AVANT-PROPOS |
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Page d'accueil | Fonder la morale n’est pas le fruit d’une prétention mais d’une absolue nécessité.Ecrire une morale est un projet terriblement ambitieux, mais humble en même temps, cependant. Il vient spontanément à l’idée qu’un sage seul pût en forger légitimement le dessein, mais sa sagesse ne le pousserait-elle pas à lui faire renoncer à une telle vanité ? Car celui qui sait, souvent il se tait, quand seul l’ignorant proclame avec une pitoyable ostentation la vacuité de son discours. Mais le projet est humble en même temps, parce qu’il n’implique pas que l’auteur sache les fondements de la valeur morale : mais bien au contraire qu’il les ignore puisqu’il les recherche. Le philosophe ne cherche qu’à comprendre, et si prétention il y a dans sa démarche, elle tiendrait seulement dans la certitude qu’évoque Alain [1] de la nécessité d’une correcte méthode, d’un rigoureux jugement, et d’une prudence légitime. Alain le dit, Serres l’avait répété dans une émission où il s’était fait connaître du grand public, [2] la philosophie implique logiquement une morale, au même titre qu’elle implique une politique. S’il est exact que la modernité entreprit plus celle-ci que celle-là, il nous appartient de comprendre pourquoi c’est aujourd’hui celle-là, plus que celle-ci qui nous préoccupe. Ah ! si jeunesse savait si vieillesse pouvait ! Ce soupir nous hante. Il nous semble parfois que la maturité, cette quarantaine que l’on vante parfois si sottement d’un nom qui sonne comme les prémices de la pourriture, que cette maturité ne serait que l’âge où les deux courbes se rejoignent : où la ligne des puissances fait encore mine de ne point s’effondrer, mais renâcle déjà devant l’ascension ; où celle des vertus s’esquisse déjà à quelques modestes crêtes. A la croisée des chemins, quand on peut encore espérer de l’impétuosité qu’elle mène quelque part, quand l’être veut œuvrer pour épargner la sottise à sa dignité, alors il est temps d’ouvrir la question morale, pour écrire les cauchemars et dessiner les espérances qui subsistent. Au risque de provoquer, on pourrait presque affirmer que la question morale n’est pas, d’emblée, si complexe qu’on pourrait le dire. En effet, elle se situe exactement à cette croisée des courbes, entre sagesse et puissance. Quelque part entre l’acte et la connaissance, puisque nous sommes condamnés au premier, et tellement nostalgiques de la seconde. Nous agissons : c’est d’abord agir que de vivre. Mais tout acte implique, consciemment ou implicitement une représentation du monde, un jugement préalable, une philosophie. Que l’homme dût d’abord se donner une théorie quelconque, comme le supposa remarquablement Comte, [3] ou que cette dernière lui fût suggérée par une puissance céleste, ne change rien ici à l’affaire. L’homme est d’abord un être qui œuvre et pense à l’aveuglette. Oui ! la jeunesse souffre de cécité et butte contre le réel dont la nécessité s’oppose à elle au moment même où, non sans grandeur, mais non sans tragique aussi, elle s’essaye à la braver pour mieux s’assurer de son identité, de sa dignité. La jeunesse ne sait pas, mais doit agir néanmoins. Et ceci s’entend pour l‘ontogenèse comme pour la phylogenèse. Ce schéma est sans doute une simple hypothèse d’école ; elle vaut bien celle de l’état de nature ! En réalité Rousseau ne dit pas autre chose : à l’aube de son histoire, l’homme se heurte à tout, à la nature comme à l’autre ; à l’aveuglette, il lutte pour une improbable survie que son existence même rend plus aléatoire encore. La raison du plus fort résume sans doute l’implacable cécité où se confine l’homme, où la raison, absente, laisse l’acte tonitruer. Le contrat est une ruse qui vise à inverser ce rapport : fonder l’acte sur la raison, et non plus la raison sur l’acte. Voici confirmé l’adage populaire : ce qui distingue jeunesse et vieillesse ne tient peut-être qu’à l’inversion de ce seul rapport. La philosophie en dépit de ses interminables controverses nous aura au moins appris ceci : il n’est pas de technique neutre ; il n’est pas de stratégie impartiale. Tout acte sous-tend un principe qui le légitime. Ecrire une morale pourrait donc débuter par la critique de ces valeurs, souvent tacites, qui structurent nos démarches et justifient nos errances. Mais il n’est pas certain que la critique puisse elle-même nous sortir du terrain miné et stérile de la redondance : l’acte critique lui-même suppose que l’on tienne la place du procureur ; à moins que ce ne soit, pire encore, celle du policier. Or, ceux-ci, autant que quiconque, occupent une position assise sur des valeurs, celles-là même qu’ils accusent. A défaut d’un introuvable troisième homme, la critique redondante s’étouffe dans le cercle vicieux. Il vaut mieux y renoncer. Non ! il vaut mieux partir de ce qui rend si urgente la morale après que le siècle eut si constamment œuvré à sa déshérence. 1.1 L’omniprésence du mal et la fabuleuse réussite des sciences et des techniques nous obligent à la réflexion morale1.1.1 L’omniprésence du mal réintroduit la métaphysique.Nul de véritablement sincère ne peut faire au XXe siècle finissant l’économie d’une réflexion sur la terreur moderne : trois génocides, deux guerres mondiales, la bombe H, cela fait quand même beaucoup, même pour un siècle où, dit-on, l’histoire s’emballe. Il est toujours hasardeux d’affirmer l’absolue singularité d’une époque : ce serait jouer une fois de plus, avec la tendance si typiquement occidentale de tracer des lignes de partage et des repères qui partageraient le parcours humain en d’autant de modernités que de révolutions supposées irréversibles, quand tout montre au contraire que, globalement, la continuité des affres l’emporte sur la discontinuité des espérances. Il n’empêche ! Auschwitz ! Peut-on s’en remettre ? La seconde moitié de ce siècle, croyant en avoir définitivement terminé avec la religion, crut de son devoir de balayer tout passé, de marquer des ruptures et de proclamer contre l’idéologie pré-scientifique (ou petite bourgeoise, au choix !) la victoire tant attendue de la science sur l’obscurantisme et l’ignorance. Elle ne réalisa pas que, ce faisant, elle parvint tout au plus à substituer une divinité rationnelle à un Dieu ; une dogmatique à une autre. Ainsi ce siècle avait-il cru, pouvoir se débarrasser du problème du mal en le traduisant en désordre dont il serait peut-être long mais pas impossible de comprendre les conditions de possibilités et les modalités de production. Exit l’idée d’un mal, qui n’était même plus soutenu par sa lutte contre Dieu. Réduit en conflits de classes ou en retorses contorsions de l’inconscient que l’analyste se faisait fort de traquer, le Mal se retrouva, sans sa majuscule, relégué au magasin des accessoires réactionnaires, ou dans les archives cliniques des services psychiatriques. Toute notre génération aura ainsi appris que le mal ne pouvant s’entendre qu’en rapport au bien, souverain ou divin, s’estomperait invariablement face à la mort de Dieu, prudemment annoncée par un fou chez Nietzsche [4]; prétentieusement brocardée par le scientisme. Le mal, un certain bien, difficile à définir, réduit au pathologique ou à la logique des classes, semblait en retour rendre vaine toute idée de transcendance qui viendrait prétendre l’asseoir. Seulement Auschwitz, et l’attitude de tout un peuple, incroyablement interdit devant l’impossible, l’insupportable, l’irrationnel. Le réel tout à coup n’était plus rationnel ! Parce qu’impensable, il demeura impensé ! Mais depuis, suinte interminablement notre souffrance. Nous n’avons pas de mots, pas de modèles, pas de sagesse qui sache intégrer cette soudaine irruption du Mal dans l’Histoire. On peut alors deviner l’aporie de la conscience moderne. En dépit des efforts de certains, il est effectivement difficile de réduire le génocide à un point de détail de l’histoire. Mais, en même temps, l’ériger en moment unique, radicalement singulier de l’histoire, reviendrait immédiatement à renoncer à tous les rêves scientistes d’une philosophie progressiste de l’histoire, aux hallucinations modernistes. Il lui faudrait effectivement admettre cette insoutenable conséquence logique : il y a un mal radical qui, même si rarement, s’incarne dans l’Histoire.[5] Mais alors, s’il y a un mal absolu, ne serait-ce pas parce qu’il y aurait un bien absolu ? Dès lors la métaphysique, tel un voluptueux retour du refoulé, surgit par la fenêtre quand on croyait enfin l’avoir chassée par la porte. Comment penser ce bien absolu ? 1.1.2 La dynamique des sciences réintroduit la question de la valeur.La fabuleuse réussite des sciences qui permet d’espérer qu’aujourd’hui, sinon demain matin, tout est possible, qui semble libérer l’homme de toute autre nécessité que celle qu’il voudra bien s’imposer. Les contraintes que la nature imposait à sa survie, qui semblaient devoir irrémédiablement écraser l’homme peuvent être dépassées, et la nature elle-même si ce n’est maîtrisée, tout au moins amadouée. L’homme est bien devenu “comme maître et possesseur de la nature», puisqu’il dispose du savoir et de la puissance. Il faut vivre avec son temps, comme on dit. Interrogeons-nous sur ce il faut. Il n’est pas certain qu’il faille lui conférer une connotation morale ; sans doute ne s’agit-il que d’un constat presque fataliste par lequel nous renonçons à lutter contre l’esprit du temps, à endiguer les perversités du progrès technique. Il nous semble effectivement totalement vain de vouloir lutter contre une progression technique fulgurante. Et ceci pour deux raisons : • la technique obéit à son propre réseau de détermination interne qui sans cesse fait trouver souhaitable ce qui est possible. [6] • toutes les analyses anti-machinistes contemporaines furent toujours les auxiliaires de pensées politiquement réactionnaires voire franchement fascistes ; trop en tout cas pour qu’on puisse y souscrire aveuglément. 1.1.2.1 Le constat tient en trois points :1.1.2.1.1 Ce qui de la nature, de la vie et de la mort, semblait s’imposer à jamais à l’homme sous le sceau de la fatalité puis de la nécessité, s’offre désormais réellement à notre portée.La nature, déjà, n’est plus qu’une probable culture. On peut certes regretter la grandeur stoïque de la sagesse antique qui intimait si puissamment à l’homme l’ordre de se soumettre à réel plus fort et structuré que lui. Certes, il y eut quelque grandeur à “renoncer à ses désirs plutôt qu’à changer l’ordre du monde”[7]. Mais l’exhortation semble désormais si désuète ! Nos désirs s’affichent si ostensiblement que l’ordre du monde, transformé, paraît n’avoir plus d’autre rôle que de scander la mélopée de nos plaisirs infiniment renouvelés. 1.1.2.1.2 L’homme est seul au monde.En ceci l’instant est original. Les dieux se sont tus et le sacré s’estompe. Le grand combat qu’on avait imaginé dialectique avec la nature cesse faute de combattant. Mais en même temps, le destin humain se fige. Le dialogue se meut en un insoutenable monologue où seule l’incantation à la gloire humaine peut prendre place. Cette solitude, comme toutes les solitudes, est pénible. Faute d’avoir trouvé des repères qui puissent guider sa démarche, l’humanité se condamne à s’en inventer qui légifèrent sa production. Or, curieusement, ce grand moment, tant espéré, de la liberté (et non plus seulement de la libération) est tout sauf enthousiasmant ! Plutôt sinistrement fade, trivial. 1.1.2.1.3 Les sciences, dont on attendait tout, se révèlent incapables d’offrir ce corpus minimal de règles et de normes que l’on avait pris l’habitude de respecter quand il était transmis par les prêtres.Le savant n’est plus qu’un chercheur ; son discours si souvent abstrus inquiète désormais plus qu’il ne rassure ; ses réponses trop provisoires, trop partielles, frustrent l’exigence si humainement intime d’une “représentation unifiée et cohérente du monde” [8] sans laquelle rien de nos actions n’a de sens. Ces deux séries de constats ne sont pas impunément dressées. Le lecteur sagace aura vite repéré que sont jetés de part et d’autre de la ligne, les signes d’inquiétude et d’angoisse devant le Mal ; les promesses réelles même si encore confusément senties, de la figure éponyme du Bien : les sciences. Le bon sens populaire affirme qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. La formule est plaisante, mais plutôt ambiguë : s’agirait-il d’affirmer que le désordre soit fatal ? ou plutôt d’énoncer que du bien naisse nécessairement un certain mal ? ou encore que du mal naisse un certain bien, comme le laisse entendre la dialectique? 1.2 La morale se déploie à la croisée du souhaitable et du possible.1.2.1 On doit alors pouvoir borner le champ de la morale autour de trois repères :1.2.1.1 Nous vivons depuis toujours avec le mal, la souffrance et le désordre. Ce qui est nouveau tient au fait que, localement, il nous soit devenu insupportable.La famine fut longtemps vécue par l’humanité comme une fatalité : elle est désormais perçue comme un scandale depuis que nous pouvons raisonnablement espérer l’éradiquer. Ce sont donc bien les limites du supportables, les frontières du mal nécessaire que les progrès techniques contribuent à déplacer. 1.2.1.2
Nos normes, sociales ou morales, énoncent plutôt le bien à partir
du mal
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