Visites dominicales

Déchirures

Lieu de mon enfance, comme celui de mes deux parents. Mais je devrais écrire lieux au pluriel tant elles fut écartelée entre deux espaces que je ne crois pas conciliables où la race a autant sa part que la classe, où le préjugé ne fut éradiqué  que par le soin apporté par mes parents à maintenir ces espaces à équidistance de leur parcours ... en les quittant...

Deux lieux, deux côté comme Proust écartelé entre le côté de Combray et celui de Meséglise, moi, plus humblement, déchiré entre celui de la Krutenau et celui de la Robertsau entre le mal famé et le grand bourgeois, entre la lignée maternelle, aussi chaleureuse qu'on peut l'être en ces pudiques contrées de l'est, et le tragique empesé d'une déchéance entamée.

La rue Stoeber d'abord:

Ce fut la maison où se réfugia, après guerre, ma grand-père, mais cette maison n'était pas la sienne, mais celle de son frère, celui que je connus si mal, mais qui me plaisait, sous le nom d'Oncle Jean! Lui, habitait un vaste appartement au 1e étage, ma grand-mère au 2e, sortes de combles aménagés, qu'elle n'aménagea jamais vraiment, comme si elle se sentais en transhumance ou qu'elle espérât encore un miracle de fortune qui lui offrît le destin qu'elle croyait mériter, une alliance qui lui fît recouvrer cette aisance que tout en elle revendiquait.

Nos visites dominicales furent ainsi ponctuées alternativement par nos visites rue E Münch et rue Stoeber. Je ne pouvais pas ne pas être bousculé par cet entrelacs de pauvreté fière et d'aisance étriquée. Entre la roide tendresse des uns et la froide affection des autres, comment se situer. Je crois bien que je me sentis chez moi de ce côté-ci, mais néanmoins fasciné par ce côté-là!

Rue Stoeber, au plus lointain de mon enfance, la visite commençait par le rez-de-chaussée: un homme dans la pénombre, qu'il fallait saluer et qui me faisait peur. Je sus plus tard que l'oncle Henri était aveugle. Lui, aussi, échoué là, dans le désarroi d'une après-guerre dont il ne lui restait plus qu'à souffrir les ultimes affronts. Point d'autre souvenir de cet homme qui me reste étranger hormis la peur qu'il m'inspirait. Étrange ou étranger, comment dire qu'il m'apparut comme l'appendice compassé d'une lignée où je peinais à me trouver une trace. La visite se poursuivait au second par le salut fait à l'oncle Jean et son épouse, Marinette, égérie vulgaire et stérile de jours qu'il n'eut pas le courage de finir seul. L'intérieur, là encore, sentait l'aisance passée et compassée; la conversation filait entre adultes, délaissant sur leurs sièges un peu trop durs, les deux frères que nous étions, dont le rôle se réduisait à une figuration silencieuse et sage. Enfin, ma grand-mère, nous appelait, invariablement: c'était l'heure de manger. Le passage par le 1e étage était obligé, mais en même temps à peine supporté par cette femme qui redoutait toujours un peu que notre présence altérât l'étonnante symbiose gémellaire qu'elle préservait jalousement entre elle et son frère.

Ma grand-mère, Renée David, mérite sans doute que l'on raconte son histoire, ou plutôt son absence d'histoire. Mais elle était la troisième figure de ces visites dominicales, figure maladroitement affectueuse, mais autant qu'il fut en son pouvoir, prévenante. Nous montions au 2e étage, et nous installions dans le salon bleu qui était sa fierté. La table était déjà apprêtée, dont je me souviens qu'elle était la promesse de rosbif que nous ne mangions que là, dans ces couverts en argent et porcelaine que j'ai récupérés depuis. Ne manquait assurément que la servante disparue dans la tourmente de l'impécuniosité. Les repas se prolongeaient: je me souviens juste que pendant qu'ils s'éternisaient, nous partions mon frère et moi à la découverte de ces lieux. M'en reste l'étonnement devant une chambre, non occupée, non habitée en tout cas, où s'entassaient meubles, cartons et autres souvenirs. Ma grand-mère, trop seule, ne parvenait pas à occuper les lieux: entre une chambre qu'elle sous-louait à un étudiant, et cette salle débarras, la grande balustrade rectangulaire plongeant vers les étages inférieurs, distribuait en réalité un espace fantomatique, un fantasme! Ma grand-mère n'habitait pas ces lieux, elle tentait d'y survivre en contrefaisant une aisance que tout démentait.