce texte met à jour une opposition au sein même du conseil. Les prêtres sont en face de Caïphe. Ce dernier leur reproche de ne pas comprendre. Ils ne parlent donc pas tous de la même logique. Celle de Caïphe est institutionnelle, et il ne saurait être étonnant alors, qu’on rappelât ici par deux fois qu’il occupait la charge de grand prêtre. Les problèmes de Caïphe et des prêtres ne sont effectivement pas les mêmes: ceux-ci s’offusquent de voir les fidèles se détourner d’eux pour rejoindre le Christ; mais celui-là est quant à lui soucieux de l’avenir politique d’Israël. En la matière, ce serait moins Jésus qui l’embarrasserait que les Romains.

 L’accusation de blasphème est un prétexte.

Pas une seule seconde, la question n’est réellement envisagée d’analyser le contenu du message christique. Le problème n’est donc pas celui du message mais du messager. Qu’importe au fond ce que ce dernier énonce, qu’importe la sagesse à laquelle il exhorte! Si le conseil n’analyse pas le discours du Christ, c’est qu’il ne pose pas de problème au conseil, ou que ce dernier ne jette pas un regard théologique sur l’intervention christique. Les signes que produiraient Jésus ne sont pas niés en eux-mêmes, quoique les signes soient essentiels dans la tradition judaïque puisqu’ils permettent seuls de reconnaître l’avènement du Messie tant attendu. Qu’il y eut donc signe émis par Jésus n’est donc pas perçu comme blasphématoire par le conseil.

Jésus n’est donc pas condamné pour des motifs religieux. La meilleure preuve en est que l’accusation de blasphème succédera à la condamnation à mort, et ne la précédera pas, comme la logique l’eût voulu. Un procès où l’inculpé est d’abord condamné, puis jugé ensuite a un nom: forfaiture. Si l’on prendra soin, néanmoins, d’accuser Jésus d’un point de vue religieux, n’est-ce pas précisément parce que le véritable motif de condamnation était inavouable?

Les pharisiens sont maîtres-ès-tromperie, nous l’avions dit. Ils jetteront un être innocent en pâture à l’ire populaire. Ce faisant, ils trompent la victime autant que la foule. Dans l’affaire tout le monde est berné.

Ce que ce texte énonce, c’est la traduction politique d’un problème qui, à l’origine, se posait du point de vue religieux, et n’aurait jamais du se poser ailleurs. Ce que les prêtres énoncent, c’est un problème religieux qui, à l’origine se posait au niveau spirituel. Le sacrificateur est celui qui opère ces multiples traductions qu’il nous faut à présent analyser, mais qui feront de Pilate, de la foule ensuite, des agents passifs et involontaires de la faute.

 

 Le pharisien est un traducteur au moins autant qu’un traître

  Première traduction: il interprète le message divin

       la logique des signes:

Les prêtres se demandent que faire. Ils redoutent les signes que Jésus fait. Que représentent ces signes dans la tradition judaïque, sinon le substitut du message:

 

“Alors que les juifs demandent des signes et que les grecs sont en quête de sagesse …” [18]

On peut légitimement considérer les signes comme le mode juif d’accession à la sagesse divine. Ce que les grecs recherchent dans la philosophie, les juifs tentèrent de le déceler au travers des signes:

“C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe:

Voici, la jeune femme est enceinte,

elle va enfanter un fils

et elle lui donnera le nom d’Emmanuel” [19]

C’est bien sous la forme d’un signe que la promesse messianique est annoncée. Le signe est le langage même de Dieu et il est inséparable du prophétisme biblique. Le prophète ne parle jamais de lui-même, mais demeure l’interprète, le messager de la parole divine.

 

Qui a doté l’homme d’une bouche? Qui rend muet et sourd, clairvoyant ou aveugle? N’est-ce pas moi, Yahvé?

Va maintenant, je serai avec ta bouche et je t’indiquerai ce que tu devras dire.

Moïse dit encore: “Excuse-moi, mon Seigneur, envoie, je t’en prie, qui tu voudras.” La colère de Yahvé s’enflamma contre Moïse et lui dit:

“N’y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite? Je sais qu’il parle bien lui: le voici qui vient à ta rencontre et à ta vue il se réjouira en son cœur. Tu lui parleras et tu mettras tes paroles dans sa bouche, et je vous indiquerai ce que vous devrez faire. C’est lui qui parlera pour toi au peuple; il te tiendra lieu de bouche et tu seras pour lui un dieu. Quant à ce bâton, prends-le dans ta main, c’est par lui que tu accompliras les signes.”  [20]

 une logique de la médiation:

Texte intéressant car il illustre d’une part que tout prophète reste essentiellement un intermédiaire, qui ne saurait se soustraire à la médiation que Dieu lui impose; que dans certains cas, la médiation peut à son tour être instrumentalisée. Si Moïse est la bouche de Dieu, Aaron est celle, immédiate de Moïse, médiate de Dieu.

 une logique irrésistible

Car il illustre d’autre part que ce qui provoque la colère divine tient exclusivement à ce que le messager se dérobe ou veuille parler de son propre fonds et non pas être exclusivement la bouche  de Dieu c'est-à-dire l’intermédiaire fidèle. Celui qui parle, c’est Dieu; celui qui transmet est prophète. [21] Parce qu’Aaron sera lui-même l’interprète de Moïse, il verra en ce dernier un dieu.  Ce terme, dieu., est à entendre comme celui qui parle, celui au nom de qui on parle, l’origine du message.  Dieu est bien logos dont parle Jean.

Pour autant que l’on puisse considérer par mal, ce qui provoque la colère divine, on peut déjà avancer une première acception du mal:

Le mal est traduction ou trahison. Parler de son propre fonds, se dérober à sa mission. Se servir plutôt que servir.

 une logique symbolique:

Ce texte illustre enfin qu’effectivement les signes sont toujours la marque sensible, ostensible de l’élection divine. Dieu envoie des signes ou les fait se révéler par l’intermédiaire de ses envoyés.

En tout état de cause, le fait que les prêtres eussent relevé les signes produits par Jésus, montre bien qu’ils virent en lui la réalisation d’une promesse: à aucun moment ils ne doutèrent que Jésus posât un problème religieux. Celui-ci intervient dans le cadre même du prophétisme judaïque, ce que les Évangiles rappellent bien par la référence sans cesse réitérée à des passages de l’Ancien Testament. Qu’après tout les prêtres ne vissent pas immédiatement combien le Christ était plus qu’un simple prophète, est finalement compréhensible, tant la nouvelle est extraordinaire. Mais il est sûr en tout cas qu’ils interprétèrent immédiatement son périple comme un des moments de la réalisation de la promesse.

Première trahison du prêtre:  la grande peur du prêtre... perdre sa place

Or, que disent ces prêtres? Leur crainte! Non pas que Jésus fût un usurpateur, mais au contraire que le peuple s’éloigne d’eux, cas échappât à leur influence. A cet instant, ils ne savent que faire et c’est pourquoi ils sont suspendus aux lèvres de Caïphe. Lui produira la réponse, la solution.

Mais cette interrogation est révélatrice parce qu’elle met en jeu la position du prêtre. Qu’est-il effectivement, sinon un intermédiaire?

Les prêtres assemblées forment une église, c'est-à-dire, étymologiquement, une assemblée. L’église et la parole sont de réunion. De la même racine, on trouve effectivement ecclesia; logos; agora. [22] L’agora est la place publique, celle, au centre de la cité, où tous les citoyens se retrouvent sans qu’aucune personne ni aucun groupe ne puisse prendre le pas sur un autre. La place où tout le monde est égal, même. Le logos, la parole, est à la fois ce qui unit l’homme et le monde (le sujet et l’objet de la connaissance)et réunit les hommes (par le dialogue) La fonction d’une église est l’organisation de cérémonies, de cultes; de favoriser par là le rapprochement de la parole divine et du parcours spirituel des hommes. Quoi d’étonnant alors si les prêtres apparurent très tôt comme des intermédiaires entre hommes et dieux; entre sacré et profane; ceux que l’on devaient servir pour mieux servir Dieu? L’église et les prêtres qui la font vivre sont donc bien des intermédiaires. En tout cas ils en occupent la place.

Remarquons cependant que cette place n’a de sens que face à un Dieu transcendant, dont ni les gestes, ni la parole, ni la présence ne seraient offerts directement. Les prêtres sont des substituts, des lieutenants qui ne peuvent intervenir dans le monde qu’afin de suppléer l’absence de Dieu ou de son discours. Jamais les prêtres ne parlent tant que depuis que Dieu se tut. En parlant au nom de Dieu, ils parlent peut-être directement aux hommes, il n’en occupent pas moins une place médiatrice. Le problème n’est pas ailleurs. Que Dieu s’aventure à parler directement aux hommes en la personne de son fils et leur fonction d’intermédiaire n’a plus de raison d’être. La légitimité de leur charge d’interprètes s’effondre quand le Dieu qu’ils représentent est présent et parle.

Quand le sens se fait immédiat, la médiation est vaine.

Par sa présence même dans le monde, Jésus menace la légitimité de l’église, la parole des pharisiens et des prêtres. Soudainement les voici juchés sur le canal silencieux d’une communication qui n’a plus lieu, ou qui s’opère ailleurs. Que ceci se sache, que l’on découvre  subitement que leurs sermons sont vides, et alors, nécessairement, le peuple se détournera d’eux. C’est ceci qu’ils craignent le plus, et c’est ceci qu’ils proclament dans leur conseil. Ils n’ont de pouvoir qu’autant que leur parole soit pleine. Désormais elle reste blanche et vide. Il leur faudra donc faire comme si… et le grand jeu du simulacre recommence. Mais cette fois-ci le jeu est de mort. Que surtout cela ne se sache pas!

La première trahison du prêtre: il défend sa fonction

En soi, le message christique ne gêne pas les prêtres: au besoin ils l’auraient fait leur. On appelle ceci récupérer. Mais Jésus proclame son origine céleste et ceci est irréparable pour quelque église que ce soit. Celle-ci défendra donc son existence; à n’importe quel prix.

Remarquons bien: les prêtres ne se trompent jamais de cible. Ils ont vu juste et ils se défendent spontanément. Pilate, perdu dans un conflit où il ne savait que faire, où il n’avait rien à faire, tenta d’abord de résister à la pression pharisienne, puis finalement céda. Le peuple juif, dans un premier temps crut à l’innocence de Jésus puis s’en détourna, par crainte. L’un comme l’autre faillirent comprendre, puis, de guerre lasse, firent le jeu des prêtres; sans le savoir. Mais les prêtres, quant à eux, virent immédiatement le danger et ne cédèrent jamais. Ils sont fins politiques, et défendent donc savamment leurs intérêts.

Que nous importe alors qu’ils crussent ou non en Jésus. Si oui, ils auront simplement été cyniques en plus d’être traîtres. En réalité, le contenu même du message chrétien leur était indifférent; il n’était pas un problème pour eux; ce pourquoi ils ne se posent aucune question à son sujet. Seule leur propre puissance, seul leurs pouvoir et place leur importèrent jamais.

De la sorte ils usurpent deux fois leur place médiatrice:

•        La parole transitera désormais par un autre canal que le leur.

•        ils ne servent plus Dieu mais leurs propres intérêts.

Ils imitent dès lors sagesse et piété mais leurs poches s’emplissent. Ils ne traduisent plus la parole. Ils trahissent.

Nous cherchions le lieu de la faute: nous l’avons décidément trouvé. Toujours la faute se joue dans la fonction médiatrice, dès lors que celui qui jouait les intercesseurs, au lieu de défendre la parole qu’il a à charge de transmettre, se met à défendre ses propres prérogatives; à jouer pour son propre compte. Il ne peut plus alors être question de foi ou de sacré; mais seulement de fonction. Le prêtre subitement déchoit: il n’est plus, au mieux qu’un fonctionnaire; au pire, qu’un mercenaire de la spiritualité.

 

  Seconde traduction: du religieux vers le politique

 

C’est celle de Caïphe. Lui, nous l’avons dit, n’est pas un prêtre ordinaire, mais le grand prêtre. Le texte nous le rappelle par deux fois et ceci n’est pas un hasard. La fonction médiatrice qu’il remplit est certes religieuse; elle est aussi (surtout?) politique puisque le grand prêtre joue les intermédiaires entre le peuple et l’occupant romain.

Caïphe, d’emblée, transpose le problème Jésus, du plan spirituel où il se pose effectivement, au plan politique où il ne se pose pas. Ce qu’il reproche à Jésus est de troubler l’ordre social, la paix publique. En réalité, Jésus mettait en péril le fragile équilibre politique péniblement assuré dans le monde romain.

Le Christ méritait-il cette accusation?

       L’universalisme chrétien menace  une société et un droit latins encore régionalistes.

La réponse n’est pas aisée. Il est certain que si le message avait été entendu par les contemporains, les comportements eussent assurément changé et vraisemblablement mis en péril maintes communautés, maints pouvoirs qui ne survivaient que par l’exercice soutenu de la violence; et, en tout cas, les assises idéologiques de l’empire romain. Il ne saurait être étonnant que Rome vît d’abord une menace dans le christianisme, avant d’envisager sa propre christianisation comme derniers recours pour se survivre. Nous savons tous la puissance extraordinaire des idées, puisqu’on ne les tue jamais vraiment. La persécution n’aboutit souvent qu’à l’effet inverse de celui que l’on poursuivait et les martyrs chrétiens, assurément, furent pour beaucoup dans l’extension si rapide du christianisme dans les terres romaines.

Certes, le jour viendra où la logique universaliste de Rome rencontrera la logique universaliste du christianisme. [23] ; où le polythéisme romain trouvera convénient de s’effacer devant le monothéisme chrétien, préalablement latinisé. Certes, Rome y trouvera non seulement son compte mais surtout sa pérennité. Mais au moment où le drame se noue, le christianisme n’existe pas encore. Jésus peut encore apparaître comme un illuminé, parmi tant d’autres, parmi tous ceux que cette religion messianique sut nourrir en son sein.

Caïphe est comme Rome, finalement: un opportuniste: il ne fait pas mystère de ses ambitions. C’est un réaliste: il transigera toujours sur les principes pour peu que l’efficacité soit au rendez-vous.

 Surtout, il est loin d’être sot: il se garde bien de s’en prendre aux idées du Christ. Le plan idéologique n’est pas son affaire ni nécessairement son fort.

“Si nous le laissons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront et supprimeront notre lieu Saint et notre nation” s’exclament les prêtres. Il fallait donc agir vite avant que le phénomène ne prît de l’ampleur. Ce faisant, Caïphe agit en politique. Ici réside sa faute: il est religieux mais c’est sur le terrain politique qu’il décide d’intervenir. Il a caché son jeu: il usurpe une place.

Son obstination à vouloir impliquer le procurateur de Judée dans la condamnation du Christ, montre assez bien le froid calcul de Caïphe, dont Jésus est, certes, l’objet, mais certainement pas l’objet. Dans tous les cas, Caïphe s’estime pouvoir gagner. En impliquant Rome dans ce procès, il se défausse d’une mise à mort compromettante en même temps qu’il fait prévaloir son autorité spirituelle sur le peuple d’Israël.

Le Christ avait pourtant soigneusement circonscrit son intervention au seul domaine spirituel: du “rendre à César ce qui lui appartient” au “Mon royaume n’est pas de ce monde” , tout désigne le soin pris par Jésus à nettement séparer le spirituel du politique, c'est-à-dire aussi le matériel du spirituel. Jésus est donc évidemment innocent de cet acte politique d’accusation mais pourtant il gêne sans quoi il n’aurait pas été condamné. Mais ce n’est pas Rome, qu’il gêne. Pilate le dit et répète:

 

“Je ne trouve aucun motif de condamnation” [24]

       L’organisation politique romaine

 

Non! ceux que Jésus gêne, ce sont les prêtres et les pharisiens qui, depuis le début, ne travaillent que pour eux-mêmes; ce qu’ils craignent, dont Caïphe témoigne lors de son intervention près du conseil, c’est la remise en question du statu quo péniblement établi avec Rome. Tant par intérêt que par tradition [25] , Rome maintenait dans les territoires qu’elle intégrait à l’Empire une apparence de pouvoir politique local, et respectait les cultes et traditions. Peu lui importait, ainsi, que la Palestine fût latine pourvu qu’elle obéît et s’intégrât dans le moule vaste de l’Empire. De fait, traditions religieuses et pouvoirs étaient tolérés sinon respectés dans la mesure où ils aidaient aux maintien de la paix et de l’ordre. Tout au plus exigeait-on de ces pouvoirs qu’ils ne contrevinssent pas à la loi romaine. Bref, un pouvoir et une religion sous tutelle.

Les prêtres illustrent ici combien l’on ne s’accroche jamais autant à un pouvoir qu’on en détient peu. Ils font assurément œuvre politique et non spirituelle. On attendait que le Conseil jugeât la mission spirituelle du Christ, sur un plan théologique. Il la condamne en fait pour des motifs politiques.

Mais qu’on ne s’y trompe pas: ce que les prêtres illustrent n’est pas de la politique au sens vil; bien au contraire. Caïphe est grand politique. Et c’est bien en cela qu’il importe d’être prudent et nuancé. Il serait facile d’ériger Caïphe en sombre suppôt de Satan, assoiffé d’honneurs et de pouvoir. Mais c’est toujours une erreur que de vouloir diaboliser son adversaire; ce serait courir le risque de n’y rien comprendre.

 

Les motivations de Caïphe sont de noble politique

Il est nécessaire au contraire de percer la logique qui anime Caïphe. Au nom de leur tradition, les juifs ont annulé la parole ainsi que le rappelle le texte évangélique. Si nous voulons percer les mécanismes du mal, et non pas seulement repérer, comme nous le faisons ici, le lieu où il se trame, il est impératif de le comprendre comme le risque même qu’implique le libre arbitre. Celui-ci, se déterminant toujours vers le mieux, ne saurait en conséquence faillir que par le choix des moyens et non par celui de buts pervers. Il nous appartient donc de montrer en quoi ces fins poursuivies par Caïphe étaient en soi bonnes, à défaut d’être honorables, si les moyens utilisés pour y parvenir étaient pervers.

 Les divisions religieuses d’Israël menacent sa survie

Caïphe est grand prêtre d’une religion minoritaire. Rares sont les religions qui prônaient alors le monothéisme. Sans cesse le péril menaçait d’un retour au polythéisme. On ne saurait oublier le traumatisme que représenta l’épisode du veau d’or pour la conscience juive. Il impliquait assurément que les dangers n’étaient pas que politiques, mais aussi spirituels. Il avait alors suffi que le prophète s’éloignât du campement pour aller recueillir la Parole et la promesse tant attendue, pour que le peuple, succombant une fois de plus aux délices aisées, se détournât de ses devoirs et idolâtrât n’importe quoi.

Le judaïsme de l’époque était donc menacé, comme il le sera tout au long de son histoire. Et il le sait. Il l’ignore, du reste, d’autant moins que son messianisme le condamne à être une religion de l’attente, de l’espérance et de la patience qui laisseront fleurir faux prophètes et faux messies. L’histoire en aura retenu quelques uns mais il importe de rappeler qu’alors le Christ n’est pas le seul, loin de là! à proclamer sa descendance divine.

Le judaïsme est une tradition de l’interprétation. Parce que la création est le fait de Dieu, et de Lui seul, l’homme est empêché de pouvoir rien créer, rien inventer, réduit à ne pouvoir que reproduire, réinventer ou réinterpréter ce que la sagesse et la toute puissance divines lui ont déjà offert. Il n’est même pas certain que la notion d’orthodoxie puisse, dans un tel contexte, avoir un sens: tout étant interprétation, les hérésies foisonnent. Mais tout, après tout, n’est-il pas alors hérésie, c'est-à-dire finalement, rien. Il n’est qu’à lire attentivement les Évangiles pour comprendre que le peuple d’Israël n’est pas seulement divisé en douze tribus, mais aussi en de multiples sous groupes religieux: des pharisiens aux esséniens [26] . Or, cette division religieuse est alors d’autant plus périlleuse qu’en ces temps-là, l’idée d’une quelconque séparation de l’église et de l’Etat était inconcevable. Même avec un pouvoir amputé, c’est bien le prêtre qui détient le sceptre. Que l’empereur romain fût divinisé n’est pas un hasard: le politique ne fonctionne que sacralisé. Dès lors, toute division religieuse équivaut immédiatement à un émiettement politique.

la culture judaïque, particulariste, s’oppose à l’universalisme latin

Enfin, la logique romaine est tout à l’opposé de la logique du judaïsme. Israël n’a pas encore atteint, en dépit de son monothéisme, la conscience claire de l’universalité. Il faudra attendre pour cela le catholicisme. On pourrait croire que l’idée d’un Dieu unique fasse percevoir l’humanité dans son unicité; mais au lieu de ceci, le judaïsme, arc-bouté sur sa fierté de peuple élu, continue de concevoir la révélation comme à lui seul adressé, ne concernant qu’indirectement, voire pas du tout, les peuples incroyants. Sa logique est minoritaire et tient à la préservation de sa différence; pour cela participe plus de la logique grecque telle que l’illustra Fustel de Coulanges [27] . Parce qu’Athènes était trop fière de sa pureté hellénique, elle s’enferma sur elle-même et son particularisme et trouva donc toujours beaucoup plus d’ennemis en face d’elle que d’amis en son sein pour la protéger et défendre. Il n’est pas étonnant que la Grèce pérît si vite sous les coups de buttoir de la soldatesque romaine, en dépit même qu’elle inventât la philosophie et la science.

A l’inverse la logique romaine est celle d’un peuple de colons. A l’origine, il n’y a rien, seulement une ville étroitement enserrée dans son sillon fraîchement tracé; mais pas d’hommes ou si peu. Rome n’a d’autre alternative que d’appeler en son sein tous ceux qui, marginaux et exclus, accepteront de tenter l’aventure avec elle. Rome n’a donc pas d’identité spécifique à défendre, seulement une histoire à fonder. Ce que Tite-Live illustre bien en narrant la pratique primitive du bois d’aile, participe de cette stratégie attrape tout par quoi Rome s’inventait un peuple en intégrant toutes les différences. Qui que tu sois, viens, et tu seras romain.  Cette logique est conquérante, impérialiste dans l’âme, quand celles, grecque ou judaïque, sont défensives. On peut le constater une deuxième fois avec l’enlèvement des sabines. Rome a alors des hommes, mais pas de femmes; or, une société sans femme dispose peut-être de l’espace pour ses conquêtes, mais certainement pas d’avenir. En enlevant les sabines, Rome prouvait qu’il lui était impossible de défendre une quelconque race, une quelconque pureté culturelle; qu’au contraire son identité ne pouvait se réaliser que par intégration successive de tous les peuples qui volontairement ou non s’agrégeront à elle. L’enlèvement des Sabines montre, même si ceci passe par une évidente déqualification des femmes, que l’enjeu de Rome est historique et cultuel; et non spirituel et naturel. Qu’importent les femmes, pourvu qu’elles offrent un avenir à Rome! [28] Au moment même où Israël érige la femme en grande donatrice d’identité judaïque. Ces logiques sont parfaitement inconciliables: l’une prône l’universalité de l’humain sous les différences; l’autre défend les particularismes sous les ressemblances grossières. [29]

       Caïphe défend l’unité politique de son peuple en affirmant son unité religieuse

Ce que Caïphe tente de préserver, c’est effectivement la tradition, à l’observance fidèle de laquelle se joue tout l’avenir d’Israël. On ne saurait en soi lui en tenir rigueur. Parce qu’il est grand prêtre, Caïphe se veut défenseur et protecteur de son peuple, en son unité, en son existence même. Il sait le statu quo avec Rome; il sait surtout qu’il est fragile comme tous les équilibres. Il sait encore qu’il lui sera difficile de maintenir l’identité de son peuple face à la fureur guerrière et à l’impérialisme culturel de Rome. Il sait enfin, que seule l’unité de son peuple, affirmée derrière son autorité, peut l’aider en ce sens. Il veut préserver son peuple; en soi, l’ambition est belle et légitime.

Mais, prêtre, il se trompe en croyant sauver cette identité par la politique. Mais fin politique, il trompe son peuple en lui faisant croire que la crise est religieuse, quand, pour lui, elle n’est que politique.

Caïphe est fin politique en ceci qu’il est économe. Plutôt la souffrance d’un seul que la mort de tout un peuple. Car c’est bien ainsi que se résolvent toutes les crises politiques, voire même les impasses militaires. Il s’agit d’une simple et bonne stratégie, ancestrale. L’ensemble est en péril de mort, mais sauvable par la mort exemplaire d’un seul. Pourquoi hésiter?

Par la mort de Jésus, Caïphe fait coup double: il rassemble le peuple autour de lui, car la mort du Christ rendra son message inaudible pour le judaïsme (comment imaginer un dieu mourant sur la croix?); mais en même temps il donne des gages de fidélité à Rome. Caïphe sait ce qu’il fait, en politique; il le sait d’autant mieux qu’en parlant ainsi, il se révèle immédiatement comme un chef. Il sacrifie l’individu à la collectivité:

 

“Il est le sacrificateur par excellence, celui qui fait mourir des victimes pour sauver des vivants.” [30]

 

Mais ce sacrifice-ci est à l’origine de toutes les violences politiques: les mythologies, comme l’histoire, nous offrent à foison, des exemples de telles communautés se réconciliant autour du sacrifice d’un seul: Rémus, Socrate; ou les juifs responsables supposés de la peste noire de 1348. Il nous concerne au plus près car ici se jouxtent religion et société; sacré et profane; spiritualité et histoire; morale et politique.

Toujours la violence expiatoire d’un seul aura été inlassablement répétée, sans être seulement comprise; aura été le signe ensanglanté de cette dérive du sacré vers le politique. L’usurpation des intermédiaires, la trahison des clercs [31] se paient toujours d’une incoercible violence.

 


 

[1] in La violence et le sacré

        Des choses cachées depuis la fondation du monde,

et, en règle générale, dans la totalité de son œuvre.

[2] MT, 23, 34-35

[3] Mt, 23, 13-32

[4] Mt, 6, 5

[5] Lc, 11, 52

[6] voir Jn, 10, 12

[7] Lc, 23, 34

[8] faute de quoi, comme le soulignait SPINOZA, la liberté n’est qu’un fruit illusoire de notre ignorance. Or, cette condition n’est évidemment jamais totalement réalisée, d’où le doute permanent que l’homme nourrir sur sa propre liberté.  D’où également la place centrale occupée par la Révélation dans le dispositif judéo-chrétien.

[9] Gn, 3, 17

[10] que nous analyserons en détail dans le chapitre III

[11] “L’homme est un être doué de conscience et qui pense, c’est-à-dire que, de ce qu’il est, quelle que soit sa façon d’être, il fait un être pour soi. Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme, parce qu’il est esprit, a une double existence; il existe d’une part, au même titre que les choses de la nature, mais, d’autre part, il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. (…) l’homme se constitue pour soi par son activité pratique parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne trouve que ses propres déterminations.” HEGEL

[12] voir G BATAILLE :

“Je pose en principe un fait peu contestable: que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain.  L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apporte pas de réserve. Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme."

 

[13] d’où toutes les représentations de Dieu sous la forme de lumière aveuglante, de feu etc.

[14] Rm, 7, 15

[15] encore que! Tite-Live fait référence à une fête romaine, le lectisterne, où la ville fêtait l’ouverture, en offrant aux statues le festin qu’elles méritent. Le Don Juan de Molière remet en scène ce festin de pierre. Et le signe de la sanction apparaît souvent, pour celui qui a vu Dieu, qui a vu ce qu’il n’aurait pas du voir, sous la forme de la pétrification. Nous y reviendrons plus bas, mais effectivement on put considérer que le dialogue de mort, le regard de la mort se présente toujours sous la forme de la pierre. Celui qui me parle, me reconnaît en tant qu’humain, et m’exhausse en tant que tel. Celui qui me brave ou me toise, celui qui me menace et m’agresse, celui-là me dégrade, alors oui! la violence est bien une réification; une pétrification.

[16] est-ce un hasard si dans le Mythe de la caverne  de Platon, les hommes soient enchaînés. Celui qui sort de la caverne ne le peut de son propre mouvement: il est délié. Par qui? Prudemment, Platon ne le précise pas!

[17] Jn, 11, 47-53

[18] 1,Co, 1, 22

[19] Is, 7, 14

[20] Ex, 4, 10-17

[21] ce que l’on retrouve dans l’affirmation islamique du monothéisme:

Dieu est Dieu. Allah est son prophète.”

[22] On reviendra plus bas sur ce sens étonnant de logos comme recueillement, rassemblement. Voir chapitre III

[23] faut-il rappeler que le catholicisme signifie étymologiquement l’universalisme?

[24] Jn, 18,38 et 19,4

[25]   cujus regio, ejus religio

[26] auxquels la famille du Christ semble appartenir.

[27] in La cité antique

[28] A l’instar de Cl Lévi-Strauss, qui affirmait qu’une société se définissait par “la circulation des femmes, des biens et des savoirs” , nous considérons que le statut réservé aux femmes est toujours révélateur des soubassements idéologiques d’une culture. La femme est à la croisée des chemins, parce qu’elle est la clé de voûte du temps. On remarquera surtout que sa liberté est presque toujours compromise par l’éminence même de son statut. Il est vrai que l’enlèvement des Sabines révèle une certaine indifférence aux femmes (après tout, n’importe quelles femmes font l’affaire), mais cette indifférence lui autorisera une certaine marge de manœuvre. A l’inverse, la promotion de la femme judaïque, tellement essentielle que c’est elle qui confère l’identité judaïque, s’accompagne inévitablement d’une restriction de sa liberté. Gardienne de la pureté de la race, et de la piété religieuse, elle doit impérativement ne pas être souillée, et donc être strictement surveillée. C’est une tendance que l’occident chrétien connut en ses périodes médiévales, que l’exclusion des femmes des missions sacerdotales révèle encore; que la tradition musulmane affirme avec vigueur, aujourd’hui encore.

Nous y reviendrons plus bas, mais on peut affirmer dès à présent, qu’il ne saurait y avoir e morale qui tienne, qui s’aventurerait à ignorer les femmes. Mais il ne saurait y avoir d’éthique de la liberté qui affirmerait un statut trop différent de la femme.

[29] sur cette question, on lira avec profit, M. SERRES, in Rome ou le livre des fondations, Grasset Paris,

[30] R. GIRARD in Le bouc émissaire, P. 165

[31] voir J BENDA