DE L'ENTENDEMENT

 Avant Propos

Pharisaïsme

 

La Faute

Le mécanisme de la faute
 

Terrorisme

De l'entendement

anti-intellectualisme

fondement philosophique

critique de la raison

faute originelle

déchirement originel

diabolique




 

 

 L'anti-intellectualisme est une constante des traditions religieuses.

Il doit être expliqué au moins en ceci qu'il est paradoxal. Effectivement, il sera arrivé aux églises exactement ce qui survint aux détracteurs de la philosophie. De la même manière que critiquer l'inanité, l'inutilité de la philosophie, c'est encore philosopher; de la même manière poser les limites de l'intellect, fustiger son impossibilité à reconnaître Dieu, élaborer des théories de la foi, c'est encore penser; c'est encore mobiliser l'intellect.

Il faut bien admettre que le langage de la philosophie n'évite pas toujours le jargon ni ce degré parfois superfétatoire de technicité qui le rend abstrus. Il n'empêche, qu'au concours de la complexité gratuite, il n'est pas certain que la philosophie l'emporte. Toute proche, la théologie scolastique des Pères médiévaux de l'Église, risque bien de lui damer le pion!

Qu'on le veuille ou non! Que ceci dérange les esprits simples ou non! il faudra bien s'en accommoder: la pensée, hic et nunc passe par le langage, la raison.

Sans nécessairement sombrer dans l'hagiographie, il faudra bien lui faire sa (juste!) place. Mais pour ceci, préalablement comprendre en quels termes se joue l'antagonisme entre les textes de la Révélation et ceux de la raison. Parce que ce débat fut appréhendé des deux côtés (philosophie comme révélation), il nous faudra reposer les termes du dialogue.

 

"Car le Christ ne m'a pas envoyé baptiser, mais annoncer l'Evangile, et cela sans la sagesse du langage, pour que ne soit pas réduite à néant la croix du Christ. Le langage de la croix en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu. Car il est écrit: Je détruirai la sagesse des sages, et l'intelligence des intelligents je la rejetterai. est-il le sage ? Où est-il l'homme cultivé ? Où est-il le raisonneur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde? Puisqu'en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n'a pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c'est par la folie du message qu'il a plu à Dieu de sauver les croyants. Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu.

Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes.[1]

Ce texte, un peu long, mérite d'être cité in extenso, parce qu'il résume assez bien le litige qui sépare deux traditions. Car, ne l'oublions jamais, l'émergence du christianisme, pour occidental que ce courant de pensée puisse nous paraître désormais, s'opère dans un monde oriental qui, s'il est dominé politiquement par l'impérialisme romain, fut façonné surtout par la pensée grecque et le monothéisme judaïque.

Il ne saurait être question de rabattre le problème de la connaissance à de simples considérations historiques, mais ces dernières sont essentielles au moins pour percevoir les conditions et les formes dans lesquelles la Révélation pouvait être reçue; dans quelles conditions et sous quelle forme les premiers chrétiens purent appréhender le rapport chrétien au monde, à l'être et à la pensée.

Or, si très tôt, des contacts existèrent entre les juifs et les grecs, offrant la vivace tradition des Septantes, il n'empêche que du point de vue gnoséologique, ces deux courants, ces deux cultures, ces deux sensibilités s'opposent. La grande originalité de ce texte de Paul, qui ne l'oublions pas est un converti, qui participe à la fois des deux traditions puisqu'il est à la fois juif et citoyen romain; qui est pétri de culture grecque, et formé aux préceptes pharisiens, la grande originalité de ce texte est donc de renvoyer dos-à-dos ces deux traditions. Elles ne valent pas mieux l'une que l'autre. Elles conduisent toutes les deux à des impasses. Seul ce qu'il nomme'"le langage de la croix" est la voie royale menant au Seigneur. Il faut donc comprendre ce qu'il reproche à l'une et à l'autre de ces voies, même si, dans le pharisaïsme, nous avons déjà analysé ce que son cheminement peut comporter de pervers.

    La foi chrétienne veut dépasser les doubles limites grecques et judaïque

 

Les grecs, d'un côté, sont des païens. Ce qui signifie dans le langage biblique qu'ils ne sont pas monothéistes. Ils n'ont pas reconnu Dieu. C'est vrai, ils inventent la mathématique, les sciences, la rigueur de la pensée; c'est vrai ils font de la philosophie le chemin qui mène vers la sagesse. Mais cette sagesse est aveugle et impuissante. Elle ne leur a pas permis de reconnaître Dieu, ni dans le Christ, l'Envoyé. Quelle valeur peut bien posséder une pensée qui ne permet même pas de reconnaître Dieu, la Vérité quand enfin elle s'avance, ouverte, claire et lucide? C'est cela que semble reprocher Paul à la tradition philosophique.

 la philosophie grecque a pourtant inventé le monothéisme

En ceci, Paul n'a pas tort s'il n'a cependant pas totalement raison. Il est vrai que la société grecque reste encore largement païenne, mais l'on ne saurait sans mauvaise foi, nier que la philosophie grecque fit plus qu'approcher l'idée d'un principe unique. Le Démiurge, tel qu'il apparaît dans le Timée de Platon; le moteur immobile tel que le conçoit Aristote illustrent assez que la pensée philosophique était suffisamment développée pour être désormais capable de saisir la logique, la nécessité, l'évidence d'une cohérence fondatrice du monde.

Mais justement ce Dieu que pressentent Aristote comme Platon, est un Dieu abstrait, plus logique que réel, plus abstrait que véritablement individué. La théorie des Idées séparées, telle qu'elle est définie dans la République de Platon, pose correctement ce dualisme métaphysique sur quoi la tradition chrétienne ne reviendra pas (il ne saurait être étonnant que le grand travail qu'effectuèrent les Pères de l'Église fut justement une traduction chrétienne de la philosophie de Platon puis d'Aristote [St Augustin d'abord, puis St Thomas d'Aquin plus tard]. N'était-ce pas avouer en même temps que, pour une part au moins, le texte de la Révélation ne suffisait pas; n'était pas utilisable tel quel? C'était en tout cas avouer que les philosophies platonicienne et aristotélicienne n'étaient pas à rejeter en bloc, mais comprissent bien une approche juste de la Vérité, quand bien même il fallût aux théologiens l'adapter aux canons théologiques). Platon avait vu que le monde ne se réduisait pas à l'apparence, au donné brut de la matière; il avait compris que l'essence même de l'être ne pouvait qu'échapper au flux incessant du devenir, et paraître, éclatante, au firmament de l'éternel intelligible.

     Dieu est-il être ou pensée?

Mais, précisément, le principe qu'il se donne, symbolisé dans l'Allégorie de la caverne par le soleil, est le Souverain Bien, une idée. Pas un Etre. C'est bien ici, plus qu'un détail, mais la grande différence fondatrice qui séparera en deux camps les problématiques philosophiques entre idéalisme et matérialisme. Qu'est-ce qui fait le fond du réel, la pensée ou l'Etre? On peut toujours esquiver la question en affirmant qu'elle est insoluble et que Dieu restera à jamais un mystère pour les hommes. Mais comment ne pas remarquer que la tradition chrétienne hésite elle-même? Ce n'est pas la même chose d'écrire:

"Au commencement Dieu créa le ciel et la Terre " [2]

 

ce qui est placer l'Etre au fondement de l'être. Et d'écrire:

"Au commencement était le Verbe (Logos)"[3]

 ce qui est placer la pensée, le langage au fondement de l'être. Il faut bien admettre qu'il s'agit plus que d'une question de terme, de langage, même s'il est vrai que n'est pas anodin que Paul ou Jean écrivissent en grec.

On peut en tout cas émettre l'hypothèse suivante: n'est-ce pas parce que les grecs tentèrent de penser rationnellement l'être qu'il l'érigèrent en idée ? N'est-ce pas à l'inverse parce que les juifs ressentirent la présence de Dieu qu'ils l'abordèrent comme un Etre dont la Parole et les signes sont les modes de la Révélation.

Sans conteste, le Dieu grec se pense quand Yahvé, non seulement ne se devrait ni dire ni écrire (Ex, 3,14) mais se révèle, s'annonce. Le premier interpelle la raison; le second, la foi. Et cette différence est essentielle.

Qui en produit une autre.

 La tradition judaïque invente le créationisme.

Les grecs cherchent une réponse à la question métaphysique par excellence: Pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que du néant?

 Ils ne peuvent en conséquence trouver qu'un principe d'ordre. Pas un principe créateur. Car ce qui distingue dès l'abord la pensée grecque de la spiritualité judaïque, ce n'est pas tant le monothéisme, on vient de le voir. Mais le créationnisme. Jamais les grecs n'eurent l'idée d'une quelconque création du monde à partir de rien, ex nihilo, mais au contraire conçurent l'Idée comme ce qui organise le désordre, le chaos originel. Platon le nomme démiurge, l'architecte. Leur vision est au fond d'ordre technique. L'être est, préalablement. Il ne peut qu'être, puisqu'il est l'être. La seule histoire qui puisse affecter l'être tient à son organisation. Au début est le tohu-bohu, bruit, désert et vague. De la même façon que l'artisan met en forme une matière première, brute, informe, précisément, à partir de l'idée, du projet qu'il a préalablement élaboré, de la même façon donc que techniquement l'idée précède toujours la réalisation de l'objet; de la même façon la métaphysique grecque a-t-elle conçu le primat de la pensée sur l'être; et l'organisation de celui-ci par celle-là.

A l'inverse, la tradition judaïque, en dépit de quelques hésitations vétéro-testamentaires, offre une cosmogonie créationniste. Il s'agit bien d'une création exnihilo, à partir de rien, et donc de rien d'autre que de Dieu. Ce qui implique la priorité de l'être sur la pensée ou le projet.

"Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l'abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux"[4]

mais aussi:

"Au temps où Yahvé Dieu fit la terre et le ciel... "[5]

On le constate: la perspective est ici totalement inversée. Certes, il y a bien tohu-bohu, chaos, mais après la création. Non avant! Tout se passe comme si la création s'était opérée en deux phases. La première est de création pure. L'Etre tire, de sa propre puissance, le monde. Mais ce monde est chaotique. Alors, dans une seconde phase, l'Etre organise ce désordre initial. Ce qui situe effectivement l'être au fondement.

Car le désordre est peut-être de l'impensable, en tout cas de l'impensé. Mais de toutes les manières il est de l'être.

Il faut être très clair de ce point de vue: si limite il y a de la raison, elle se joue en terme d'impensable. Or ce dernier tourne autour des concepts de désordre, de folie ou de hasard. Nous le verrons ci-dessous.

Il y a donc deux mystères dans la création: celui de la création pure, de l'être qui serait à soi-même sa propre cause. Mais il y a aussi celui du désordre initial. Le deuxième est peut-être soluble; pas le premier. La traduction judaïque de l'être commence donc par un mystère, celui de l'être. Or un mystère se vit, s'éprouve; il ne se perce pas. D'où une traduction par la foi, par les signes, à laquelle se voue la tradition judaïque.

    Le messianisme judaïque modifie le rapport de l'homme au sacré

Il est une dernière différence qui distingue la spiritualité judaïque, puis chrétienne de toutes les autres. Ce qu'implique le prophétisme, puis l'idée de l'incarnation d'un Envoyé, est que seul Dieu puisse entamer un dialogue, puis une Alliance avec l'homme. Toutes les traditions s'efforcèrent d'instituer une relation avec le sacré; mais tandis que dans ses formes archaïques le sacré se laisse saisir grâce à des formes d'extases, d'ascèse, et de conditionnement où donc l'homme, le sage, l'Élu, prend l'initiative du dialogue, avec la spiritualité juive le dialogue s'inverse, toujours initié et maîtrisé par Dieu sans qu'aucune technique humaine puisse jamais l'enclencher, ni l'entamer. L'homme n'y est plus maître du jeu, mais auditeur avant d'être serviteur. L'homme s'y doit être à l'écoute d'un message qu'il espère mais dont il n'est jamais garanti de l'avènement. La tradition grecque était de recherche, celle judaïque d'espérance. On comprend bien la sévérité de Paul: il est d'autant plus grave de briser le canal de la communication avec Dieu, que précisément on n'en détient pas la clé, et que rien ne peut assurer qu'il soit jamais réenclenché.

     Le cœur est fidèle; la raison hypocrite

Il faut donc bien saisir que les reproches que Paul adresse à la sagesse grecque ne sont pas les mêmes que ceux qu'il adresse à la pensée juive. Certes, ni grecs ni juifs ne sont là pour soutenir le Christ dans sa mission, parce que tout simplement ils ne l'ont pas reconnue. Il y a, désolante et tragique, désertion, trahison des clercs! Mais à lire attentivement le texte, la différence est néanmoins de taille: les grecs ne pouvaient pas entendre; les juifs l'eussent dû.

L'utilisation même du terme de folie par Paul, et l'insistance qu'il met à l'opposer à la sagesse, indique parfaitement combien, dans son esprit, le langage de la croix ne s'adresse pas à la raison. La folie c'est l'insensé, l'irrationnel; ce qui ne se prouve pas parce que ne s'explique pas.

Le texte, mais c'est une tradition biblique, prend appui sur un autre texte vétéro-testamentaire. Paul reprend ici une habitude qu'eut également le Christ, comme s'il fallait précisément toujours donner des signes de l'accomplissement de la promesse. La répétition est de l'ordre du signe, non de la rationalité. Cette répétition s'adresse aux Juifs, donc: elle est prononcée pour leur rappeler combien leur destin est scellé par l'Alliance, combien la Volonté du Père est éternelle, mais immuable surtout. On remarquera d'ailleurs que la référence à Isaïe n'est pas tout à fait exacte:

"Le seigneur a dit:

Parce que ce peuple est près de moi en paroles et me glorifie de ses lèvres,

mais que son cœur est loin de moi et que sa crainte n'est qu'un commandement humain, une leçon apprise,

et bien! Voici que je vais continuer à étonner ce peuple par des prodiges et des merveilles;

la sagesse des sages se perdra et l'intelligence des intelligents s'envolera.»[6]

 

On le voit, le prophète dénonce ici l'hypocrisie. La métaphore est classique: le cœur révèle la sincérité de l'âme; les lèvres, elles, peuvent mentir. L'hypocrisie tient bien en une sagesse, non pas vécue, mais uniquement apprise. C'est d'ailleurs ce même texte que cite le Christ lorsqu'il s'en prend à l'hypocrisie des pharisiens (Mt, 15,8-10). Seulement, ici, le Christ ne s'en prend pas tellement à l'intelligence qu'au cœur, source de toutes les hypocrisies:

"Du cœur en effet procèdent mauvais desseins, meurtres, adultères, débauches, vols, faux témoignages, diffamations. Voilà les choses qui souillent l'homme"[7]

Il y a bien deux discours; deux formes d'errances; deux causes différentes de l'erreur, de la faute.

L'intelligence n'est pas mauvaise en soi; elle est surtout limitée.

Le cœur, ce qui relève du sentiment, du désir, est vite dangereux parce que générateur d'hypocrisie.

Ce n'est pas un hasard si nous retrouvons ici deux grilles de lecture parce qu'elles correspondent en réalité exactement à la partition que nous avions relevée ci-dessus. L'idée et l'être.

      La faute théorique est dans la limite. La faute ontologique est dans l'hypocrisie.

Tout au plus peut-on considérer que les lèvres reproduisent l'hypocrisie du cœur.

A charge donc pour nous de repérer quand et comment le langage se met au service du cœur, quand donc il ment.

Ce n'est pas un hasard, encore, si nous retrouvons ici, les deux flexions du verbe se tromper. Nous avions relevé que le terme avait un sens actif comme passif. Quand nous sommes victimes de l'erreur, assurément c'est l'intelligence qui parle en nous; quand nous sommes les acteurs du leurre, alors c'est le cœur qui hypocritement ourdit un complot.

Nous le savons désormais c'est le cœur qui domine quand l'intelligence, la sagesse se met au service du cœur, et donc des désirs. Nous avions effectivement besoin de discerner les formes de la faute avant de tenter d'en appréhender les fondements: l'intelligence ment quand elle se trompe de maître; quand, au lieu de servir Dieu, la sagesse, elle ne fait que flatter les noirs desseins.

    Le fondement de l'anti-intellectualisme est philosophique

Ici, l'on jette l'enfant avec l'eau sale du bain. Même s'il est vrai que la Parole s'adresse à tous, et qu'il n'est pas nécessaire d'être érudit pour l'entendre, ne serait-il pas abusif pour autant de déclarer que l'intellect est l'ennemi dans la mesure même où nul ne saurait se dispenser de son usage ? L'église se condamna elle-même, tout au long de son histoire, à se faire le complice de tous les combats d'arrière-garde contre les sciences, la culture et même parfois les arts. Se condamna souvent à soutenir les pouvoirs les plus autoritaires, de peur justement que la liberté de pensée n'éloignât d'elle les fidèles. L'Église, comme souvent les institutions, eut peur de la liberté d'examen et de conscience, préférant de loin susciter chez ses fidèles l'obéissance aveugle à l'enthousiasme réfléchi. Et très vite, à cause de cela, l'Église devint plus une pourvoyeuse d'autorité que de sincérité.

Il ne saurait être hasardeux enfin que les textes de la Révélation parlassent de "chercheur sincère": la sincérité est la condition du cœur, mais la recherche?

 L'anti-intellectualisme n'est pas que le fait des traditions religieuses!

On le retrouve tout aussi bien dans certains courants philosophiques. Et il peut être dangereux en cela même qu'il ne saurait, on vient de le voir, signifier une exclusive prédominance des sens ou des sentiments -ce que les textes bibliques nomment le cœur- mais tout au plus une réorientation de l'acte même de la pensée. Est très caractéristique des dangers d'un anti-intellectualisme primaire, ce combat contre la pensée rationnelle qui domina l'Allemagne des années trente, combat où le nazisme trouva assurément si ce n'est son fondement, tout du moins une de ses formes.

 

"Si nous combattons l'intellectualisme, alors il faut, pour le combattre vraiment, connaître l'adversaire, c'est-à-dire qu'il s'agit de savoir que l'intellectualisme n'est qu'un provin, un prolongement actuel et très déficient d'un primat du penser préparé depuis longtemps et élaboré avec les moyens de la métaphysique occidentale. (...)

La mésinterprétation du penser et le mésusage du penser mal interpréter ne peuvent être surmontés que par un penser authentique et originaire, ils ne peuvent l'être par rien d'autre. La nouvelle élaboration d'une telle pensée exige avant tout le retour à la question concernant le rapport du penser à l'être. (...)

Dépasser la logique traditionnelle, cela ne signifie pas la suppression du penser et le règne des simples sentiments, mais un penser plus originaire, plus rigoureux dans l'obédience de l'être."[8]

Ce texte suscite deux ordres de réflexions:

   La pensée définit ses propres limites en repérant une déviation originaire

D'une part, les bornes sont très bien posées d'une correcte réflexion sur la pensée. Aucune critique de la pensée n'est admissible, qui déboucherait seulement sur la démission de la pensée. Il ne s'agit pas d'une abdication en rase campagne, mais au contraire d'une réorientation de l'acte même de penser. Ce qu'attestent tous les textes de la Révélation, dans des termes que n'eût pas désavoué Heidegger. Où l'on voit, ce que nous démontrerons, que la pensée, fût-elle intellectuelle, est parfaitement capable de répertorier et de penser ses propres limites. De là, naît l'idée d'une défaillance originaire, d'une perversion archaïque de la pensée conduisant à une réflexion globale et anhistorique sur les rapports généraux que la pensée entretient avec l'Etre. Or nous l'avons effectivement signalé, ce rapport pensée/être est au fondement même de toute problématique philosophique et spirituelle.

Il est des traditions judaïques comme chrétiennes qui illustrent cette idée en faisant valoir que la mission de l'ange déchu, Lucifer, avait été précisément, de développer l'entendement humain. Que sa chute donc consistât en une incitation vers un développement pervers de l'entendement humain. Ce qui confirme que, d'une part le mal a effectivement partie liée avec l'intellect; que d'autre part le cheminement humain n'a pas toujours été fallacieux mais qu'au contraire après un début correct, une diversion se fit jour qui entraîna tous les maux. Le règne du mal semble bien prendre l'aspect du développement unilatéral de l'intellect qu'attestent de nombreux textes évangéliques; tous les textes de la révélation.

"La soumission à la souveraineté de l'intellect (...) n'est rien d'autre qu'une déclaration de guerre ouverte à Dieu"[9]

 La démarche heideggerienne consiste dans la recherche de ce point originaire de la déviance.

Ce que, en France, l'on nommera existentialisme, le primat de l'existence sur l'essence, correspond dans son esprit à cette réorientation de la pensée. Il s'agit ni plus ni moins que de recommencer toute la métaphysique qui aurait été pervertie dès l'origine, dès l'ensemencement de la pensée grecque. D'où la prédilection heideggérienne pour les présocratiques.

 Mesurer les risques d'un tel retour aux origines.

Très vite, il peut devenir synonyme d'une lutte contre la culture et la civilisation. Retourner aux sources, ne saurait signifier l'exhortation vers une pensée sauvage ou barbare. Ni même l'éloge de l'acte pur. Nous ne cesserons d'être inquiet en observant qu'un philosophe, quoique ayant parfaitement senti les données du problème, succomba néanmoins aux tentations nazies. Qu'il ait si longtemps persévéré à entrevoir dans le nazisme une pensée résolument moderne qui pût lutter contre l'oubli de l'être, nous pousse à être d'une vigilance extrême. Certes, ceci atteste combien l'entendement philosophique qui pourtant se targuait d'être au moins un garde-fou contre le fanatisme et l'intolérance, n'est même pas capable de reconnaître toujours ni de fustiger systématiquement l'horreur quand elle se manifeste dans toute son épouvantable clarté; mais ceci atteste surtout que toute problématique d'un retour aux origines, demeure invariablement ambiguë, qui pourra toujours être saisie dans ses formes perverses. Retour aux origines doit signifier re-pensée des origines et non régression aux formes infantiles de développement de l'humain. Or, le nazisme, sans conteste, fut une forme avérée de régression mentale!

Les bornes d'une réflexion sont ainsi posées.

Critique de l'entendement, assurément, en ceci qu'elle doit rechercher les fondements de la faute, et les limites indépassables qui l'enserrent au lieu de la matière. Assurément!

Rejet de l'entendement, non! Décidément!

 

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      Critique de la Raison

Les mots ont une histoire. Des concepts tels que ceux d'intellect, parce qu'ils touchent à la théorie de la connaissance, ont évidemment une histoire philosophique.

Verstand, en allemand peut se traduire aussi bien par intellect que par entendement:

 

"Dans mon sens, l'entendement répond à ce qui, chez les latins, est appelé intellectus et l'exercice de cette faculté s'appelle intellection, qui est une perception distincte, jointe à la faculté de réfléchir, qui n'est pas dans les bêtes"[10]

L'entendement désigne donc la faculté de comprendre par opposition aux sensations.

On oppose traditionnellement raison et intuition sensible en tant que celle-ci fonctionne de façon immédiate, par impressions quand celle-là produit, de façon médiate, des idées. Ainsi les objets sont-ils immédiatement représentés à la conscience par les sens quand au contraire ils sont produits dans le raisonnement sous forme d'idées, d'analyses et de déductions.

L'image que nous formons en nous de la chaise est vraie pour autant qu'elle reproduit correctement et fidèlement les caractéristiques de la chaise réelle. D'où le critère traditionnel de la vérité: "adéquation de la chose et de sa représentation."

En revanche quand nous tentons d'analyser l'idée de chaise présente en notre esprit, nous réalisons immédiatement qu'elle renvoie à une classe d'objets, et pour ceci, pour pouvoir efficacement désigner tous les objets de cette classe-là, elle ne peut ressembler à aucune chaise réelle. Pour que l'extension du concept soit correcte, il faut impérativement que sa compréhension, les caractères distinctifs qu'il comprend, soient communs à tous les objets et non pas seulement à l'un d'entre eux. L'idée -ou concept- est donc ~e abstraction en ceci qu'elle fait abstraction de tous les attributs qui ne sont pas essentiels, mais seulement accidentels; est une généralité en ceci qu'elle ne conserve que ce qu'il y a de commun à tous les objets, ce qui fait qu'ils se ressemblent.

S'en déduit immédiatement que la pensée forme des idées par analyse et synthèse. Il faut bien, et c'est une des tâches de la raison que soient analysées les différentes composantes de l'objet et séparées celles qui sont essentielles de celles qui sont accidentelles. Dire que la pensée est une abstraction doit être pris très au sérieux; c'est une abs-traction: et dans ce sens la pensée est effectivement un acte, une pro-duction. Mais c'est aussi une abs-traction: un triage, une distinction, une disjonction. La pensée est analyse, séparation, découpage. Et non pas mélange. Nous avons déjà rencontré ce thème: rien ne répugne plus à la pensée que le confus, le mélange, l'ambigu. C'est d'ailleurs tout le sens de la définition de la vérité comme "clair et distinct" par Descartes. Ce dernier ne doute pas pour douter, mais bien pour savoir. L'agace prodigieusement d'avoir à travailler sur des données confuses, incertaines, fallacieuses. Repenser tout le savoir, recommencer à zéro, douter de tout et tout reconstruire sur les seules données de la raison, et jamais sur celles des sens, signifiait la possibilité même de la connaissance. Mais impliquait un postulat au moins: la raison ne trompe pas. Du vrai se déduit toujours logiquement le vrai. Si erreur il y a, elle ne peut venir en soi de la raison, mais seulement de son mésusage, d'un jugement hâtif ou présomptueux. Ce n'est jamais la raison qui se trompe, c'est la volonté qui juge!

Le débat qui hante le XVIIe et le XVIIIe siècles, entre empirisme et rationalisme, n'est pas qu'un débat académique. D'où viennent nos idées ? Les empiristes conçurent que rien ne pouvait être dans notre pensée qui ne fût préalablement donné dans l'expérience sensible. C'était rabattre totalement la vérité sur le réel sensible; c'était surtout limiter très étroitement la possibilité même de penser. Hume, entre autres, avait parfaitement vu que l'idée de cause, par exemple, ne pouvait pas être tirée de l'expérience, qui elle ne nous donnait que la succession habituelle entre deux phénomènes. Fallait-il pour autant dire que seule l'habitude nous faisait nommer cause ce qui n'était en réalité que concomitance entre des phénomènes ?

C'eût été renoncer à coup sûr à la possibilité même d'expliquer le réel.

Car une chose au moins est certaine en la matière: expliquer, c'est donner les causes; c'est relier un phénomène à un autre par une relation constance et prévisible. Si la causalité est une simple vue de l'esprit, alors, oui! il faut renoncer à tout travail de la pensée parce qu'il serait vain!

Pire encore: si vraiment la pensée doit se borner exclusivement au donné empirique, comment prévoir l'occurrence d'un phénomène, puisque par définition nulle expérience du futur n'est empiriquement possible.

Voici bien les arguments qui firent préférer à un Descartes, puis à toute la démarche scientifique, une voie rationaliste plutôt qu'empiriste. C'était jouer sur toutes les forces de la raison, sur ses avantages indéniables. Il faut les comprendre, les analyser, si l'on veut percevoir justement ce que peut viser une critique de l'intellect.

On n'a jamais intérêt à sous-estimer l'objet de sa réflexion, ni son adversaire. C'est dans ce cas seulement que l'on perd! il y a anti-intellectualisme traditionnel dans tous les courants religieux. C'est un fait! Mais à quoi s'en prend-il?

Comment comprendre que ce qui apparut durant tout le siècle des Lumières comme l'instrument même qui produirait et le savoir etla liberté puisse être par ailleurs conçu comme le ferment de la faute, comme la source de la tentation?

Dans tous les cas de figure, ce n'est pas parce qu'un phénomène comporte des failles, qu'il faut en mésestimer les forces. Or des forces, l'entendement rationnel en dispose d'énormes, que d'ailleurs le fabuleux développement des sciences atteste. il ne faut jamais oublier que les sciences de la matière ne débutent véritablement leur histoire qu'au XVIIe siècle. Trois cents ans! Seulement! Quel chemin parcouru. L'esprit scientifique triomphant à bouleversé le réel, et offert une connaissance de la matière étonnante, inquiétante parfois, passionnante toujours! On eût aimé qu'une telle énergie productrice fût également mise au service de la spiritualité!

Les points forts de la raison peuvent être rapidement résumés: -

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Premièrement, il n'est pas besoin d'un contact direct avec l'objet pour que l'idée puisse s'en former. La connaissance est possible à distance. Et même souvent cette distance, ce recul, sont préférable pour l'obtention d'une connaissance objective.

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 Deuxièmement, la connaissance rationnelle est économique en ceci qu'elle permet la généralisation, l'extension de la connaissance et même permet de déborder ce dernier.

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Troisièmement, cette connaissance est facilement transmissible. Autant l'impression sensible n'est jamais communicable, autant l'idée intellectuelle est exprimable via le langage et la déduction. Ici, l'expérience des uns, évite aux autres de la recommencer. L'histoire des sciences pour discontinue qu'elle soit, n'est quand même jamais un éternel recommencement.

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Quatrièmement, elle rend possible l'action, et, partant, la liberté. Un certain idéal scientifique peut être résumé dans l'adage positiviste donné par A Comte:

"Voir pour savoir; savoir pour prévoir; prévoir pour agir."

Généralisation, anticipation, explication sont les points forts de cette démarche, et ce d'autant plus qu'elle est parfaitement communicable, même si parfois il est nécessaire de faire l'effort de l'apprentissage d'un outil conceptuel un peu complexe.

En tout cas, on comprend pourquoi la liberté s'en déduit. Pourquoi aussi l'école put apparaître aux fondateurs de la République comme le pendant naturel de la réforme politique qu'ils avaient entreprise. Il n'y a pas de société libre, sans liberté du citoyen; il n'y a pas de citoyen libre, sans connaissance. L'école; le savoir comme école de la liberté.

C'est pourquoi il faut comprendre les réactions frileuses de beaucoup d'intellectuels devant les critiques anti-intellectualistes. Non tant qu'ils cherchent à défendre leur place (encore qu'il puisse y avoir évidemment de ceci!) mais parce qu'ils ne peuvent pas ne pas redouter dans ces critiques, un complot contre la liberté! Pour eux, le savoir est l'essentiel, la condition sine qua non de la liberté. Et ils n'ont pas tort!

On remarquera effectivement que même la tradition créationniste implique ce thème. Le fait même qu'il y eut Révélation, implique que l'homme n'est véritablement libre et donc responsable de ses choix que pour autant qu'il dispose de la connaissance. La Révélation n'est-elle pas là précisément pour lui permettre de comprendre ce qu'il doit comprendre; pour lui donner ce savoir que de lui-même il n'aurait pu trouver?

Mais affirmer que la raison a des avantages, fussent-ils indéniables, n'est pas pour autant sombrer dans l'hagiographie sans retenue. La raison a des limites. Et le pire (le mieux?), c'est qu'elle le sait!

   Les défaillances.

Les trois postulats de la raison

      l'intelligibilité du monde

Platon l'avait déjà reconnu: on ne peut pas penser la pensée hors de la pensée. Dans l'affaire, et c'est tout le problème de la théorie de la connaissance, la raison est toujours à la fois juge et partie. Et le risque est donc énorme qu'elle ne soit pas objective. On pourrait utiliser ici l'argument du troisième homme qui montre bien l'étendue de l'aporie: ou bien nous pouvons juger grâce à une autre faculté la validité de la raison, mais alors il nous faudrait une autre faculté encore pour juger la seconde et ainsi à l'infini. Ou bien nous laissons la raison se poser elle-même et c'est avouer que de toute façon ses données ne seront jamais stables.

il est tout à fait caractéristique que la démarche cartésienne qui n'a aucun mal à prouver combien les sens nous trompent, et qui peut précisément le faire parce que c'est alors la raison qui le démontre; est en même temps condamnée à l'axiome pur et simple quand il s'agit de juger la raison:

"Le bon sens est la chose au monde la mieux partagée "[11]

Quand bien même il s'essaiera par le truchement de l'hypothèse du Malin Génie, un raisonnement par l'absurde, à montrer que l'excellence de la raison s'appuie sur la toute-puissance divine, il n'empêche qu'il est porté comme naturellement à poser que la raison est un bon outil pour comprendre le monde, sans en avoir finalement aucune certitude.

L'enjeu est fabuleux et Descartes a raison. D'abord, il n'y a pas d'autre solution que de présumer la raison fiable: ne disposant pas d'autre faculté pour appréhender le monde, le choix rationaliste était loin d'être absurde tout simplement parce qu'il était le seul possible. Les sens sont trop trompeurs, offrent une connaissance trop limitée, pour qu'on puisse s'en contenter. Néanmoins ce choix ne va pas sans principes préalables. Que signifie en effet affirmer que la raison est un bon outil pour comprendre le monde? De la même façon qu'on ne peut voir que les choses visibles, on ne peut penser rationnellement que ce qui est rationnel.

Le premier présupposé du rationalisme consiste donc dans le principe de l'intelligibilité du monde et ceci parce que le monde serait structuré selon les formes mêmes de la raison humaine; ce que HEGEL posera dans la célèbre formule:

"Tout ce qui est réel est rationnel; tout ce qui est rationnel, est réel"

Ce qui illustre non seulement cette coïncidence entre le réel et la pensée, mais la possibilité de dépasser le réel empirique par le simple truchement du raisonnement. Ce qui est rationnellement prouvé doit être réel, vrai! Or ceci précisément ne peut qu'être posé, jamais démontré. Rien ne peut nous garantir que le monde effectivement obéisse aux structures de notre pensée, parce que nous sommes incapables de sortir de notre pensée pour le faire:

"Ce qui est incompréhensible dans le monde est que justement il soit compréhensible" [12]

   Le déterminisme

Le second consiste dans le fait que la raison ne peut comprendre que par les causes. Expliquer, c'est toujours expliquer par les causes et surtout pas par les fins. Un phénomène rationnel est donc toujours un phénomène déterminé, causé. Tout phénomène indéterminé est donc présumé irrationnel, et par voie de conséquence incompréhensible, voire inexistant. Le hasard restera donc hors du champ de la compréhension rationnelle.

      la véracité de la raison

Le troisième tient au fait qu'en affirmant l'excellence de la raison, on affirme en même temps qu'elle véhicule le long de la chaîne du raisonnement, la valeur de vérité initiale. Le vrai implique toujours le vrai. D'où la recherche si scrupuleuse chez Descartes, d'un point de départ absolument certain: le cogito ergo sum.

De ce point de vue la raison fonctionne comme une auberge espagnole. On n'y peut trouver que ce que l'on y a apporté. L'ensemble de la production rationnelle ne peut en conséquence valoir que ce que valent ces points de départs. Or, ces derniers sont aussi des axiomes, des principes, des propositions non démontrées donc.

Aristote avait défini ces principes fondateurs du raisonnement: principe d'identité, de contradiction; du tiers exclu. Mais à bien y regarder, il en est d'autres que l'histoire philosophique décèlera les unes après les autres.

"Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale, celle d'une représentation unifiée et cohérente du monde[13]"

    La raison ne peut comprendre que le cohérent, c'est-à-dire ce qui est déterminé.

La raison est causale, elle ne peut entendre que ce qui est causé. C'est déjà dire qu'en soi, et par principe, l'idée d'un Dieu qui serait causa sui, à lui-même sa propre cause, est proprement inintelligible. Mais c'est dire surtout que la raison ne peut que réduire le réel à elle-même, au rationnel. L'idée d'une causalité ne peut provenir de la réalité empirique, nous l'avons vu. A Comte a fort bien vu que si l'homme n'avait dès ses origines, eu l'idée que les phénomènes étaient liés entre eux, ils n'aurait jamais rien pu tirer de l'observation de la réalité, parce que tout simplement il aurait été submergé par la constatation d'une pluralité pour lui incohérente d'objets. ~ fait, ainsi que l'a démontré Kant, l'entendement est structuré selon des formes a priori, qu'il appelle catégories, dont justement l'inhérence et l'accident, la causalité et la dépendance. Mais de la même façon notre sensibilité est structurée selon des intuitions pures, des formes a priori: l'espace et le temps. Et ceci est sans doute le plus important parce que ceci signifie que jamais ni la raison, ni la sensibilité ne sauraient être des témoignages suffisamment probants de l'existence hors d'elles de la réalité. Cela peut sembler stupide: mais même s'il est vrai que je me sens impressionné par des perceptions, même si je puis former des idées en moi des objets que je rencontre dans l'expérience, rien, mais absolument rien ne saurait me garantir que sensibilité et entendement ne me jouent pas le vilain tour de me faire accroire une réalité qui en fait n'existe pas.

"Esse est percipi"

C'est être que d'être perçu selon l'empiriste. Oui, que je ferme les yeux, que je cesse, si ceci était seulement possible, de penser, et subitement la réalité devient évanescente et je n'ai plus aucune assurance non seulement qu'elle existe telle que je la vois ou la pense, mais même seulement qu'elle existe.

En fait l'entendement est condamné à faire comme si. Autant dire, que s'il est même seulement incapable de saisir avec assurance l'objectivité de la réalité extérieure, a fortiori est-il incapable de saisir des réalités pleine, essentielles, éternelles! Tout ce que nous pouvons observer est que la connaissance avance toujours en mettant de l'ordre, de la rationalité, de la nécessité là où il pouvait sembler auparavant qu'il n'y eût que de la contingence, du hasard ou du désordre. Mais dans quelle mesure n'est-ce pas une illusion; dans quelle mesure ne voyons-nous pas de l'ordre simplement parce que nous l'y aurions mis, ceci la raison ne peut en aucun cas l'élucider! On doit à Gödell, et à son théorème, d'avoir démontré que tout système théorique comporte au moins une proposition qui n'a pas été démontrée, au moins un axiome donc. Dans tous les cas de figure, donc la pensée rationnelle est axiomatique.

Ceci est le premier signe de sa finitude.

Elle ne peut rien saisir absolument; elle ne peut appréhender que ce qui est matériel, parce que déterminé.

       De la vérité ontologique à la vérité logique

Et ceci va modifier totalement la conception que l'on pouvait nourrir jusque là de la vérité. Au lieu de la considérer comme un être, une réalité (ce que suggère un terme comme veritas et le fait que dans le langage courant l'on utilise presque comme synonyme vrai et réel) la vérité va devenir une valeur, nécessaire certes, mais une valeur logique que l'on plaque sur des énoncés, mais qui en elle-même n'appartient pas aux choses. Dire: "ceci est vrai" consiste en un jugement dont l'objet est d'attribuer une valeur à la proposition pour l'accepter.

Il est vrai que jamais l'on ne pourra renier l'idée de vérité. Affirmer "la vérité n'existe pas" reviendrait purement et simplement à annuler la formule qui l'affirme. Mais cette modification radicale du concept de vérité permet de résoudre l'aporie.

Oui! effectivement nul ne se peut passer du concept de vérité en ceci même qu'il permet de faire la discrimination entre les énoncés que l'on accepte et ceux que l'on récuse. Mais non! la vérité n'est pas un être et donc nul ne se peut targuer de la détenir.

Comme Bachelard l'a excellemment montré, l'histoire de la connaissance scientifique est une histoire discontinue, tramée de conflits, de césures, de ruptures et de recommencements. On y définit la vérité seulement comme l'ensemble des propositions qui a résisté à l'épreuve du doute et de l'expérimentation. Est vrai, ce dont on n'a pas (encore!) démontré le contraire ou l'impossibilité. Est vrai ce qui a satisfait aux critères de l'intelligibilité rationnelle. Mais, justement, le fait même que la raison sache qu'elle est axiomatique, lui interdit jamais de poser quelque énoncé que ce soit de manière définitive. La vérité scientifique se veut approchée, jamais atteinte.

     De la vérité logiqie à la vérité expérimentale

On considérera qu'une proposition, une théorie scientifique est vraie à partir du moment où, elle est d'une part explicative; d'autre part vérifiable; enfin falsifiable.

On le voit, la raison scientifique définit elle-même, par une sorte de sas préalable, cela même qu'elle reconnaît comme étant pensable. Elle ramène le réel au rationnel. Ce filtre est la condition de sa fécondité mais aussi sa limite.

Ce faisant effectivement la raison s'interdit de pouvoir atteindre la Vérité; elle ne le cherche même pas et s'en défie même franchement. Non sans raison! La démarche scientifique a reconnu combien la prétention de détenir la vérité pouvait être source de fanatisme et d'intolérance; mais source aussi de stérilité. Celui qui croit savoir, ne cherche plus; et, partant, ne risque pas de corriger ses éventuelles erreurs.

De plus, par cela que la raison définit elle-même ses normes, elle réduit le savoir à être de l'ordre de l'idée qui se comprend; de la science qui s'apprend; mais certainement pas de la sagesse qui se vit ou s'expérimente.

Et c'est bien ainsi qu'il faut le comprendre. La démarche scientifique n'a pu réussir à progresser qu'en renonçant à ses prétentions initiales. Renoncement à l'explication des fins dernières, ce que Comte nomme l'esprit théologique. Il est clair en effet que l'homme à ses origines cherchait l'explication finale du monde. La question pourquoi, toujours entendue comme la recherche des fins dernières, cette question que l'on retrouve effectivement dans les phases de développement de l'enfant, cette question, c'est vrai, ne connaît pas de réponse rationnelle possible. Les sciences n'ont réussi à progresser qu'en renonçant à répondre à la question "pourquoi?"; en se contentant de répondre à la question "comment ?". La raison qui ne connaît que les relations que les phénomènes entretiennent entre eux. La physique n'a pu s'élaborer qu'en renonçant d'abord à être une métaphysique. Elle fait donc comme si la relation de l'être à la pensée était une question résolue, quand évidemment elle ne l'est pas. Elle prend le risque, en renonçant à un projet global, de réduire le réel à la réalité déterminée, mais ce risque est fécond pour la connaissance du monde qui nous environne.

Elle renonce à vouloir conférer à la vérité une quelconque existence. La vérité n'est plus une réalité transcendante que l'on dévoile mais une relation logique que l'on établit entre le sujet connaissant et le phénomène à connaître. La vérité devient non pas un être mais un acte de jugement. La vérité scientifique n'a de réalité qu'intellectuelle.

Pour autant qu'on ne veuille pas conférer à la vérité scientifique un autre statut que le sien, pour autant que l'on ne déborde pas du cadre très strict que la raison s'est donné à elle-même, on doit considérer que les sciences ont raison. C'est une sagesse que de réduire la vérité rationnelle à une vérité logique. Mais c'est une limite, indéniablement.

Il semble alors évident qu'on puisse tout attendre de la raison scientifique, mais certainement pas une morale. En réduisant le concept de vérité au rang de simple valeur logique, elle s'interdit heureusement de pouvoir tirer aucune valeur de l'observation de la réalité matérielle, donc aucune morale; seulement une connaissance.

C'est donc à une véritable répartition des tâches que nous assistons, qui n'est valide que pour autant qu'elle soit respectée.

Or, l'un des gros contre-sens que nous commettons souvent à propos des sciences, est d'en vouloir faire le fondement d'une philosophie de la vie. [Ce n'est pas un hasard si toutes les éthiques qu'on a voulu tirer de la biologie débouchèrent ni plus ni moins que sur le racisme, voire le nazisme. C'est la tentative elle-même de tirer une morale de la science qui est perverse.]

En réalité, les sciences n'ont pas tout à fait répondu au voeu que l'on formait sur elle. Elle n'offre jamais une connaissance universelle, mais seulement spécialisée et segmentée en secteurs différents, pas toujours compatibles d'ailleurs. Elle n'offre pas toujours un savoir clair: il est évident que le langage scientifique est souvent complexe, pour ne pas dire hermétique au sens commun. Et l'on n'en peut tirer aucune morale.

Mais l'erreur n'est pas des sciences, mais seulement de notre rapport aux sciences. Il ne fallait pas en attendre plus que ce qu'elles étaient capables de donner.

C'est là encore un des fondements de la faute. Elle ne tient pas à la raison elle-même mais à l'utilisation qu'on en peut faire. Il faut respecter scrupuleusement la division du travail théorique qui s'est spontanément élaborée au fil des siècles. A la physique, la connaissance du monde matériel. S'il en est besoin que s'érige une métaphysique!

Si l'on veut enfin éviter ce foisonnement de sectes, de retours parfois névrotiques au religieux, il faudra d'abord rendre justice de ce faux procès qu'on intenta aux sciences.

Si l'on veut ouvrir à la spiritualité une voie qui soit saine et féconde, ceci ne pourra se réaliser que sur fond d'une reconnaissance du rôle et des fonctions, limitées mais circonscrites nette ment, de la raison scientifique.

   Sa seconde limite: la nécessaire quantification des phénomènes

Comment en effet la raison procède-t-elle pour saisir conceptuellement la réalité qui se trouve en face d'elle ? E~ fait, comme l'avait parfaitement analysé Aristote: en quantifiant, c'est-à-dire en réduisant au même. Ce n'est certainement pas un hasard si les sciences de la matière connurent un étonnant développement après Galilée. Celui-ci avait bien vu que:

"le livre de la vie est inscrit en symboles mathématiques"

La pensée ramène à une aune commune, ramène au même. Elle ne peut en aucune façon entendre la différence qualitative; tout au plus les différences quantitatives. Elle procède par assimilation, par classement dans les rubriques générales, elle procède par genre proche et différence spécifique, certes; mais en aucune manière elle ne pourra comparer des objets qualitativement différents. Sa méthode est donc bien de l'ordre de la traduction, et, de fait, la mathématique semblera le langage le plus approprié, parce que le moins ambigu, pour cette traduction-ci. La raison a partie liée avec le langage.

Or, ce que nous disons de la raison peut effectivement tout aussi bien être affirmé du langage. Celui-ci consiste effectivement dans la substitution d'un nombre fini de mots à un nombre infini, en tout cas indénombrable d'objets. Ceci ne peut se faire que par abstraction, par généralisation. On doit à la linguistique moderne d'avoir montré que les mots ne renvoient pas aux choses, comme on pourrait l'imaginer à première vue, mais au contraire à l'idée des choses, à l'abstraction.

 la raison identifie

En fait penser, c'est toujours identifier, c'est-à-dire ramener au même.

Et tout le problème est ici: certes, encore une fois cette méthode s'est avérée efficace; elle n'en est pas moins limitée. La perte d'information produite par la mise entre parenthèses des qualités est largement compensée par le surcroît d'informations permis par la quantification; mais cette perte n'est pas nulle; au moins localement. Ce n'est pas parce que nous ne pouvons pas entendre les qualités qu'elles n'existent pas. Et je gage qu'il doit bien être des phénomènes où ces qualités prédominent. Ne prenons que l'exemple honteux de banalité, que peut représenter l'essai d'expression de nos sentiments intimes par le langage. Tous, ceci est un fait d'expérience universel, tous n'ont pu que ressentir l'inanité d'un langage trop général justement, pour pouvoir exprimer, ne fût-ce que l'ombre de l'originalité du sentiment qui nous lie à l'autre.

Mais cela signifie que la raison est totalement impropre à appréhender l'absolue singularité de l'autre, ou de l'être; ce qui fait la différence. Elle ramène tout au même, c'est-à-dire finalement à elle-même. La raison participe de ce fond fétichiste qui veut que l'on interprète tout par rapport à soi-même. C'est une des significations de la parabole de la paille et de la poutre. Mais il n'en peut aller autrement. Nous pouvons parfaitement comprendre ce en quoi l'autre nous ressemble mais nous sommes totalement démunis devant l'irréductible différence.

La conscience qu'eurent les premiers hommes de dieux fétiches vient sans doute de ceci comme le soulignèrent et Spinoza et Comte. Parce que l'homme se trouvait devant des phénomènes totalement incompréhensibles pour lui, il s'est effectivement demandé pourquoi ? mais non pas au sens d'une recherche des causes mais plutôt des fins. Simplement parce que lui agit toujours en vue de certaines fins, il a supposé qu'il en allât de même pour le monde. D'où l'idée de volontés divines. C'est bien ainsi, en projetant sa réalité propre sur le monde, que le processus de la connaissance s'est enclenché.

De la même manière, c'est souvent ainsi que procèdent les découvertes scientifiques. Les hypothèses ne sont jamais élaborées au hasard, mais au contraire, au devant d'un phénomène inexplicable, par La recherche d'une solution qui rendrait le phénomène intelligible. Mais cette solution est le plus souvent introduite par analogie avec d'autres situations, avec des savoirs déjà acquis.

On peut considérer en la sorte que la connaissance procède toujours vers le même; vers l'identification. il s'agit toujours de rabattre l'inconnu sur du déjà connu.

 La raison universalise

L'idéal rationnel est celui de l'universalité. Trouver la loi [et en ceci, celle de Newton fut exemplaire] qui permette d'expliquer la totalité des phénomènes. La connaissance peut être considérée comme une lutte contre l'entropie: le minimum d'hypothèses et d'axiomes en vue du maximum de connaissances. Mais aussi comme une lutte contre la différence

La connaissance, qui d'une certaine façon, cherche à conjurer l'irréversibilité du temps, cherche une forme d'éternité, quand justement nous avons vu que le dépassement du temps et de l'espace lui est impossible; cherche donc à conjurer le temps en réduisant la disparité du réel à l'occurrence d'une seule et même loi. Expliquer c'est identifier. L'idéal serait pour un scientifique de pouvoir ramener tous les différents ordres de phénomènes à un seul afin de pouvoir les déduire les uns des autres comme en mathématique les propositions sont déduites les unes des autres.

Mais précisément, cet idéal d'intelligibilité n'est qu'un idéal, et il ne saurait être en conséquence qu'approché.

 

"Nous savons que la raison ne procède que d'identité en identité, elle ne peut donc tirer d'elle-même la diversité de la nature... Contrairement au postulat de Spinoza, l'ordre de la nature ne saurait être entièrement conforme à celui de la pensée. S'il l'était, c'est qu'il y aurait identité complète dans le temps et dans l'espace, c'est-à-dire que la nature n'existerait pas. En d'autres termes, l'existence même de la nature est une preuve péremptoire qu'elle ne peut être entièrement intelligible" [14]

Spinoza, parce qu'il était panthéiste, avait effectivement réduit l'être à la pensée, puisque pour lui il n'y avait qu'une seule substance. Pour lui, parce que Dieu coïncidait totalement avec la nature, parce que donc mon entendement était une partie de l'entendement divin, penser et être était une seule et même réalité.

Où nous reconnaissons ce que nous avions déjà suggéré à plusieurs reprises: derrière le problème de la connaissance; derrière l'analyse de l'entendement humain, qui pourrait ne paraître qu'un problème de détail, ou en tout cas qu'un problème purement technique, de théorie de la connaissance, se cache en réalité un problème métaphysique classique: le rapport de l'être et de la pensée.

Où nous pouvons mieux comprendre que le rôle d'une morale tiendrait certes dans un traité du bon usage de la raison; mais consiste plus fondamentalement dans le repérage des fondements métaphysiques de la connaissance.

Où nous pouvons aussi comprendre qu'on ne peut jamais évacuer, même de façon rationnelle, la question de Dieu et de l'être. Certes, la démarche rationaliste l'avait évacuée, non sans raison: partant du principe que Dieu n'était un être ni vérifiable, ni expérimentable, elle avait dans sa logique axiomatique, résolu de faire comme si Dieu n'existait pas; c'est-à-dire de ne pas l'intégrer dans le schéma de ses raisonnements. Non qu'elle perdît son temps à prouver qu'il n'existait pas; mais au contraire en affirmant que Dieu ne saurait être une question scientifique légitime. Et elle avait raison. Ceci fait partie du renoncement que les sciences durent poser avant même que de débuter. il n'empêche que, l'acte même de connaître implique au moins un postulat, nous l'avons vu, que la connaissance soit possible, que le réel soit intelligible. implique donc qu'entre le vrai et le réel, entre l'être et la pensée il y ait corrélation.

Nous ne pourrons résoudre la question de la faute, sans avoir abordé cette question.

Dire que le cerveau humain a besoin d'une représentation unifiée et cohérente implique ceci: la raison identifie. Ramène tout à elle-même et au lieu où elle éclôt: la matière. Elle ne peut donc entendre ce qui échapperait à ses propres normes. Mais donc aussi ce sont ces normes qu'elle projette sur le monde. Autant dire que si le monde n'était pas rationnel, ou s'il ne l'était pas totalement, la raison trouverait ici sa limite irrécusable. Or il est au moins une réalité que nous nommons hasard devant quoi elle achoppe. S'il était véritablement une réalité sans cause, ou sans cause déterminable, la raison ne saurait le justifier, tout au plus le nommer.

Il en va de même pour le désordre. Ce n'est pas un hasard que nous lui donnions un nom négatif. Dés-ordre: nous ne parvenons même pas à nommer cette réalité positivement comme si le désordre ne pouvait qu'être un ordre que nous n'eussions pas encore aperçu ou compris.

Il en va de même pour les sensations et les sentiments. S'ils nous semblent irrationnels, c'est certes, parce que la raison n'y a aucune part, mais c'est surtout parce que, ici, la réalité se fait changeante, évanescente, confuse et mêlée quand la raison n'affectionne rien tant que le clair et le distinct. On peut même considérer qu'en la matière, nous sommes souvent prisonniers du langage. Quand nous évoquons des termes comme ceux d'amour ou de haine, nous les identifions immédiatement comme s'ils renvoyaient à des réalités figées, stables. Or nous sentons bien que c'est faux. Ici c'est le langage, avec l'abstraction rationnelle qui le sous-tend, qui nous dupe. Les mots nous font croire aux choses, à la pérennité et à la fixité des choses.

"Ce qu'il faut dire c'est que toute sensation se modifie en se répétant et que, si elle ne me parait pas changer du jour au lendemain, c'est parce que je l'aperçois maintenant à travers l'objet qui en est la cause, à travers le mot qui l'a traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profond qu'on ne le pense généralement ? Non seulement le langage nous fait croire à l'invariabilité de nos sensations mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée.

(...) Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre leurs impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. (...) Nulle part cet écrasement de la conscience immédiate n'est aussi frappant que dans les phénomènes du sentiment. Un amour violent, une mélancolie profonde envahissent notre âme: ce sont mille éléments divers qui se fondent, qui se pénètrent sans contours précis, sans la moindre tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres: leur originalité est à ce prix. Déjà ils se déforment quand nous démêlons dans leur masse confuse une multiplicité numérique: que sera-ce quand nous déploierons, isolés les uns des autres, dans ce milieu homogène qu'on appellera maintenant, comme on voudra, temps ou espace. "[15]

La raison humaine n'est donc même pas parfaitement adaptée à l'appréhension de ce qu'il y a de spécifiquement humain dans l'homme: ses sentiments. Elle n'est fiable que pour ce qui est incontestablement matériel, rationnel. On peut déjà en conclure que dans ce processus d'identification, la raison fixe son objet; le réduit à sa quiddité, à ce qu'il est et non à sa capacité de devenir.

Nous avons déjà indiqué combien la mimesis était source de violence. Il y a tout lieu de penser que la violence qu'exerce la raison tient dans la constante dans la quelle elle fige ce qu'elle appréhende. Elle est incapable de saisir le réel autrement que dans un état, et certainement pas dans le processus par lequel elle advient.

Le bilan est donc simple: la raison ramène tout au même, au rationnel, au stable; à la quantité. N'entendant qu'elle-même, elle ne saurait être l'outil nécessaire pour une juste compréhension de l'être dans sa diversité; ni de l'absolu. Incapable de percevoir ni de comprendre ce qui n'est pas elle, Dieu lui échappe. Si violence il y a, de la raison, c'est dans cette réduction à soi qu'elle consiste; dans la réduction de l'être à la pensée. Du coup, il n'est pas étonnant que les clercs fussent absents à chaque moment important, eussent déserté le service divin quand celui-ci était le plus nécessaire; ne reconnussent ni les prophètes, ni l'Envoyé. Parce que tout simplement ils ne pouvaient pas le reconnaître.

Paradoxalement la révélation justifie une raison quela foi nie et limite

Deux problèmes se posent effectivement:

•        D'une part, si effectivement l'entendement était si pernicieux, pourquoi Dieu nous l'aurait-il donné ? Tout incline à penser que ce n'est pas l'entendement en lui-même qui serait pervers mais seulement son usage exclusif.

•        D'autre part, le fait même qu'il y eut Révélation, atteste au moins que la compréhension de celle-ci était possible; que l'homme eût donc pu comprendre. Que s'est-il passé pour qu'il n'entende rien; ne reconnaisse rien ? Cela nous le savons: parce qu'il a résolument pris le parti de n'entendre rien que par la seule raison, il s'est effectivement condamné à rabattre l'être sur la pensée, l'Etre sur la rationalité et donc Dieu sur la matière. Pas étonnant alors que les juifs crussent que Jésus vint pour les libérer du joug romain, quand en réalité il était venu pour les aider à se libérer de leurs propres entraves spirituelles. il faut lire et relire le "Mon royaume n'est pas de ce monde" pour comprendre que la méprise se trouvait ici et nulle part ailleurs; que cette méprise s'explique en réalité par l'appréhension rationnelle d'un problème qui en réalité était spirituel.

Mais, en même temps, cela impliquait que l'homme fût en état de comprendre, et que donc il disposât d'une faculté propre à appréhender les réalités spirituelles. Ce que les textes évangéliques appellent le cœur, que le Message nomme intuition.

Ce qui, enfin, nous amène à nous poser la question des relations dans l'entendement humain, entre la raison et l'intuition.

     La faute originelle:

Il y a une faute, et les textes bibliques nous disent qu'elle eut lieu dès les origines; nous laissent même entendre qu'elle serait héréditaire. Le péché, la faute, nous entraînent, nous enserrent dans le matériel, et nous empêchent de voir au-delà de la matière qui nous environne.

Tous les indices jusqu'à présent relevés, nous indiquaient que le lieu de cette faute tenait dans la relation d'intermédiaire; tous nous indiquaient qu'elle prenait une forme: celle-là même de notre entendement. Si nous avons jusqu'à présent relevé les limites de la faculté intellectuelle, nous n'avons pas pour autant expliqué en quoi consiste la faute, ici.

Or, parce que nous avons montré que le fonctionnement même de l'entendement relevait de la mimesis, il n'est pas difficile de montrer qu'il provoque une violence. Celle-ci d'ailleurs est triple.

•        d'une part, une déchirure en l'homme lui-même

•        d'autre part, une rupture entre l'homme et le monde

•        enfin, une rupture entre Dieu et l'homme.

Heidegger n'a pas tort de rappeler que le terme grec logos signifie recueillement, réunion, rassemblement. Il est au fond, d'un point de vue intellectuel, ce que le terme d'alliance, est au niveau spirituel. La violence consiste toujours dans le déchirement de cette union-ci.

 

   Le déchirement originel

Le récit de la Genèse retrace une rupture originelle d'avec Dieu. De ce texte, l'on peut offrir plusieurs interprétations: il n'est pas certain qu'elles soient toutes fausses.

Nous avons déjà énoncé que nous refusions l'interprétation de l'expulsion en terme de sanction car elle ne nous semble pas rendre compte d'une possibilité logique. Adam s'affirme dans l'acte même de désobéissance, comme s'il n'avait d'autre ressource pour consolider sa liberté que de dire non!

C'est cette négation-ci qui nous intéresse car elle fut effectivement comprise d'emblée comme un non à Dieu. Or ce n'est pas si évident!

Dire non en soi n'a pas de sens! On ne peut comprendre la négation que si l'on a préalablement saisi ce à quoi l'on dit non. Dire non au crime, à l'infamie, à la violence n'est pas la même chose que de refuser une main tendue, que de nier la vérité, que de refuser l'aide à qui vous la demande. Il est des moments où dire non est une vertu! On eût aimé qu'à certains moments de leur histoires les hommes eussent dit plus souvent non aux contraintes qui s'opposèrent à eux, aux pouvoirs qui les étreignirent! Ne fût-ce que pour la dignité de l'homme, on eût apprécié qu'ils sussent récuser le pouvoir hitlérien et rendre impossible l'infamie qui se préparait devant eux!

Or la négation d'Adam s'opère à l'encontre d'un interdit: celui de la connaissance.

En soi, cet interdit est insensé! Si vraiment la connaissance était prohibée, pourquoi donc Dieu avait-il placé l'arbre en plein milieu du paradis. Serait-ce lui le tentateur? Évidemment non! Surtout, si vraiment la connaissance était mortifère, pourquoi donc Dieu se serait-il entêté à envoyer prophètes et Messie, dont la mission précisément fut de donner la connaissance à l'homme.

Ces deux incohérences font que cette interprétation de la Genèse en terme de péché originel ne nous semble pas exacte.

Et pourtant il est bien écrit:

"Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits. Il dit à la femme: Alors, Dieu a dit: Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin?" La femme répondit au serpent: "Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sous peine de mort. " Le serpent répliqua à la femme: "Pas du tout! Vous n'en mourrez pas! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal."[16]

On remarquera d'emblée la place centrale de l'arbre de la connaissance. Certes, on peut toujours considérer que cette place se justifierait par la volonté divine de mettre l'homme à l'épreuve; néanmoins c'était le mettre en évidence trop nette pour que l'homme ne le v* point. Car le centre signifie bien autre chose. Dans l'espace qualifié que connurent toutes les sociétés traditionnelles, dans cet espace non encore géométrisé qu'Euclide n'avait pas encore homogénéisé, le centre a toujours la signification de l'essentiel. Le centre est ce autour de quoi tout tourne. Il est la figure qui met tous les espaces en corrélation les uns avec les autres. Il est le lieu, le foyer de la communication, de la relation. Dans la mythologie grecque, c'était Hestia, la déesse du foyer qui assurait cette fonction. Chez les romains, les Vestales conservaient la pérennité du feu. Le foyer, le centre, est de communication; il est toujours logiciel. L'arbre de la connaissance ne peut qu'être au centre.

Deux données marquent encore ce texte:

d'abord, la menace de mort et la ressemblance avec Dieu. La menace de mort a été donnée dès:

"Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car, le jour ou tu en mangeras, tu deviendras passible de mort"[17]

Que signifie cette mort ? On remarquera qu'il ne s'agit pas d'une mort immédiate ce que confirme la suite du récit; cela signifie plutôt que l'homme deviendra mortel; que la mort sera le terme logique désormais de son parcours. Cette mort est en réalité, ici, totalement synonyme de l'éviction du Paradis. Ce que confirme la suite du texte:

"A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain,

jusqu'à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré.

Car tu es glaise

et tu retourneras à la glaise."[18]

L'énoncé même implique que l'on n'ait pas affaire ici à la commune sanction d'une faute. C'est de la connaissance elle-même du bien et du mal que sourde la menace de mort, et non directement de la volonté divine. C'est que donc quelque chose, dans l'acte même de la connaissance, implique la mortalité. -ensuite, la menace du devenir divin.

"vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal"

mais aussi:

"Puis Yahvé Dieu dit: "Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous, pour connaître le bien et le mal"[19]

Ce qui en soi est paradoxal: ce qui fait l'essence de la divinité de Dieu se définit ainsi comme la connaissance du bien et du mal. Dieu est bien logos. Et cette connaissance assure l'éternité de Dieu. Mais justement cette même connaissance provoque la mortalité de l'homme. On n'a sans doute pas assez remarqué que dans le texte, à côté de l'arbre de la connaissance, il y a l'arbre de la vie, et c'est ce dernier dont l'accès est interdit à l'homme.

"Qu'il n'étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l'arbre de vie, n'en mange et ne vive pour toujours" Et Yahvé Dieu le renvoya du jardin d'Éden pour cultiver le sol d'où il a été tiré. Il bannit l'homme et il posta devant le jardin d'Éden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l'arbre de vie"[20]

Les attributs de Dieu sont donc bien et la maîtrise de la connaissance et la maîtrise de la vie. Omnipotence et éternité. Et Logos, et Vie. Il est le seul à faire coïncider l'Etre et la pensée. Autant dire qu'il n'est pas étonnant que nous buttions ci-dessus sur le problème de la relation entre l'être et la pensée puisque justement la scission majeure, qui définit l'homme dès son origine, tient dans la disjonction entre l'être et la pensée, entre l'arbre de la connaissance que l'homme a saisi, et l'arbre de la vie dont l'accès lui reste interdit.

L'homme est donc mortel, et, parce qu'il est mortel, il doit non seulement souffrir mais encore travailler -même s'il semble exact que dans les sociétés traditionnelles, souffrance et travail fussent systématiquement synonymes.

Ceci met aussi en évidence la nature radicalement polémique de la connaissance. Devenir Dieu, contre Dieu, on peut le présumer. Le risque de cette connaissance est que l'homme se prenne pour un dieu, et que, la mimesis jouant, il entame un processus violent de conquête. Ceci n'est évidemment qu'une métaphore, mais il semble bien que ce soit la présomption humaine qui soit dangereuse.

Devenir dieu: on l'a déjà remarqué, le terme ne désigne pas nécessairement la divinité mais souvent aussi le fait d'être maître, à l'origine du message. C'est bien cette position d'intermédiaire qu'assume Moïse face à Aaron. Nous pouvons déduire de ceci que devenir dieu, ou comme Dieu ainsi que l'indique le texte, signifie être, ou se croire à l'origine; être ou se croire le maître. Occuper la place fondatrice, fondamentale. Etre à l'origine, c'est-à-dire aussi commencer absolument une série causale, être libre et donc responsable.

Il est tout à fait intéressant que Descartes utilise exactement la même expression à la fin de son Discours de la méthode. Tant que les fondements du savoir ne furent pas acquis, tant que le cogito n'a pas été posé, la règle morale que se donne Descartes est celle classique de la soumission stoïcienne

"Plutôt changer ses désirs que l'ordre du monde"

mais dès lors que la science a commencé d'être élaborée, dès la sortie du doute, Descartes tente de donner une légitimité au savoir et il se propose alors comme but de devenir

"comme maître et possesseur de la nature"

Tout se joue donc ici: dans l'usurpation d'une place. Et cette usurpation concerne bien effectivement le rapport que l'homme entretient avec le monde, avec la nature.

Il y a donc deux dimensions de la faute; la dimension ontologique: brouiller l'essence humaine et la vouloir diviniser. On y verra la première forme de la violence. Mais il y a aussi un aspect pratique: une action humaine, désormais volontaire et aisément insurrectionnelle, dénégatrice et triomphante.

Que peut bien vouloir signifier l'interdit d'accès à l'arbre de la vie si ce n'est la prise en considération du manque de sagesse humaine trop dangereux pour qu'il ne provoque pas des conséquences funestes; trop périlleux pour qu'on n'empêche pas l'homme de nuire, de produire trop d'effets désastreux. Et ceci se fait par la plongée dans le temps; par le refus de l'éternité.

Or l'immersion du savoir dans le temps est un empêchement à la sagesse; est l'empêchement même de l'accès à l'unité. Le fait même que l'homme soit immergé dans l'espace et dans le temps lui interdit de pouvoir accéder à une forme universelle de savoir, lui interdit d'avoir des effets autre que temporels, provisoires donc, sur le monde.

Dieu en la matière prend des précautions. On pourra donc considérer que le franchissement de ces limites, l'exacerbation de la puissance humaine seront les formes de la faute, plutôt que l'accès lui-même à la connaissance qui lui, semble bien avoir été prévu de toute éternité.

Il est toujours hasardeux effectivement de vouloir interpréter de façon vite trop humaine les volontés de dieu, mais à tout le moins peut-on considérer que s'il est à même d'interdire à l'homme l'accès à l'arbre de la vie, il l'eût tout autant pu face à l'arbre de la connaissance. La manducation de la pomme était donc bel et bien prévue.

Nous nous sommes trop heurté jusqu'à présent à cette scission entre l'être et la pensée pour ne pas l'analyser dès à présent.

Nous avons travaillé sur la définition de l'acte de penser. Nous n'avons pas encore tenté de définir l'être.

  les quatre déchirements de l'être.

Ce qui nous importe ici est de comprendre ce qu'être signifie. Or, force est de constater que le terme n'est pas simple; que ce n'est d'ailleurs pas un terme comme les autres. Nous renvoyons ici à l'analyse qu'Heidegger poursuit dans son Introduction à la Métaphysique. Non que nous partagions nécessairement ses conclusions, mais il nous semble important de pouvoir vérifier si l'enseignement même de la philosophie peut en quelque manière que ce soit rejoindre celui des textes de la Révélation.

Or, nous l'avons déjà suggéré, Heidegger estime que dès l'origine il y eut déviance dans la conception même de l'être; que cette déviance produisit des limitations de l'être; et que donc si l'on veut retrouver le sens des relations entre être et pensée, il est nécessaire de comprendre comment ce rapport fut, dès les origines, pensé.

Nous l'avons repéré au début de ce chapitre, philosophie et spiritualité travaillent sur le même terrain, mais pas avec les mêmes textes. Les textes fondateurs de la spiritualité sont bibliques; ceux de la philosophie sont grecs. Mais les deux voies semblent dire quelque chose comme un déchirement initial, une crise, sur quoi il faut revenir.

"Conflit est le père de tous les êtres, le roi de tous les êtres

Aux uns il a donné la forme de dieux, aux autres d'hommes.

Il a fait les uns esclaves, les autres libres" [21]

Texte curieux, qui semble faire du conflit l'origine de toute chose. Conflit non pas entre les hommes, non plus qu'entre les hommes et les dieux, puisqu'au contraire il les institue. Mais sorte de conflit métaphysique. S'il est vrai que le logos dit la réunion, le recueillement, la récollection, comment ne pas songer que ne peut être réuni que ce qui d'abord fut séparé. De la même manière Yahvé ne saurait proposer à l'humanité une alliance que parce que cette humanité d'abord se serait séparée, et aurait défailli. Comment ne pas songer encore à cette violence initiale dont tous les textes attestent qu'elle est fondatrice.

Chercher la scission originaire entre être et pensée, c'est supposer qu'au départ ils fussent liés, étroitement rassemblés. Mais c'est aussi avouer que dans le logos il y a à la fois la violence et la réunion; à la fois l'analyse -découpage- et la synthèse -réunion.

Ce que des recherches comme celles d'Heidegger ou de Girard, mais aussi celles de Hegel et de Marx [avec la dialectique] nous obligent à penser est finalement bien circonscrit: en quoi consiste cette violence originaire ? Mais surtout quel statut lui accorder? Positif ou négatif ? Ou plus exactement: à quelles conditions le conflit, la scission peut-elle être considérée comme positive, en tout cas féconde.

   Il y aurait selon Heidegger quatre limitations originaires de l'être:

•        la scission de l'apparence et de l'être

•        la scission de l'être et du devenir

•        la scission de l'être et de la pensée

•        la scission de l'être et du devoir.

Ce qui est manifeste est que le concept d'être n'est pas vraiment élucidé par les sciences. Quand nous écrivons: "l'homme est un animal raisonnable", le mot être renvoie à une simple copule qui permet d'attribuer les qualificatifs animal et raisonnable à une substance que l'on nomme homme. Quand nous écrivons: Dieu est; l'homme est; la pierre est, à chaque fois nous utilisons le même vocable et pourtant nous sommes légitimés à supposer que ni Dieu, ni l'homme ni la pierre ne sont de la même façon.

La question qui peut sembler spécieuse à première vue est pourtant fondamentale, parce qu'elle va déterminer notre rapport à tout ce qui est; elle l'est d'autant plus que nous savons que le nom de Dieu signifie "Celui qui est". Dire que l'être est au fondement, qu'est-ce que cela peut bien signifier?

Les grecs nommaient ce qui est Fusis; or ce terme, selon le dictionnaire signifie croitre, grandir; ce que le latin natura révèle encore. La physis n'est pas un objet stable, fixe ou figé; la physis au contraire est ce qui s'épanouit, ce qui se déploie. Ce qui très exactement apparait dans son déploiement même. On le voit dans un tel sens le mot apparaître ne prend pas du tout sa connotation négative d'apparence mais plutôt positive de ce qui est au sens de ce qui se déploie. La physis est ouverture et, pour les grecs, semble désigner aussi bien les choses, les hommes que les dieux.

A la suite d'Heidegger, on se rappellera ainsi que le mot être renvoie également à ces deux significations apparemment contradictoires: s'épanouir -qui désigne un mouvement- tout en demeurant en soi -qui implique le repos. Ce que confirme l'étymologie du terme:

La première racine du terme est en sanskrit asus, la vie, le vivant; ce qui subsiste par soi (eigenständig). A quoi se rattachent en grec, einai; en latin esse; mais aussi sunt; sind et sein. La seconde racine est bhû, bheu à quoi se rattache en grec fuo (s'épanouir et demeurer dans ce déploiement); s'y rattachent aussi en latin fuit, le français fut, et l'allemand bin, bist. La troisième racine est le sanskrit vasami que l'on retrouve dans l'allemand wesen qui renvoie au hestia grec, aux Vestales romaines. La signification en esthabiter, demeurer, rester. C'est ce sens que l'on retrouve dans la présence (prae-ens - Anwesen.)

On peut donc affecter étymologiqment trois sens au mot être:

•        vivre;

•        s'épamouir;

•        demeurer.

On constate donc qu'effectivement les sens originaires de l'être sont complexes, mais laissent manifestement entrevoir un double mouvement:

est, non seulement ce qui éclôt,

mais aussi ce qui se maintient dans cette éclosion.

A l'être, s'oppose de ce point de vue, la norme, la thèse, la loi; ce qui est posé, lim ité.

Toute la question est de savoir ce qui maintient l'être dans le déploiement. Et c'est bien le sens qu'Heidegger donne au fragment d'Héraclite cité ci-dessus: l'être ne se maintient dans le dévoilement que dans un rapport conflictuel au monde. Comme si cette lutte originelle [polemos] était ce qui pouvait garantir l'être de ce qui est.

Or en quoi consiste ce conflit, cette contradiction: entre l'être et le devenir; entre le mouvement et le repos.

C'est effectivement sur ce débat fondateur que s'ouvre l'histoire de la philosophie grecque, et donc la pensée occidentale.

On oppose traditionnellement en la matière Héraclite à Parménide. Le premier affirmant que tout est mouvement -panta rei-; l'autre que seul ce qui échappe au devenir peut effectivement être.

"Il ne reste plus à présent qu'une voie

Dont on puisse parler: c'est celle du "il est". Sur cette voie il est de fort nombreux repères, Indiquant qu'échappant à la génération,

Il est en même temps exempt de destruction: Car il est juste ment formé tout d'une pièce, Exempt de tremblement et dépourvu de fin. Et jamais il ne fut et jamais ne sera,

Puisque au présent il est, tout entier à la fois,

Un et continu"[22]

Ce que ce texte signifie à première vue est simple: on ne peut pas à la fois dire que l'être est et qu'il n'est pas. Par conséquent il ne peut devenir, puisque devenir signifierait qu'à un moment il ne fût pas, ou pas totalement. Le devenir pour Parménide est un moindre être, en fait n'est pas de l'être du tout.

On remarquera d'ailleurs que cette démarche qui vise à exclure le devenir de l'être est cela même qui fera imaginer à Platon le monde intelligible -monde des Idées éternelles- et le monde sensible -monde des apparences et du devenir; de l'apparence parce que du devenir. On remarquera cette même insistance d'ailleurs dans les textes bibliques (nous y reviendrons plus bas): en Ex,3,14 Dieu répond en affirmant que son nom est

"QUI EST"

et non pas qui était, est et sera. Ce qui n'est pas du tout la même chose. Occuper les trois dimensions du temps c'est sans doute être sempiternel, mais certainement pas éternel. L'éternité est conçue comme un au-delà du temps. Le temps est de l'ordre de la succession, de la détermination causale, donc du processus, de l'inachèvement. Celui qui est, ne peut qu'échapper au temps, et partant, au devenir.

De cette scission être/devenir surgira une seconde entre être et apparence.

Si le mot apparence a une connotation franchement péjorative, qui indique seulement l'aspect extérieur, la surface et donc bien vite l'illusion; si apparence signifie au fond: ce qui n'est pas vraiment; on peut remarquer qu'apparence désigne d'abord étymologiquement ce qui apparaît, ce qui précisément éclôt au devant de nous.[23]

Ce qu'il faut comprendre selon Heidegger c'est que pour les grecs, l'apparaître n'est pas un épiphénomène de l'être, n'est pas non plus un accident qui l'affecterait comme quelque chose d'inessentiel ou d'inauthentique; mais qu'au contraire l'apparaître est le mode de déploiement de l'être. L'apparence [où l'on retrouve le préfixe grec apo qui indique la provenance, l'issue hors de quelque chose et par extension le changement] est donc un apparaître. Et le terme exprime exactement la même signification que le grec aletheia, qui désigne le dé-cèlement, le dévoilement, et que nous traduisons trop hâtivement par vérité. Où l'être et la pensée se re joignent originairement: il s'agit bien d'un même processus par quoi ce qui est vient à apparaître, c'est-à-dire passe du caché au non caché. La vérité n'est pas une thèse, posée là en face de moi comme un objet, fixe et terminé; non mais plutôt un mouvement par quoi l'être se montre, se dé-voile, se révèle. Et c'est effectivement le sens étymologique du terme apocalypse.

La vérité n'est donc pas un discours qu'on superpose sur l'être; elle est le mode d'apparition de l'être. Par conséquent il faudra aussi entendre comme faux, ce qui justement se cèle.

Il faudra attendre Platon et le dualisme métaphysique pour que l'apparence soit considérée comme trompeuse et donc ramenée à l'ici-bas sensible. Mais pour la pensée pré-socratique telle que l'entend Heidegger, l'aletheia serait cet effort constant pour arracher l'être au voilement. Parce que l'être est dispersé dans la multiplicité de l'étant, et que l'être se révèle dans l'apparaître, il offre constamment des perspectives différentes. L'effort grec consiste dans la lutte pour arracher l'être à l'apparence, c'est-à-dire au voilement.

"C'est parce qu'être et apparence s'impliquent l'un l'autre, et à ce titre, vont toujours de pair, et que, allant de pair, ils nous présentent aussi un changement perpétuel de l'un en l'autre, par suite une confusion constante et, à partir de celle-ci la possibilité de nous égarer et de confondre les choses, c'est pour cela qu'au commencement de la philosophie,[...] l'effort principal de la pensée a dû consister à maîtriser la nécessité où se trouve l'être dans l'apparence, à séparer l'être de l'apparence" [24]

Parménide indique plusieurs voies pour la pensée:

"Viens, je vais t'indiquer -retiens bien les paroles

Que je vais prononcer -quelles sont donc les seules

Et concevables voies s'offrant à la recherche.

La première, à savoir qu'il est et qu'il ne peut

Non être, c'est la voie de la persuasion,

Chemin digne de foi qui suit la vérité;

La seconde, à savoir qu'il n'est pas, et qu'il est

Nécessaire au surplus qu'existe le non-être,

C'est là, je te l'assure, un sentier incertain

Et même inexplorable: en effet le non-être (Lui qui ne mène à rien) demeure inconnaissable

Et reste inexprimable."[25]

On remarquera que la connaissance est présentée comme un chemin, et donc à nouveau comme un processus. A aucun moment on ne considérera que la connaissance puisse être immédiate; au contraire elle est une voie que l'on pratique, enserrée entre deux autres, également impraticables:

"Ce qui peut être dit et pensé se doit d'être

Car l'être est en effet, mais le néant n'est pas.

A cela, je t'en prie, réfléchis fortement,

Cette voie de recherche est la première dont

Je te tiens éloigné. Ensuite écarte-toi

De l'autre voie: c'est celle où errent des mortels

Dépourvus de savoir et à la double tête;

En effet, dans leur cœur, l'hésitation pilote

Un esprit oscillant: ils se laissent porter

Sourds, aveugles et sots, foule inepte, pour

Etre et non-Etre sont pris tantôt pour le même

Et tantôt le non-même, et pour qui tout chemin `

Retourne sur lui-même.[26]

Il faut donc à la fois récuser le chemin qui affirmerait que le néant est car ce serait absurde et emporterait tout dans sa contradiction; mais encore la voie pour qui être et non-être s'équivaudraient. Ceci est le chemin de la doxa, de l'opinion, commune, c'est-à-dire aussi de l'apparence prise ici en mauvaise part.

On remarquera tout particulièrement ces hommes "à double-tête", où nous voyons non seulement la marque de l'hésitation pour qui tout se vaut; mais encore la marque même de la mimesis et donc l'engendrement de la violence; mais enfin la marque d'un déchirement intérieur à l'homme.

Tout semble effectivement se passer comme si l'homme disposait d'une double faculté d'appréhender ce qui est; c'est erreur de croire que ces deux modes se valent; mais à y bien regarder c'est dans la convergence de ces deux facultés qu'émerge la vérité, que s'opère le dévoilement:

"Car ce n'est point une Moire ennemie

Qui t'a poussé sur cette voie (hors des sentiers Qu'on voit communément les hommes emprunter). Mais Thémis et Dikè. Apprends donc toutes choses,

Et aussi bien le cœur exempt de tout tremblement

Propre à la vérité bellement circulaire,

Que les opinions des mortels, dans lesquelles Il n'est rien qui soit vrai ni digne de crédit; Mais cependant aussi j'aurai soin de t'apprendre Comment il conviendrait que soient, quant à leur être,

En toute vraisemblance, lesdites opinions, Qui toutes vont passant toujours."[27]

On peut considérer que le savoir ne sera offert qu'à celui qui aura éprouvé, sur le chemin de l'être, les tremblements et les craintes, qui aura angoissé, devant le chemin du néant, et aura enfin assumé ce troisième chemin qui est celui de l'apparaître, comme celui qui signe la misère de l'humain. Car, et en ceci effectivement Parménide rejoindrait paradoxalement Héraclite, il semble bien que le tragique grec n'ait pu considérer autrement que comme une fatalité, cette troisième voie. L'être, on l'a vu, apparaît, mais en même temps se dissémine dans la profusion des étants, à la fois dé-voilement et constant voilement contre quoi il faut se battre puisque:

"Nature aime se cacher"[28]

La scission entre être et pensée s'en déduit.

Nous avions ci-dessus défini la pensée comme la capacité de saisir le réel par le biais de l'abstraction et donc de l'analyse. La pensée ainsi définie met en évidence la volonté d'un sujet qui analyse et juge l'objet qui se trouve en face de lui, étymologiquement contre lui [Gegenständlichkeit]. Quand nous pensons, nous figeons, nous l'avons déjà repéré, et nous le faisons avec des mots, avec des termes. Or, Heidegger nous a aidé à comprendre en quoi la physis s'oppose précisément à thesis, et nomos, position et loi. Vouloir ériger une logique, comme règle de la pensée, et offrir une théorie de la connaissance, c'est déjà enserrer l'être dans un modèle, une structure, une catégorie ou une perspective préalable.

L'idée de la logique qui naît dès Platon et sera définie plus durablement qu'on ne le pense généralement par Aristote, l'idée d'une telle logique n'est possible qu'à partir du moment où l'être est perçu comme une idée. Or ceci n'est pas immédiat.

Originairement, le Logos est perçu comme une réunion, une collection. Un rassemblement.

Or il est très intéressant de voir le terme Logos apparaître, quasi-personnifié, dans le langage philosophique avec Héraclite. Lui qui justement prône que tout est changement, et que donc, d'une certaine façon, tout revient à son contraire, lui qui semble s'opposer à Parménide en récusant la possibilité d'une quelconque permanence, affirme néanmoins la permanence et la difficulté de saisir ce déploiement de l'être qu'il nomme logos.

"Le Logos, ce qui est

toujours les hommes sont incapables de le comprendre "[29]

Le logos, parce qu'il est, est donc pour Héraclite le rassemblement même de l'apparaître, dans toutes ses contradictions. Il réunit l'un et son contraire dans un constant flux. Mais justement ce flux est cela même qui est le plus stable, qui est réuni par le Logos.

Or c'est cela aussi que signifie la formule de Parménide: "Car même chose sont le penser et l'être" Il1

Etre et pensée participent du même recueillement. Mais ce qu'Heidegger met en évidence, et qui nous intéresse tout particulièrement ici, est la violence qu'implique le logos: cette lutte constante contre le voilement. Si être et penser se rejoignent si intimement, selon Parménide, ce ne serait pas tant parce qu'ils seraient identiques que parce qu'ils s'appartiendraient l'un à l'autre dans cette relation déployante. Et le propre de l'homme est précisément dans cet arrachement, cette guerre menée contre l'apparence, le voilement. Guerre qui nourrira tout autant le rapport conflictuel, polémique qu'il entretiendra avec le monde par le truchement de la technique. Énoncer que la pensée est un recueillement signifie ce qu'il peut y avoir de violence dans l'acte même de pensée. Parce que ceci au moins est désormais clair: la pensée est un acte, pour les grecs.

Si la pensée est le propre de l'homme ce ne serait pas alors dans le sens où l'homme préexisterait à cette faculté, mais au contraire dans le sens où l'acte par lequel l'homme recueillerait l'être en son déploiement le constituerait en tant qu'homme.

Et en ceci la thèse est originale. Pour deux raisons: l'humanité de l'homme ne serait donc pas non plus un donné mais un construit. Deuxièmement la violence ne serait donc pas le simple fait des passions humaines, de sa dimension animale, mais inscrite dans l'acte même de la pensée qui le fait être homme.

Or, ici, on est bien en devoir de considérer que la pensée pré-socratique, telle que du moins elle fut interprétée par Heidegger, rejoint les textes de la Révélation. C'est dans le logos lui-même qu'il faut chercher la source de la violence et non pas seulement dans son animalité.

Mais plus grave encore, parce que dès son interprétation platonicienne puis aristotélicienne, le logos sera interprété comme logique, comme théorie de la connaissance, le rapport de l'homme au monde sera nécessairement réduit à un rapport de re-présentation où l'idée se constituera en face, et donc, contre le réel. L'être devient alors un simple objet de la pensée, qu'il faut saisir et comprendre; appréhender. L'homme, alors, devient effectivement inquiétant.

"Multiple l'inquiétant, rien cependant
au delà de l'homme, plus inquiétant ne se
soulève en s'élevant.
Celui-ci sort sur le flot écumant par un vent du sud hivernal
et croise au sein
des vagues furieusement crevassées.
Des divinités aussi, la plus sublime, la terre,
il l'épuise, elle l'indestructiblement infatigable
la retournant d'année en année,
faisant passer et repasser avec les chevaux les charrues[30]

 

Alors oui, l'homme dans l'œuvre même qui est la sienne, qui est d'accouchement de son propre être, entame un fabuleux processus tout entier tramé de violence. Et d'abord contre la nature. Ce que Sophocle énonce, et que nous reverrons plus loin, dont la technique est la plus parfaite expression.

L'homme est un être qui dit non; qui bouscule, hante et sépare. Projeté hors de lui-même, constamment en mouvement, il représente l'impossibilité de la stase, et en même temps la nécessité de la norme. Le Droit, ce que le grec nomme Dikè n'a pas d'autre sens.

Et si être et pensée se distinguent alors radicalement c'est aussi parce que la relation avec l'être désormais se distend. L'homme inquiétant, pour le monde comme pour lui-même. Il ne sait pas qui il est, parce que tout simplement il est, dans ses œuvres mêmes, constamment en quête. Déraciné, ce qu'illustrait déjà le récit de la Genèse, il n'est plus chez lui dans le monde. Et le monde ne lui parle plus; en tout cas il ne sait plus le comprendre. Il est à côté, contre son propre esprit, paranoïaque. Alors il n'a pas d'autre solution que d'ériger cette violence en mode d'être, de constituer sa négation en forme d'existence.

Il sera temps plus bas d'essayer de déterminer en quoi pourrait consister un penser juste de l'être. Nous gageons que l'éviction de la violence hors du logos en est la dimension majeure. Mais nous pouvons d'ores et déjà énoncer:

•        d'abord que la faute se situe bien en terme de déchirement et que ce dernier se joue tragiquement dans la rapport conflictuel entre l'être et la pensée.

•        ensuite, qu'il faudra rendre justice de cette violence du logos. Car de deux choses l'une: ou bien cette violence est inscrite dans l'œuvre même de l'homme; mais alors l'homme est ce qu'il y a de plus dangereux et la tragédie grecque s'impose comme caractère indépassable, destinal de la violence; ou bien, comme nous continuons à le supposer, la violence n'est qu'une forme possible de la pensée, mais alors il faudra dénicher l'erreur heideggerienne là où elle se situe. Et qui produisit sa fascination devant le nazisme!

Il reste enfin à poser la dernière scission entre l'être et le devoir.

Ce que déterminera rapidement la scission de l'être et de la pensée attestée par la fondation de la logique, et l'appréhension de l'être comme idée, c'est une théorie des valeurs.

Ici comme ailleurs les choses ne valent que ce que pèse leur garant. Sur quoi s'appuie la pensée platonicienne, sinon sur ce refus de considérer l'être autrement que comme permanent, et donc sur une réalité qui garantisse cette permanence: L'idée de toutes les idées - le souverain Bien - La philosophie platonicienne recherchant l'essence de ce qui est ne pouvait pas ne pas considérer le souverain Bien autrement que comme un modèle, un archétype, la référence de l'être. Dès lors ce qui ad-vient ne peut plus être considéré que comme un manque, une dégradation. Et l'effort de la pensée ne peut plus consister en autre chose que l'effort visant à combler l'écart entre l'Idée et ses reflets fragmentaires, inauthentiques. Le devoir de l'être est de coïncider avec son modèle, au même titre qu'alors la vérité se constituera comme effort visant à faire coïncider l'être et sa représentation. Pour autant que cette norme est ce vers quoi doit tendre tout ce qui ad-vient, on peut considérer que le devoir s'oppose à l'être comme un modèle, un commandement, un dû.

La conséquence logique en est d'ailleurs la scission entre la pensée et la morale. En effet, la morale s'institue rapidement en face de la raison, qu'elle ne complète pas, qu'elle ne parachève pas parce que tout simplement morale et raison ne travaillent plus dans le même domaine: à la raison, le champ de la matière, l'espace et le temps des déterminations qui signent le devenir; à la morale le domaine pur, éthéré et se suffisant à soi-même des valeurs.

Ce n'est certainement pas un hasard si toute la pensée du XlXe se joua dans une tentative de remise en question des valeurs. Critique historique ou sociale des valeurs pour Marx; critique de l'origine inconsciente des valeurs pour Freud; généalogie (pathologique) des valeurs pour Nietzsche. Ces philosophies que l'on nomma, du soupçon [ce qu'elles furent effectivement] visaient ainsi toutes à ramener le domaine des valeurs à de bien concrètes déterminations, à un registre purement social, ou simplement subjectif; à les faire redescendre du ciel sur la terre comme l'écrira précisément Marx.

Mais ces philosophies eurent au moins un mérite: celui de montrer qu'en tout état de cause l'Occident n'aura jamais cessé de courir derrière ses fondations. Or celles-ci, qui tournent autour du Logos, relèvent toujours du sacré. On peut tenter de jeter un voile pudique sur ce sacré-ci, en se donnant des textes philosophiques grecs, mais jamais on ne parviendra à y échapper véritablement.

Qui, plus que Nietzsche aura dit le bien et le mal lui qui voulait parler "au-delà du bien et du mal"? Ce qui crée la fascination des textes heideggerien, ne tient-il pas à ce côtoiement constant avec le sacré, jamais nommé; toujours présent?

Elles montrent ensuite ce qu'il en est de l'urgence d'une morale, d'une théorie du devoir, et la nécessité où nous nous trouvons de donner une véritable théorie des valeurs. Le temps est désormais révolu où le terme même de morale vous rangeait immédiatement au magasin des vétustés réactionnaires de la pensée. La morale n'est plus aujourd'hui une réaction; mais une nécessité. Elle ne saurait être un retour, mais au contraire un projet!

   L'origine de ces déchirements

Mais il ne saurait suffire de désigner ces différents déchirements. Il nous faut surtout en mesurer les conséquences et tenter d'en offrir une explication.

Nous ne sortirons jamais de l'aporie tant que nous n'aurons pas conféré à ces déchirements un statut clair. Sont-ils nécessaires ou bien auraient-ils pu être évités? Qu'ils se situent dans l'entendement humain, dans la conception que nous nous faisons du logos est une chose à présent désignée, mais le logos est-il essentiellement violent? Et s'il l'était réellement, y a-t-il moyen de contourner cette violence ou au contraire faudra-t-il l'assumer comme la forme destinale de l'humain?

 Le péché originel:

Dans la description du mythe originel, nous avons repéré une première exclusion; dans la Passion du Christ une seconde. Nous nous sommes attachés jusqu'à présent à interpréter la seconde comme la conséquence lointaine de la première. Le crime perpétré contre le Christ, n'est jamais nous semble-t-il que la suite logique de l'exclusion originelle.

Il n'empêche qu'une chose distingue radicalement ces deux exclusions: la première est déterminée par Dieu et elle peut sembler se rattacher encore aux formes archaïques de la volonté tutélaire et jalouse, aisément violente des dieux primitifs. Mais la seconde sûrement non! Ici, et le texte du Prologue de Jean est clair, l'exclusion est le fait de l'humain. Ce qui fait scandale pour les Juifs, tient justement en cette figure divine exclue, meurtrie et assassinée par l'homme. Un dieu faible ? Voilà assurément un scandale! inacceptable, incompréhensible!

Heidegger explique ces déchirements par un mésinterpréter originel de la physis et du logos. Ce que nous venons de voir. Dès l'origine -ou presque- une déviance aurait eu lieu aux conséquences funestes. Si la faute est originelle c'est alors non pas parce qu'elle se situe à l'origine des temps; mais qu'elle engendrerait toutes les fautes. Le péché est fondateur de l'ordre du monde. "Le péché est entré dans le monde" dit l'épître aux Romains. Entrer dans le monde, veut dire entrer dans le temps, dans la scansion temporelle des causes et des effets. Entrer dans le monde, signifie cesser de n'être qu'un point de départ. Cette faute originelle l'est d'abord parce qu'elle ensemence toutes les autres, en une suite désespérante et lassante.

Que veut dire Heidegger lorsqu'il affirme que le logos héraclitéen maintient, non sans violence, les opposés ensemble? Que veut dire Héraclite en posant que le conflit est à l'ensemencement de tout ce qui est?

Nous cherchons ici les fondements de la faute, après en avoir défini les formes. Les formes avions-nous écrit se joue toujours dans l'acte de la médiation. Les fondements dans la violence de l'exclusion, violence fondée sur la mimesis.

Chercher l'origine de la faute, le point où celle-ci éclôt n'est même pas encore en chercher la cause, mais le moment.

Ce moment est bien celui de la Genèse, mais ce moment n'est pas tout à fait celui de la création. Il lui succède.

Dire l'origine du péché, c'est donc supposer sa généralisation [ce que la tradition chrétienne pensera sous le concept de péché héréditaire]. Le péché nous concerne tous, ce qui fonde la nécessité d'une morale universelle.

Nietzsche l'avait écrit en son temps avec une ironie acerbe qui néanmoins visait juste: l'homme fort n'a pas besoin de morale car elle ne lui servirait de rien. Celui qui se sentirait contraint de conformer tous ses actes à un code extérieur manifesterait surtout son extraordinaire faiblesse puisqu'il avouerait en même temps que seul le code saurait le préserver de l'immoralité. Celui qui intérieurement est bon, n'a pas besoin de morale: il la vit! Faut-il pour autant renoncer à en formuler une?

Deux fois non! D'abord parce que l'exemple du Décalogue montre manifestement que ce code signifie aussi un repère nécessaire à partir de quoi la responsabilité de chacun peut prendre un sens. Ensuite parce que renoncer à une morale serait avouer que seuls les forts sauraient accéder à la sagesse. Or, si quelque chose est essentiel à la tradition chrétienne c'est bien son universalisme, le fait que la vertu y soit un chemin, difficile peut-être, ardu souvent, mais accessible néanmoins à tout bon vouloir, sans discrimination de classe ou de connaissance. Oui Nietzsche a raison! le christianisme est bien un platonisme pour le peuple.

Mais il faut le penser finement. Ce n'est pas la revanche des esclaves, mais au contraire la promotion de l'égalité même entre les hommes; fût-elle l'égalité devant la faute!

Nous sommes tous concernés par le péché, parce qu'il sédimente notre origine à tous.

"Voilà pourquoi de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu'ainsi la mort a passé en tous les hommes; car jusqu'à la Loi il y avait du péché dans le monde mais le péché n'est pas imputé quand il n'y a pas de loi; [31]

Tous le sens de la Révélation est ici donné, que nos légistes ne désavoueraient pas. Il n'y a de responsabilité imputable que si le code est connu. Le péché originel en a produit d'autres. Il ne concerne donc pas qu'un seul homme, l'ancêtre, mais tous les hommes en ceci que tous le commirent.

Le récit de la Genèse qui raconte le péché des origines a toujours posé un réel problème: celui, on l'a déjà vu, du statut du mal. La présence du serpent ne pouvant s'expliquer ni par la faiblesse divine ni par sa malignité, il fut de tradition d'en mesurer l'effet par le libre arbitre humain. Le mal est entré dans le monde par la faute de l'homme.

La grande conséquence en est apparemment paradoxale mais néanmoins logique:

"Tu dois donc tu peux"[32]

Toute morale postule toujours la liberté. Il ne servirait à rien d'édicter des lois fustigeant la faute si cette dernière était inévitable. Seule donc la faillibilité humaine peut expliquer à la fois la présence du mal dans le monde et la bonté divine.

La deuxième conséquence est que la faute ne peut naître que du libre vouloir humain. La faute n'était donc pas nécessaire: elle aurait pu, et donc dû, ne pas avoir lieu. Elle n'était pas fatale.

Mais en même temps que l'on pose ceci on détermine les conditions de possibilités du rachat. La faute, puisqu'elle n'est pas inéluctable, est en même temps rachetable, même si difficilement, même si laborieusement; même lentement.

C'est le rôle de la morale précisément que d'indiquer les voies qui permettent de sortir du cercle vicieux.

Il n'est donc de morale véritable que de la liberté. Que cette dernière soit délicate à comprendre ne fait pas de doute et montre simplement que nous devrons repenser sur de nouvelles bases les valeurs qui fondent nos démocraties. Que celles-ci en dépit de leurs hauts et nobles idéaux restent néanmoins génératrices de luttes, de violences et d'inégalités atteste seulement que nous ne disposons pas encore d'une correcte conception de la liberté. Mais une chose au moins est certaine, c'est qu'aucun projet dictatorial ne saurait recevoir l'assentiment d'un chercheur sincère dans la mesure où il ruinerait dans l'oeuf la légitimité de sa propre quête spirituelle.

Il faut repartir de cette idée, essentielle selon nous, la faute, la violence originelle, les déchirements que nous avons relevés, auraient pu ne pas se produire.

Cela signifie aussi que si en réalité nous devons bien comprendre l'entendement comme le lieu et le fondement de la faute, nous ne pouvons non plus le concevoir comme le lieu essentiel de cette faute, mais seulement comme la forme accidentelle de la déviance:

"Le péché, c'est-à-dire l'acte non conforme aux lois, est né de la culture abusive de l'intellect, et conjointement, de l'assujettissement volontaire de l'esprit humain à l'espace et au temps. Il en résulte également des suites secondaires qui découlent du fonctionnement exclusif de l'intellect, à savoir l'âpreté au gain, la fourberie, la tyrannie etc. Celles-ci entraînent à leur suite beaucoup de vice et même, en fin de compte, tous les maux"[33]

Texte important parce qu'il situe ainsi l'origine de la faute dans l'intellect, et très exactement dans l'excroissance de l'intellect; mais important aussi parce qu'il met en évidence la dimension originelle de cette faute: elle entraîne toutes les autres.

Le péché est ainsi défini comme falsche Handlung [acte faux, erroné c'est-à-dire non conforme aux lois]; mais sa genèse est en même temps indiqué [das Zugrossziehen des Verstandes: le développement exacerbé de l'entendement.] C'est bien pourquoi aucune morale ne peut se dispenser d'une réflexion sur l'entendement, ni donc d'une théorie de la connaissance.

On comprend d'autant plus pourquoi toute philosophie, qu'elle commence par une réflexion sur les sciences ou la politique, sur la psychologie du comportement ou sur la métaphysique, ne manquera jamais de s'achever sur une morale.

La morale est effectivement l'aboutissement logique de toute pensée globale sur l'homme. Il nous semble ainsi que la pensée morale est trop à l'intersection de toutes les dimensions de l'être pour ne pas se déployer d'abord dans la philosophie, ensuite dans la métaphysique, enfin dans le spirituel.

Si le péché est héréditaire c'est d'abord dans le sens où il fait courir un danger, celui de la mécompréhension des textes de la Révélation, le danger aussi de l'enchaînement dans l'espace et temps, et donc plus généralement de l'enracinement dans le matériel. Mais en soi ce péché n'est pas nécessaire: entendons par là qu'il aurait pu ne pas être perpétré; qu'il peut encore ne pas l'être.

      Le péché héréditaire n'est pas fatal pour autant

Oui ce péché est héréditaire, mais certainement pas dans le sens où il deviendrait fatal, mais dans celui où il se reproduirait constamment:

"Cependant cela ne lui ôte rien de sa responsabilité. Celle-ci lui reste entière car il n'hérite que du danger, pas du péché lui-même.[34]

Ceci est une approche totalement nouvelle de la notion de péché héréditaire; nouvelle et autrement plus féconde.

Car en cela consiste le premier écueil à éviter, faute de quoi toute morale perdrait son sens: il se sert à rien de verser dans le dolorisme ou dans le sentiment scrupuleux de la culpabilité. La question n'est pas tant de battre sa coulpe (ceci est affaire individuelle), ni tant du regret et du remords, que de sortir du cycle infernal. Quelle est l'origine du mal, comment l'éviter désormais, comment éviter surtout qu'il continue à prolonger ses effets néfastes? La tradition judéo-chrétienne est aussi celle de l'Alliance. Quelle que soit la manière dont on l'entende, il faut d'abord y voir un message d'espoir. Que Dieu s'adresse à nous et nous dise ce que nous devons faire; qu'un prophète se fasse le porte-voix de l'Etre, implique que la parole pour difficilement praticable qu'elle soit, est cependant possible. Le mal n'est pas une fatalité, seulement la forme de notre destin. C'est bien pour ceci qu'est vitale la question de l'intellect. Si nous entendons la Parole de façon trop intellectuelle, nous la pervertissons, nous l'anémions et la matérialisons, nous l'humanisons au point de lui faire perdre toute vie, toute force.

Tout se joue donc dans l'intermédiaire qu'est l'intellect.

Toute morale est ainsi un traité du bon usage de l'entendement.

Mais il est un deuxième écueil à éviter. En fonction de l'analyse menée des sources du péché originel, on ne produira évidemment pas la même analyse des formes de son rachat.

L'Épître aux Romains parce qu'elle interprète de façon tellement littérale l'idée du péché originel comme celui du péché d'un seul homme, transmis héréditairement, semble bien se lancer dans une suite ininterrompue de paralogismes qui dévoient la notion même de responsabilité.

Il faut être très clair sur ce point: diluer la responsabilité c'est toujours la rendre insaisissable. Parce que Paul impute à "un seul homme" la responsabilité de l'entrée dans le monde du péché, il érige ce dernier en fatalité qui, plus ou moins directement innocentera chacun des individus qui en devient alors la victime plutôt que l'acteur. Et du coup, en naît cette notion que nous croyons perverse du rachat par la rédemption inscrite dans la Passion même du Christ:

"Ainsi donc, comme la faute d'un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation, de même l'œuvre de justice d'un seul procure à tous une justification qui donne la vie. Comme en effet par la désobéissance d'un seul homme la multitude a été constituée pécheresse, ainsi par l'obéissance d'un seul la multitude sera-t-elle constituée juste."[35]

Le rachat des péchés sur la Croix nous semble une absurdité et à l'instar de Girard, nous semble un prolongement pervers du processus victimaire que justement le Christ était venu dénoncer. La sortie du péché ne saurait être que de l'attente du Sauveur, mais au contraire s'instituer dans un usage correct de nos facultés intellectuelles. La responsabilité ne saurait être imputable que si elle est individuelle. Sinon elle s'évanouit dans la multitude.

En mettant plutôt en avant ici que l'héritage du péché ne consiste que dans un danger, dans un risque, nous comprenons d'autant mieux la dimension historique du péché originel: il est originel parce qu'il se perpétue d'être en être. Ce que nous devons chercher c'est le mécanisme qui, en chacun de nous, autorise la reproduction du péché, la perpétuation de l'usage fallacieux de nos facultés intellectuelles.

Ce en quoi cette analyse est plus féconde tient au fait qu'elle déplace sensiblement le centre de gravité de la faute. Oui! effectivement elle a lieu du côté de l'intellect; mais non, la faute n'est pas en elle-même le fait de l'entendement mais de son mauvais usage. Autant dire qu'il faudra déplacer le centre de nos recherche de l'intellect vers la volonté. Notre texte énonce d'ailleurs avec suffisamment de précisions l'assujettissement volontaire de l'esprit humain à l'espace et au temps,[36] lequel produit à son tour des effets secondaires: âpreté au gain, fourberie et tyrannie.

Le mécanisme de la faute se joue bien dans l'entendement; mais son origine se joue plutôt dans la volonté, dans l'exacerbation volontaire de l'entendement, dans cet entendement exclusif qui, on l'a déjà vu, ramène tout à lui-même, à la rationalité. Quoi de plus étonnant que cet enracinement volontaire dans l'espace-temps, dans la matière donc, produise à son tour des effets pervers?

Le mécanisme de la faute est donc double. L'enracinement au matériel qui lui-même sécrète la possibilité des autres fautes. La faute est ainsi un enchaînement causal, qu'il faut tenter de comprendre.

"Il est bien entendu cependant, que l'intellect n'est un ennemi de l'esprit que lorsqu'il est élevé au-dessus de celui-ci. Pas avant. Car, en restant sous la domination de l'esprit, conformément à la Volonté du Créateur, il est un serviteur fidèle que l'on peut apprécier comme tel"[37]

Voici qui résout provisoirement l'aporie qui sans conteste conduirait au manichéisme. Le principe générateur du mal, de la faute, n'est pas générateur en soi de cette faute. Celle-ci, l'usage exacerbé de l'entendement, revient à une usurpation de pouvoir et de place. La violence qu'exerce l'entendement en occupant une fonction qui n'est pas la sienne n'est donc pas fatale elle provient en réalité de l'usurpation elle-même de place et de pouvoir.

Qu'est en finalité l'entendement si ce n'est précisément ce que nous avions déjà relevé un instrument de liaison, de récollection qu'Heidegger avait repéré dans l'étymologie même de LOGOS.

"de même que l'esprit humain doit logiquement mener son activité de l'intérieur vers l'extérieur, depuis le cervelet -réceptacle de l'intuition- jusqu'au cerveau -siège de l'intellect - de même les événements extérieurs ne peuvent agir que par la même voie, mais dans le sens contraire pour être reçus par l'esprit humain comme étant des expériences vécues.

Venant du dehors l'impression produite par les événements matériels extérieurs doit donc toujours passer d'abord par le cerveau puis par le cervelet pour arriver à l'esprit; et de cette manière seulement. L'activité de l'esprit par contre doit nécessairement prendre le même chemin mais en sens inverse, de l'intérieur vers l'extérieur, étant donné que seul le cervelet qui est au service de l'intuition a la faculté de recevoir des impressions de nature spirituelle"[38]

L'entendement est donc bien une faculté médiatrice; il assure le lien entre le spirituel et le matériel. L'entendement humain n'est pas uniforme. Il n'est pas que de raison ou de sensibilité; il est également d'intuition. Il est donc dialogue, mise en contact de deux réalités de nature différente. Placé entre les deux, parce qu'il participe de l'une comme de l'autre, du matériel de façon transitoire, du spirituel de façon essentielle, l'homme est en devoir de faire coïncider ses deux dimensions s'il veut accomplir son essence.

Toute rupture, toute dysharmonie implique en conséquence qu'à la fois la spiritualité reste muette et invalide dans le matériel, mais aussi que les occasions d'évolution ne soient jamais saisies dans la matière.

L'homme intérieurement divisé dont parle Paul:

"Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas:

car je ne fais pas ce que je veux mais je fais ce que je hais"[39]

cet homme divisé est bien celui qui ne parvient pas à établir une solution de continuité en son âme. Donc toute impression extérieure analysée par l'intelligence, c'est-à-dire découpée, déconstruite en vue d'une meilleure appréhension rationnelle, soit ne parvient jamais au cervelet et n'affecte donc en rien l'esprit; soit y parvient néanmoins mais de façon tellement parcellaire, tronquée, déformée que le profit spirituel en est vain et nul:

"Il y dissèque cet événement, l'y décompose analytiquement et de ce fait, la transmission qu'il en fait au cervelet n'a plus sa valeur entière mais seulement ~e valeur partielle. Du fait de sa puissante faculté de réflexion, le cerveau ne transmet plus ces fragments que déformés. L'événement ne correspond par conséquent plus à la réalité première. " [40]

C'est cette division, ce déchirement à l'intérieur même de la réalité humaine qui va produire la dégradation de la sagesse en science. Nous l'avons déjà énoncé à plusieurs reprises, la rationalité s'entend, se prouve mais ne s'éprouve pas. Aucune expérience vécue n'est possible en tant que telle, et donc aucun profit spirituel pour ce qui n'est que rationnel. Ce qui est seulement rationnel ne peut prêter à aucune intériorisation, peut tout au plus s'apprendre et donc se reproduire par mimétisme. On reconnaîtra donc le travail exclusif de l'intellect à ceci qu'il fonde seulement un savoir abstrait et mimétique. Pour cela on verra dans la violence le produit du travail unilatéral de l'intellect mimétique.

Qu'est-ce à dire?

On peut justement considérer l'entendement comme un moyen, un outil autorisant la liaison entre le spirituel et le matériel. Les textes foisonnent qui mettent en évidence cette réunion sous les auspices de l'entendement, mais aussi qui illustrent combien cette réunion est fragile qui menace constamment d'être pervertie par la domination exclusive de l'intellect.

Tout lieu médiateur est fragile qui menace, on le sait, toujours d'être usurpé par un intrus. Il faut comprendre cette médiation-ci parce qu'elle n'est qu'une médiation parmi d'autres dans le long enchevêtrement de l'Etre.

Ce qui est tout à fait caractéristique de tous les textes de la Révélation tient au fait que la notion d'Alliance y soit poussée jusqu'à son terme. Nous l'avons déjà observé avec la relation qui unit Moïse et Aaron; nous la retrouvons ici. Jamais l'Etre n'intervient directement dans l'histoire, mais toujours indirectement par le Logos, par les prophètes, par le Messie. Mais à ces médiations successives, correspondent très exactement d'autres médiations, dont la dernière est assumée (ou devrait l'être) par l'intellect. Nous savons en géométrie combien une ligne à la fois sépare et relie des espaces. Il en va de même ici. L'intellect, si on lit bien le texte, occupe cette fonction de limite, de traducteur donc de médiateur entre la réalité spirituelle et la réalité matérielle. Comme toute fonction médiatrice elle est double puisqu'elle doit permettre la transaction [le dia-logue] des deux locuteurs.

On ne peut donc être surpris que l'entendement puisse se présenter à nos yeux sous le double aspect de ce qui devrait logiquement traduire et qui en fait trahit. Qu'en conséquence il puisse paraître à la fois comme obstacle et moyen. Mais en tant que tel ce moyen n'est pas suffisant, il est seulement nécessaire. La faute s'insinue exactement au moment où l'intellect s'institue comme passage obligé mais exclusif de la transaction et du dialogue. Ici réside l'usurpation de pouvoir.

L'idée que l'entendement rationnel ne soit pas suffisant avait déjà été pensée par Platon. Dans le Livre VI de la République, il évoque en effet la théorie de la ligne. Il s'agit d'un schéma qui fait correspondre systématiquement aux différents objets, les états d'âme correspondants.[41]

Ainsi, aux images, aux ombres et reflets, qui sont le dernier état sensible et souvent illusoire de l'apparaître; correspondent la conjecture et l'illusion [42].

Aux vivants et aux objets fabriqués correspondent la croyance et la conviction [43]

Eikasia et pistis forment, réunies, la doxa qui est le mode d'appréhension propre au sensible c'est-à-dire au visible.

Aux objets rationnels qui sont des idées (c'est-à-dire des abstractions, des formes) mais qui dépendent encore d'hypothèses ou d'axiomes correspond la raison [44].

Aux formes pures, intelligibles enfin, qui renvoient au soleil dans l'Allégorie, c'est-à-dire au modèle, à l'archétype éternel et essentiel qu'est l'Idée de toutes les idées, le Souverain Bien [qui n'est d'ailleurs qu'une forme abstraite certes, mais réelle du sacré et du divin] correspondent l'intelligence, la science, la dialectique [45]

Dianoia et episteme forment la pensée[46] propre au monde intelligible ou essentiel.

Il est clair - dans l'optique platonicienne - que la raison est une faculté absolument nécessaire pour dépasser l'illusion sensible mais largement insuffisante pour appréhender l'essence de l'être qui participe du Bien. Parce que les sciences fonctionnent encore de façon hypothético-déductive; que leurs conclusions dépendent toutes de principes qui ne sont pas démontrés mais seulement posés, ces sciences ne sauraient être à elles seules suffisantes ni capables de percer l'essence de l'Etre. Cette tâche appartient plutôt au philosophe qui, enfin sorti de la caverne, aura su affronter l'éblouissement du soleil.

Notons bien: ce qui est l'essence suprême de la pensée n'est pas la dia-noia mais la noèse, terme directement dérivé en grec de nous qui signifie esprit, intelligence et cœur. Terme encore ambigu certes mais néanmoins riche en ceci qu'il dérive du radical gno d'où nous avons tiré connaissance.

En réalité derrière cette opposition platonicienne entre raison et entendement se cache bien celle entre l'intuition d'une part qui est une connaissance directe; et la connaissance discursive, d'autre part. La noesis s'applique aux êtres supérieurs; la dia-noia s'emploie pour construire une science et emploie le logos, le raisonnement, le syllogisme etc.

"Ainsi que je l'ai déjà dit, il incombe à une partie de l'encéphale la tâche de recevoir ce qui est de nature spirituelle comme le ferait une antenne, tandis que l'autre partie, celle qui donne naissance à l'intellect, élabore ce qu'elle vient de recevoir en vue de son utilisation dans la matière dense. De même le cerveau engendrant l'intellect doit-il recevoir toutes les impressions issues de la matière et les élaborer de façon à les rendre accessibles au cervelet afin que ces impressions puissent servir à l'évolution ultérieure de l'esprit et à sa maturation. Mais ces deux parties de l'encéphale doivent élaborer tout cela en commun. Telles sont les décisions du Créateur. "[47]

Voici donc représentée la fonction cérébrale: elle est double. Sise à l'intersection de deux réalités -spirituelle et matérielle, elle est chargée tour à tour de transmettre de former et de joindre. On remarquera le

"qui donne naissance à l'intellect"

répété deux fois. La formule est biologiquement correcte puisque c'est l'organe qui crée la fonction et non l'inverse. Le cerveau est là, pré-disposé: il rend possible une fonction. L'allemand écrit:

das den Verstand erzeugt

S'il est vrai qu'erzeugen signifie créer, voire procréer, il signifie aussi fabriquer.

Ce passage est issu d'une conférence intitulée: "L'instrument déformé"[48]. Werkzeug signifie instrument; très exactement outil. C'est à prendre la langue au pied de la lettre, un moyen qui doit déboucher sur un wirken. C'est d'ailleurs ce même concept qui est à l'œuvre dans Wirklichkeit. Zeug est un outil comme Werkzeug et ils renvoient tous les deux au tissage, au rassemblement, à la synthèse. Tisser c'est nouer des fils de telle sorte qu'ils forment un tissu~ Ce n'est certainement pas un hasard si en français l'on parle d'un métier à tisser. L'essence même du métier, de l'acte, de l'œuvre consiste effectivement dans le rassemblement de ce qui est épars.

A bien y regarder l'intellect est donc à la fois un outil [Werkzeug] et quelque chose de fabriqué [erzeugt]: marqué donc deux fois par la fabrication. Il s'agit donc bien d'un moyen, conçu et fabriqué en vue d'un usage précis et c'est donc bien un outil et non pas simplement d'un instrument.

L'allemand dit Mittel à la fois pour mi-lieu et pour moyen, outil ou instrument. Ceux-ci sont effectivement des intermédiaires entre le sujet et l'objet que l'on cherche à atteindre ou façonner. Le marteau n'a pas de valeur en soi: son sens lui est conféré de l'extérieur par son producteur ou son utilisateur. Il n'a de raison d'être que dans la visée de l'objet. Il est visée d'un objet mais cette visée n'est donc pas la sienne, mais au contraire celle d'un pro-jet, donc d'une conscience. Le grec pour ceci dit techne.

Il est à présent assez clair que l'intellect a à wir avec le rapport que l'homme entretient avec le monde. Nous aurons à montrer plus bas que c'est effectivement dans son usage exacerbé que se joue le rapport conflictuel entre l'homme et le monde; l'un des déchirements que nous avons précisément relevés.

L'intellect est un outil dé-formé. Il est un para-site, au sens déjà défini: un inter-médiaire.

Que signifie dé-form é ? D'abord c'est un outil qui ne remplit plus son office: il est cassé ou fonctionne de travers. ll entraine de côté ou fait tomber. Il devient alors un piège. Au mieux, il est à effet nul; au pire, à effet catastrophique.

Déformé, c'est avoir perdu sa form e originelle, et en avoir revêtu une autre, disgrâcieuse ou inadéquate.

Mais qu'est-ce qu'une forme?

Notre mode très technique de pensée nous fait souvent négliger la forme qui pourtant est essentielle. Ce qui fait qu'une table est une table consiste c'est vrai en une matière. Le bois par exemple. Mais l'arbre aussi est de bois. Et le secrétaire ou le rouleau à patisserie. Ce qui distingue d'emblée ces différents objets tient à leur forme.

Première conséquence:

Ce qui fait qu'un objet est ce qu'il est, ce qui fait sa dé-finition, ce qui fait qu'il se pose là devant moi comme un objet tient non pas à la matière dont il est constitué mais à sa forme, à sa structure.

Deuxième conséquence:

Cette forme est extérieure à l'objet. Elle lui est imposee du dehors par l'artisan qui le fabrique. Ce qui nous permet de dire avec marx, que l'objet existe à l'état de projet, avant d'exister dans la réalité. Le processus de fabrication consiste toujours dans l'acte par lequel on in-forme une matière; on im-pose une forme, préalablement conçue, à une matière. La matière en soi est puissance; c'est grâce à la forme qu'elle s'actualise. Le grec dit idea pour forme: effectivement c'est l'idée, le pro-jet d'une conscience qui transforme un objet en moyen.

"Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisseran, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le trawil aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but, dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté"[49]

L'analyse classique distingue effectivement le travail de l'animal et celui de l'homme en ceci que le premier ne disposerait que d'instruments, servant effectivement de moyen en vue d'une fin, mais d'instruments trouvés dans la réalité naturelle et utilisés comme tels. A l'opposé l'homme serait le seul à fabriquer des outils, c'est-à-dire à concevoir le moyen d'atteindre ses fins. L'homme est le seul à en être capable parce que précisément la fabrication d'un outil implique la pleine conscience de ses objectifs, des obstacles qui se présentent et de la manière de les surmonter.

Parler ainsi d'outil dé-formé signifie que ce moyen a été per-verti, re-tourné. Comment Simplement en en changeant le sens, en le dé-tournant de sa fonction originelle; de sa destination originaire. Tous ces mots disent le chemin et l'origine. L'intellect n'a pas de sens en soi: on lui en donne. C'est par ce sens conféré que l'intellect devient ce qu'il est, obstacle ou moyen. C'est une affaire de sens autant que de direction.

Le philosophe dans sa caverne se retourne et contemple le soleil. Lui aussi se re-tourne; se con-vertit. L'éducation qui sera la sienne sera une véritable formation [paideial La déformation de l'intellect est une per-version. Ce qui devait être à l'intersection comme moyen prend subitement toute la place. On n'entend plus que lui; il parasite l'échange et la communication. Il devient une fin en soi quand il n'avait jamais été conçu que comme un moyen. C'est un des signes au travers duquel nous nous sommes désormais habitués à repérer la trahison, la violence, le pharisaïsme. Il est passé de la re-présentation du réel, sa tra-duction; à la trahison de l'être. Le valet a pris la place du maître. Et en ceci Nietzsche a raison: la révolte de l'esclave a réussi!

L'intellect relève de l'outil; mais d'un outil qui déforme parce que précisément il est lui-même déformé.

Or c'est tout l'intérêt de l'analyse d'une particule comme le ver allemand que l'on retrouve dans Verstand; Vernunft. Ver sert toujours à exprimer le résultat d'une transformation ou d'une disparition. Mutation, changement, passage qui peut aller jusqu'à la disparition comme dans ver-gehen, Ver-gangenheit ou verenden. Ce qui est le propre de Verstand comme de Vernunft est cette idée de transformation. D'où sa traduction facile en latin par per ou cum. La métaphore de l'antenne utilisée dans le passage cité, est révélatrice. L'intellect est un récepteur et donc aussi un [dé]codeur. Il s'agit pour lui, d'une part de traduire le donné spirituel en éléments utilisables dans la matière; de trans-former donc en logos, en dianoia ce qui était nous, esprit. A l'inverse il doit aussi coder les données matérielles pour qu'elles puissent être reçues spirituellement. Il fonctionne donc comme une boite noire qui traduit et retraduit dans les deux sens les informations reçues. Il perçoit (ver-nehmt ou ici nehmt auf) et il élabore (umarbeiten: répété deux fois). Or umarbeiten signifie aussi trans-former.

On se situe bien dans cette place d'intermédiaire que nous cherchions depuis le début. Le matériel brut n'est pas directement accessible à l'esprit; non plus que le spirituel n'accède directement au matériel. Dans les deux sens, une traduction est nécessaire dont l'intellect a la charge. Il réunit, il incarne donc 1a réunion jusque dans les deux faces de l'encéphale. La faute réside bien dans la séparation, dans la coupure.

Nous avons relevé plus haut le sens laborieux que comportait Werkzeug, qui renvoie à tissage, à l'œuvre. Wirken c'est œuvrer, faire (tun). Or le verbe tun se rattache à la racine indo-européenne dhe d'où dérive aussi le grec thesis, episteme. C'est cette même idée d'œuvre que l'on retrouve dans physis. Autant dire que pour le grec, le réel n'est jamais stable mais au contraire, comme on l'a vu, ce qui se déploie. Jamais le réel n'est une chose, sottement désenchantée et mûe seulement par un mouvement extérieur. Il est ce qui se meut, ad-vient, ap-parait et s'accomplit. Autant avouer que pour un grec l'opposition entre théorie et pratique, entre pensée et action n'est pas si nette que cela. La pensée elle-même était un acte.

Le réel, cette matière qui se présente (prae-ens) à nous et se représente comme un wirken, comme une production. Wirken se rattache à la racine indo-européenne uerg d'où dérivent Werk et le grec ergon d'où nous avons tiré energie mais aussi puissance au sens de virtualité. La présence (Anwesen) implique un Wesen qui étymologiquement se rattache à währen. durer, demeurer.

Ce ne sera que dans l'acception latine que le réel entendu comme Wirklichkeit se transformera en Gegen-stand (ob-jet), ce qui se tient-là contre, où nous retrouvons la thesis déjà repérée pour être le contraire de la physis. Hegel puis toute le courant phénoménologique comprendront la réalité comme res [chose] contre quoi, en face de quoi il faut se dé-finir. Il est clair que ceci confère immédiatement à l'intellect une puissance dénégatrice qu'il n'avait sans doute pas. Pour Hegel il n'y a de subjectus que face à un ob-jectus.

La théorie au sens ancien est un theorein, un contempler. Ce mot comporte la racine thea qui signifie ce devant quoi l'on se recueille, mais que précisément l'on ne cueille pas. Il en est de même pour vérité comme aletheia qui implique un dévoilement. Theoria c'est thea puis ora [50] La theoria est donc le soin attentif accordé au dévoilement. Est-il utile alors de préciser que la wara du vieil haut-allemand - d'où découlent wahr; wahren (garder) et Wahrheit - se rattache à la même racine grecque ora ?

C'est dans cet esprit qu'Heidegger définit la théorie: «gardienne de la vérité» c'est-à-dire si l'on se souvient du sens même de vérité: gardienne du dévoilement.

Il semble alors que l'on puisse affirmer que la perversion de l'intellect se joue dans le dialogue spirituel/matériel qui n'a plus lieu, parasité qu'il serait par un intellect tonitruant qui couvrirait jusqu'au sens même du dialogue. Mais cette perversion s'entend aussi dans ce passage d'une vérité conçue comme recueillement devant l'être qui s'éploie à une pensée conçue comme acte de saisie de ce qui est.

L'intellect peut alors parfaitement être compris comme ce skandalon auquel fait référence l'Épître aux Corinthiens. Étymologiquement, le skandalon est une pierre d'achoppement, ce qui fait chuter, sur le chemin que l'on parcourt.

Il faut ici appliquer à la lettre l'enseignement de cette formule d'Hölderlin qu'Heidegger aimait à citer

"Mais là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve"

Ce que nous sommes amenés à penser est la double réalité de l'entendement humain. Il a une fonction qui est de réunion du spirituel et du matériel. Cette fonction, il ne la remplit pas, et donc il disjoint ce qu'il eût dû relier. Il sépare, déchire. Nous aurons encore à expliciter comment. Mais auparavant il faut encore nous arrêter aux formes mêmes que prend ce déchirement qui n'aurait pas dû avoir lieu.

On présente souvent Satan comme l'Anté-christ. Il est à l'opposé, et géométriquement ceci veut dire qu'il occupe la même place. Il joue les intermédiaires et usurpe la place, quand il le peut, dès qu'il le peut. Ce que ceci signifie est finalement très simple.

Nous avons mis en évidence combien, pour la raison, tout n'est affaire que d'analyse, d'abstraction, de définition. C'est-à-dire de thesis, de limite. Mais ce que la géométrie euclidienne nous a appris, ce que l'incommensurabilité de la diagonale aux côtés du carré nous montre, c'est que justement l'espace comme le temps ne sont pas affaire de grandeurs discontinues, mais au contraire de grandeurs discrètes. Il n'y a pas d'éléments premiers, il n'y a pas d'atomes[51]. Le réel est divisible à l'infini sans qvue jamais l'on puisse se heurter à un insécable. Il n'y a pas de monade. La discontinuité est le propre de l'entendement rationnel; elle lui est utile pour comprendre le monde, mais elle représente déjà une de ces catégories, de ces formes préalables qu'il impose au monde mais qui ne lui appartiennent pas en propre. On peut l'énoncer avec assez de certitude désormais: le réel est continu, et c'est ceci aussi que signifie l'appréhension du réel comme physis. L'ordre du monde est continu. Ceci signifie aussi qu'entre l'ordre du divin et l'ordre du spirituel; entre l'ordre du spirituel et l'ordre du matériel, il y a solution de continuité. Et en conséquence, l'ordre du réel n'est jamais qu'une série continue de médiations, d'intermédiaires, et donc en même temps de risques de traductions fallacieuses, de trahisons.

Quand lsaïe annonce l'avènement d'Emmanuel[52]  il annonce en fait la réalisation même de la grande promesse de l'Alliance: un Médiateur.

Tout dans le réel est médiation, ceci signifie aussi que l'intellect est sans doute le dernier échelon de cette médiation-ci: le moyen concret, humain de réaliser le dialogue entre le spirituel et le divin; entre le spirituel et le matériel. Nous aurons plus loin l'occasion d'illustrer comment la femme elle-même - qui dans le récit de la Genèse est effectivement un des protagonistes essentiels de la faute originelle - est un des médiateurs, le dernier entre l'au-delà et l'ici-bas. Tout se joue dans la médiation; tout se joue donc aussi dans la re-présentation.

L'intellect peut être défini comme une des formes de l'Antéchrist en ceci qu'il occulte une réunion qui n'aura plus lieu, qu'il empêche la communication de s'établir.

Que veut dire pour Lucifer  - qui ne l'oublions pas est un ange déchu, et se nomme porteur de Lumière - être à la fois celui qui sauve et qui perd, c'est-à-dire, à la fois, le moyen et l'obstacle majeur ?

D'abord et c'est désormais une évidence que le mal n'existe pas en soi comme une réalité à part. Le mal est un mésusage du bien. Mais ceci n'est pas suffisant.

Enoncer d'un objet qu'il est à la fois ce qui perd et qui sauve c'est souligner qu'il participe en même temps de deux réalités contradictoires, mais qu'il ne les recèle pas en soi. L'intellect n'est ni bon ni mauvais. Il est. Simplement!

Mais si l'intel7ect n'est pas mauvais en soi et peut seulement le devenir quel est le moteur de cette perversion_? L'homme bien sûr et son libre vouloir.

Ce qui sauve est en même temps ce qui perd. Puisque nous avons déjà suggéré que ce libre-vouloir était le moteur dela dynamique humaine; était cela qui pouvait réaliser l'homme dans sa spiritualité; maispeut donc en même temps le perdre, le faire chuter. Seul celui qui développe ce qui sauve, risque vraiment de perdre. Mais à l'inverse seul celui qui développe à outrance ce qui perd peut avoir des chances d'être sauvé. Quel paradoxe!

Nous avions repéré dès les premières lignes combien la violence s'instituait toujours au lieu de la transmission_ des codes. La grande différence entre la mission du Christ et celle du Fils de l'Homme tient précisément en ce que la première fut improvisée quand la seconde, préméditée de toute étemité est définitive. Pourquoi si ce n'est parce que celui qui sauve ne peut y parvenir qu'en ayant cornpris celui qu'il cherche à sauver? Qu'il en soit, si peu que ce soit, au moins le témoin. Le Fils de l'Homme est "Dieu avec nous" annoncé par Isale. Il est à cheval, l'inter-médiaire, l'inter-cesseur entre le monde du sacré et le monde profane. Parakldètos, l'ad-vocatus: celui qui est appelé au-devant. Celui qui défend, qui intercède mais aussi celui qui accuse.

L'étymologie est toujours riche d'enseignements. Para veut certes dire c- ntre mais en second lieu seulement. D'abord il signifie auprès de; vers; à côté. Le préfixe lui-même est ambigu. On utilisera le même mot pour désigner celui qui vient vers vous, pour vous défendre; et celui qui accuse. nans tous les cas, on défend! Défendre c'est aussi inte~dire!

Celui qui vient au-devant de nous et nous défend, celui-là peut aussi nous perdre. ll est un inter-médiaire; le doigt entre nous et c'être. Il indique le chemin: salut! Il sanctionr7_e. Perte! Damnation étemelle ou Eden. Saint Pierre. Mais Pierre est aussi un roc et il se renie trois fois. Lui aussi est duplice. Est-ce un hasard ? Le roc est friable, la terre se fend, l'apocalypse advient. Mais l'apocalypse est aussi ce qui se révèle.

Celui qui parle est assis entre deux mondes, entre deux êtres. Il parle: il est l'inter-locuteur. lntermédiaire ou parasite? Celui qui perd ou qui sauve ? Comment savoir? Tout est possible dans cet entre-deux qui est l'espace de la virtus; non tant de la vertu que de la virtualité. Non tant du pouvoir que de la puissance.

Or le skandalon est une pierre d'ach~ement. C'est de skandalon que le latin tire cadere: tomber; chuter. C'est ce mot -scandale- qu'utilise l'Epitre aux Corinthiens déjà citée pnur oppsser 1~ sagesse de Dieu à la folie des hommes! Celui qui parle, parle pour l'Etemité d'entre les étemités; il p~rle dans la lumière de la vérité. Mais cette vérité n'est pas tQ!lt la GegenstX_ndlichkeit des allemands que l'aléth~éia des grecs: le dévoilement. Comme si/ ce qui est, ne résidait que dans ce voilement défait, da~s ce passage du caché au non caché. Il n'y a de lumière qu'issue de l'ombre. C'est du tohu-bohu que monte la Parole créatrice. Ce qui sauve, perd; ce qui perd, sauvel Effectivement.

Ce qui fait alors la différence entre ce qui sauve et ce qui perd, tient dans notre attitude, à la façon dont nous regardons, à notre façon d'être. A notre façon de nou~ tenir devant l'être.

Lucifer -le porteur de lumière- est celui-là même qui porte et stimule l'intellect. Ceci fut sans doute absolument nécessaire à l'homme pour qu'il puisse sortir de 1a gangue animale dan.~ laquelle il était enfermé, ici-bas. Que signifie sauver? Sortir du danger. Or le ~langer est précisément ce qui menace l'être dans son essence. Sauver signifie donc reconduire dans l'essence, restaurer la permanence antérieure. L'intellect sauva l'homme au moins en ceci qu'il rendit possible la sortie de l'animalité, c'est-à-dire la maitrise de la matière par l'esprit. Restaurer car l'homme est d'origine spirituelle. Mais danger cependant parce que,sans l'intellect, le lien avec la matière ne se fait pas; ou mal; ou médiocrement.

"Pour le temps de chacune de ses vies terrestres, l'homme a été doté de l'intellect destiné à constituer un contre-poids ~ers le bos pour l'élément de spiritulllité dont l'aspiration l'attire vers le haut, afin que l'homme, pendant sa vie sur terre, ne plane pas uniquement dans les régions de l'esprit et n'oublie ainsi ses devoirs sur terre. L'intellect doit également lui servir à faciliter son existence terrestre. Mais avant tout, il est là pour transposer dans le cadre restreint de la terre le puissant élan propre à l'esprit en raison de son essencevers ce qui est noble, pur et parfait. Il doit s'extérioriser dans des accomplissements visibles sur le plan matériel, comme le manœuvre de l'esprit vivant, comme son serviteur.

Mais lorsque -comme cela se produit actuellement- toute décision lui est abandonnée à lui seul, il n'est plus simplement le contrepoids mais, lors de toute décision, il place dans le plateau de la balance uniquement son propre poids et; de toute éviden~e, cela ne peut clue faire s'abaisser le plateau, étant donné que l'intellect entraîne vers le bns. [... 1

Il ne peut faire autrement, car il n'agit ici que selon les lois de sa propre nature."[53]

On remarquera tout particulièrement ici, non seulement ce jeu de médiation auquel est attaché l'intellect et qu'avait déjà indiqué les autres références; mais surtout ce jeu de poids et contre-poids. C'est ici affaire mécanique; jeu d'équilibre. Qu'une force vienne à manquer et tout le système s'effondre. L'homme est un être mêlé, mélangé; lui-même duplice puisqu'a chev~lfût-ce pr-)visoirement, entre le spirituel et le matériel. Qu~une de ces deux dimensions s'affaissent, et il devient monstrueux. Il est lui-même un inter-médiaire; sa défaillance onsiste dans la rupture du lien. L'~quilibre est soudainement rompu; alors il tombe. Il butte contre lapierre: le skandalon. Ce qui aurait dû le sauver, en fait le perd. Il boite; il chute! Il en va de même pour l'entendement. Qu'il fasse chuter, n'est pas mauvais en soi dans la mesure même où cette chute est ceci même qui le retient dans l'espace même de la matérialité. La chute ici est salvatrice parce qu'elle compense une élévation trop précoce. Dangereuse parce que précoce. Mais que le spirituel ne puisse plus agir, alors il n'est plus que chute. ~t la perversion com mence. Oui! encore une fois ce qui perd est en même temps ce qui sauve. C'est ici affaire de disposition des forces; non de forces en elle-mêmes. De ce point de vue on est légitimé à concevoir que le problème du mal se pose moins en terme ontologique qu'en terme stratégique; parce qu'effectivement la stratégie militaire participe surtout de la ruse, c'est-à-dire de l'heureuse disposition des forces.

On remarquera ensuite que ce texte disculpe d'une certaine façon l'intellect. Ce n'est pas lui qui fomente le mal et la chute car cette dernière est programmée. L'usage unilatéral qui est fait de lui est plutôt le grand responsable de la faute.

Sans l'entendement, l'homme ne pourrait entretenir aucun contact avec la matière, n'aurait aucune prise sur la réalité. Il est bien un outil; il ouvre des perspectives. Il a charge d' "extérioriser"[le texte utilise le terme d'Auswir1amg] et donc de révéler au plan matériel l'activité de l'esprit.

 

Nous tenons alors effectivement une définition cohérente de l'entendement: il est le skandalon. Ce qui fait chuter; ce qui fait pécher. Cause ou effet? Que l'homme dispose de l'entendement se déduit de l'éviction du Paradis: c'est une chance, la seule pour lui de parvenir à la conscience. L'entendement est la forme humainement terrestre de l'être-au-monde. Mais l'intellect est étroit, lourd, limité au lieu même de son éclosion. Il usurpe sa place. Qui usurpe cette limite, qui tel Rémus franchit le sillon, tombe au-delà des colonnes d'Hercule, dans le néant. Danger!

La perversion de l'entendement tient dans la confusion des moyens et des fins. Il ne peut sauver que s'il ramène et préserve l'essence menacée de l'être. Il a fonction d'établir un lien entre la matière et l'esprit; de permettre à l'esprit un accès à la matière et d'autoriser ainsi la réalisation par l'homme de sa propre humanité. L'entendement est une wie, un chemin, un langage.

 

 

"Je suis le chemin, la vérité et la vie"

Ce sont les mêmes métaphores. Sur le chemin il y a une pierre; elle peut faire chuter. A moins que quelqu'un ne vienne au-devant de nous et nous ramène sur le droit chemin, au lieu de notre essence, de notre enracinement. La chute a lieu quand la pierre au lieu de nous ramener à notre essence, nous en écarte; quand elle nous ramène au dur, à elle-même, à la pierre; à la matière. Le moyen, alors, est devenu fin en soi. La réification commence. Alors ce que l'on croyait sagesse devient folie.

Le mal se lit quand pnrc ne signifie plus auprès de mais contre; quand l'intellect au lieu de réunir, sépare, divise.

Le mal se lit dans la mort du symbole; dans la victoire du diabole.

Alors oui, nous pouvons enfin comprendre ce qu'est le serpent dans le récit de la Genèse. Celui qui parle à Eve, celui qui ramène tout à sa propre puissance, et l'incite non pas à respecter l'ordre divin mais à l'ulter-prèter, ce serpent n'est autre que l'entendement.

 

****

  La forme du déchirement: le diabole.

[Le diable] était homicide dès le commencement

et n'était pas établi dans la vérité

parce qu'il n'y a pas de vérité en lui:

quand il profère le mensonge

il parle de son propre fonds

puisqu'il est menteur et père du mensonge."

Jn, 8,4 4

"Il parle de son propre fonds". Ce que Jean désigne ici, assurément renvoie à l'entendement. Qui ramène tout à lui, et coupe la relation avec le spirituel d'abord, avec Dieu ensuite. Les conséquences sont données: le mensonge; le meurtre.

Il fallait reprendre ce texte parce qu'il résume toute notre problématique.

Il faut souligner que quand l'hébreu dit Satan [l'Adversaire], le grec, quant à lui traduit diable [l'accusateur, le calomniateur]. Le grec pense juste car le diable est bien celui qui jette l'un contre l'autre les deux interlocuteurs.

Dans le mensonge, nous parlons. Nous faisons semblant de nous unir à ceux qui nous écoutent puisque nous leur offrons notre discours. Nous communiquons, mettons donc un discours en commun. Mais en réalité nous nous séparons d'eux puisque nous les rejetons de la vérité que nous tenons cachée. Le mensonge tient ici dans ce dévoilement qui n'a pas lieu. La vérité demeure celée, latente. Cryptée.

L'autre cas de figure est celui du parasite: nous parlons mais un tiers s'interpose qui brouille et parle plus fort que nous. Il ne veut pas de notre réunion; il nous sépare donc [dia-bolein]. Celui-là attend, guette, suscite la brouille et accuse.

Si l'intermédiaire nous aide à nous réunir, alors il est symbole; s'il nous sépare alors il est dia-bole. L'un est l'envers de l'autre.

L'enjeu est bien d'alliance ou de rébellion. La suprématie de l'intellect en tant qu'elle éloigne la spiritualité du vécu quotidien est donc effectivement une figure diabolique. De même pour la violence. En mettant l'accent sur l'amour, sur le refus de la vengeance, le Christ avait offert la voie de la réconciliation d'avec Dieu, d'avec les hommes, d'avec le monde. Il fallait vivre la Parole; enrichir le monde et nous unir aux hommes.

Nous avons rejeté la Parole, exploité le monde et tué! Nous avons repoussé le symbole et pratiqué le diabolique.

La violence est la forme historique que prend notre refus, notre expulsion du divin, notre mégalomanie. Ce faisant nous tranchons, et séparons lors même que nous déclarons vivifier et unir.

Pour les grecs qui nous apprirent à penser le symbole était un signe de reconnaissance formé de deux moitiés d'un objet brisé que l'on rapprochait. A y bien regarder, on observera que le symbole est un signe d'unification, de rencontre ou de réunion, jamais d'unité. Nous avons chacun une partie du symbole et ceci nous permettra de nous reconnaître comme des semblables. Mais sitôt que nous nous serons reconnus, sitôt que l'unité aura été réalisée, le symbole ne peut plus servir de rien. Le symbole, ici encore, est la trace d'un processus, d'un cheminement; certainement pas de son aboutissement.

Le symbole, lui, ne ment pas. Il ne dit pas l'unité mais l'union virtuelle. Il ne dit pas la symbiose mais l'alliance. Il est de dynamique non pas de statique. Il ne mélange pas, mais permet simplement de retrouver son proche; ses racines. Il maintient toujours les différences en soulignant seulement les ressemblances par lesquelles notre chemin garde un sens. Le symbole meurt quand l'égalité est acquise. On voit, une fois de plus que l'imitation, l'indifférenciation produit la mort du symbolique. Que le même est le plus grand danger. Le symbole au contraire nourrit la différence par laquelle la relation, la communication restera toujours possible avec l'autre. Par quoi l'on puisse enrichir l'autre et l'aider de son identité propre; par quoi l'autre enfin nous enseigne et éclaire de son altérité.

Le symbole garantit que moi et l'autre ne seront j mais un. Que nos individualités ne seront jamais arasées en dépit de notre quête commune, mais au contraire épanouies grâce à elle. Le symbole offre la puissance merveilleuse d'entrer en contact avec l'autre sans que jamais l'on puisse se réduire en lui. Le symbole est enfin la grâce d'une entente toujours possible parce qu'au nom de cette séparation, de cette différence, quelque chose sera toujours à partager, qui ne le serait plus, si la symbiose avait été realisée.

Effectivement que l'autre me ressemble parfaitement, dise exactement ce que je pense moi-même, réalise le même acte, et alors non seulement je n'aurai~plus rien à lui dire mais encore il me gênera. Au gré, l'indifférenciation produit l'indifférence, par quoi la relation cesse faute d'objet; au pire elle produira la violence par le truchement du mimétisme. Ceci encore est une loi de thermodynamique: il n'y a de dynamique que par  la différence. L'indifférence est l'entropie maximale par quoi tout système court à sa perte, et s'effondre.

Il ne saurait être un hasard que le texte de la Genèse préserve justement la différence entre l'humain et le divin. C'est un des sens de l'arbre de la vie auquel l'homme ne peut avoir accès. Il y a un fossé infranchissable entre l'univers de la divinité et l'univers de l'homme et ceci est à la fois une condition de la conscience et de la communication.

A l'inverse, le diabolique joue un jeu tout opposé. Lui ment! Il offre la promesse de l'unité sachant pourtant pertinemment qu'elle ne sera que de façade, que d'imitation, et source du conflit généralisé des désirs et des volontés. Il est rusé puisqu'il offre immédiatement tout ce qu'il avait promis.

"Le serpent répliqua à la femme: "Pas du tout! Vous ne mourrez pas! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal"[54]

Il offre d'interpréter la parole de Dieu; non pas de l'observer. Il jette le soupçon et offre immédiatement l'usurpation.

L'union est immédiate mais elle est d'antagonisme. Nous croyons posséder ce que nous recherchions, et nous nous endormons: le plus grand danger!

     Le diabolique nous ment trois fois et tue!

 Il nous ment une première fois.

 L'union qu'il nous offre est un miroir aux alouettes; une union sans avenir. Il nous promet de nous y accomplir alors que nous savons pertinemment que l'union avec Dieu produirait inévitablement la dissolution de l'être. Ce qui aurait dû être le fruit de notre effort, il nous le présente comme une évidence trop simple, comme une pierre jetée à nos pieds; comme ce qui ne fait jamais aucune difficultés. Il nous laisse accroire que le chemin est inutile, que le vrai est immédiatement disponible, sans effort et que tout est toujours/déjà gagné. Cest lui qui accréditera la thèse de la rédemption par la mort du Christ: solution si aisée de la purification. C'est lui qui réduit l'être à ce qui est là, posé, stable et immédiatement saisissable, arraisonnable. Nous sommes sots de le croire car le diabolique nous trompe: l'union qu'il nous offre est cela justement qui sépare et oppose. Sans le dire, il choisit en cette séparation ceux qui le serviront.

   Il nous ment une deuxième fois.

 Par cette union, il nous rejette. Le diabolique est de l'ordre de la sélection, du tri froid et sans amour, tri par lequel il nous précipite dans la faute. Le diabolique n'aime que les forts: ceux qui sortiront vainqueurs de la lutte fratricide. Car il est le grand tentateur; mais la tentation n'est pour lui qu'un moyen de précipiter dans le néant ceux qui ne peuvent plus lui servir de rien.

L'Ancien Testament l'écrivait: il est celui qui rôde sur la Terre, espion scrutant la faute humaine.

"D'où viens-tu? -De roder sur la terre et d'y flaner" [55]

Il est provocateur:

"Tu as béni toutes ses entreprises, ses troupeaux pullulent dans le pays. Mais étends la main et touche à ses biens, je te jure qu'il te maudira en face"[56]

Il est l'Adversaire:

Satan se dressa contre Israël"[57]

Satan, l'accusateur, a l'ironie froide et malveillante. Il provoque la faute pour vérifier qui y réchappe. Il est l'être de la tentative donc de la tentation. L'union qu'il offrait n'était qu'un habile prétexte, un stratagème pour nous diviser et opérer sa tragique division. La tentation n'est autre que le mimétisme lui-même, c'est-à-dire l'unité de nos désirs, de nos volontés, de nos êtres. C'est par cette fin mimétique, on l'a vu, qu'il nous entraîne dans un conflit sans fin.

"C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde"[58]

Il nous ment: l'objet de notre désir est l'outil indifférent de notre mort ou de notre souffrance. Il nous rend uniformes de haines et de désirs mais, lui, reste indifférent devant notre errance. En fait il nous rejette. Et donc il nous accuse. Il est le principe de nos luttes fratricides et donc en rien il n'y participe. Il est le moteur immobile de nos dynamiques mortifères. Lui, à l'extérieur, regarde et sélectionne.

  Il ment enfin une troisième fois.

Il accuse un innocent; il nous fait accuser un innocent. Lui, moi ou un autre, peu lui importe. Il lui faut un sacrifié sur l'autel de la tentation. Il est menteur et père du mensonge dit le texte évangélique: ce qui en nous permet le mensonge, rend également possible la calomnie, l'accusation et la séparation. Où comme l'énonçait cet autre texte que nous citions: l'envie, la tyrannie, la présomption. Il est la forme de notre violence, sa condition de possibilité et donc son principe.

Il fallait encore une fois écouter le grec. Le diable est le contraire de l'avocat [le Paraclet]. Il est juge mais occupe la fonction de l'accusateur. Il est intermédiaire mais séparateur ([dia-bole]. Il est le contraire de la sagesse et du Verbe [Logos].

Lui toujours se tait et ne s'exprime qu'au travers de notre violence. Le grec l'écrit: le diable rejette, sépare et calomnie. Le dia-bolein est l'exact synonyme du latin ob-jecter. Jeter contre, l'un contre l'autre. Principe du mimétisme, il utilise les mêmes pouvoir et place que le Verbe mais il les pervertit car il est l'usurpateur.

Le symbolique au contraire signifie l'alliance. Tout contrat implique deux parties qui ne se confondent jamais. Dans le symbole réside le secret de la séparation essentielle entre l'humain et le divin. Celui-là procède de celui-ci, mais jamais ne pourra se confondre avec Lui. Si tout était divin, plus rien ne le serait: panthéisme ou athéisme, au choix. Mais ceci revient en fait au même.

Jean l'écrit: la violence n'est jamais le fait de Dieu mais au contraire l'effet de la haine mimétique et du refus des hommes:

"[Le Verbe] était dans le monde et le monde fut par lui et le monde ne l'a pas reconnu Il est venu chez lui et les siens ne l'ont pas accueilli" [59]

Nous ne savons même plus dire oui. Nous n'avons même pas su reconnaître celui qui portait l'autre pièce du symbole. Nous n'avons pas reconnu les signes du symbolique. Nous ne savons même plus reconnaître notre promesse: celui qui porte en lui la différence mais aussi le semblable grâce à quoi il peut nous parler et aider. Le système n'a pas fonctionné. Nous avons rejeté le porteur de différence parce que, hantés de mimétisme, nous ne comprenons plus désormais que le même- que nous ne savons plus concevoir l'autre.

Ici joue la diabolique unité de l'indifférence, le travail de l'intellect qui toujours réduit, comprime. Humain, trop humain! L'entendement ne peut entendre, nous le savons désormais, ce qui n'est pas identique à lui-même. Il n'entend que le même; il identifie. Jamais il ne pourra entendre Dieu autrement que comme un Sur-homme que rapidement il cherchera à égaler. L'entendement produisant du même, joue des doubles et donc des querelles. C'est pourquoi il déchire les hommes entre eux et les sépare de Dieu.

"La soumission à la souveraineté de l'intellect [...] n'est rien d'autre qu'une déclaration de guerre ouverte à Dieu.[60]

Nous ne L'avons ni accueilli, ni même reconnu. Notre entendement nous empêche d'en percevoir l'Origine. Nous L'avons refoulé: notre violence. Le diabolique est bien cette utilisation perverse de l'union qui produit toujours à terme le déchirement; il est bien l'envers du symbole; son négatif photographique. Il n'est pas une puissance séparée, mais le mode pathologique de la sagesse. Le diabole n'est pas un Prince; mais un double, une ombre; une éminence grise, qui utilise la force à son profit et occupe la place du juge, à droite de l'accusé:

"Que se dresse à sa droite l'accusateur" [61]

Symbolique contre diabolique: les textes de la Révélation nous enseignent en quoi ce combat nous dépasse. Mais pourtant il ne cesse de nous engager et notre rapport au monde. Le diabolique c'est en effet nous-mêmes aussi quand nous mésusons de notre puissance en nous réduisant au mimétisme intellectuel.

Il nous appartient de nous délivrer de cette incapacité présente à concevoir et aimer la différence; de nous mettre au service de cette autre pièce du symbole qu'aujourd'hui nous ne savons même plus reconnaître. Ici réside la clé du savoir que dispensait déjà le Christ. Quand nous saurons vivre ce savoir, et non seulement le réciter, alors nous saurons aussi nous réjouir de la différence, l'entretenir en la servant et ainsi éviter toute crise de l'indifférencié; et donc toute violence.

Pour ceci, nous ouvrir à cette faculté qui seule sait entendre l'altérité et non plus seulement nous soumettre à l'entendement banalisateur et réducteur.

Car les clameurs ne s'éteindront pas ni les armes ne regagneront leurs fourreaux, ni les haines et envies ne se calmeront, tant que l'intelligence ne se sera pas mise au service de la Vie.

Dans l'attente qu'au moins l’intelligence se fasse prudente.

C'est pourquoi:

"Ne murmurez pas entre vous"[62]

 

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[1]lCo,l,1 7-2 6

[2]Gn,1,1

[3]Jn,1,1

[4]Gn,1 ,1 -3

[5]Gn,2 ,4b

[6]Is,29 ,13-14

[7]Mt,15,19-20

[8]Heidegger in Introduction à la Métaphysique, 130 et sq

[9]DLV, Il,36,392

[10]Leibniz

[11]Descartes in Discours de la méthode

[12]Einstein

[13]Fr JACOB

[14]E Meyerson in Identité et réalité, P 449

[15]Bergson, in Essai sur les données immédiates de la conscience

[16]Gn,3,1

[17]Gn,2 ,1 7

[18]Gn, 4,19

[19]Gn,3,22

[20]Gn,3,22 -25

[21]Héraclite, frag. Llll

[22]Parménide, Vlll, 1-6

[23]Heidegger met en évidence combien le mot scheinen peut tout aussi bien signifier ce qui luit, brille, et donc le mode même d'apparaitre de la lumière.

[24]Heidegger, op.cit., P Il8

[25]Parménide, 2,1-10

[26]ibid., Vl

[27]ibid.,ll,29 -36

[28]Héraclite, CXXlll

[29]Héraclite, I

[30]Sophocle, in Antigone, 332 et sqq

[31]Rm,5 ,12

[32]Kant

[33]DL V,Il,5 ,30

[34][denn er ererbt nur die Gefahr, nicht die Sunde selbst "

DLV,Il,5, 31

[35]Rm,5 ,18-19

[36]die damit verbundene freiwillige Kettung an Raum und Zeit

[37]DLV,Il,66,393

[38]ibid.,lll,2 ,1 7

[39]Rm,7,15

[40]DLV,Il1,2 ,17

[41]voir en annexe, le schéma explicatif.

[42]eikasia

[43]pistis

[44]dianoia

[45]episteme

[46]noesis

[47]DLV,III, 7,33

[48]das Verbogene Werkzeug

[49]Marx, in Le Capital,1,7

[50]étymologiquement prendre soin, veiller, d'où le latin tire prier.

[51]étymologiquement a-tomos ;ce qui ne peut être divisé

[52]Dieu avec nous

[53]DLV,Il,66,393

[54]Gn, 3,4

[55]Job, 1,7

[56]Job, 1, Il

[57]Ch, 21, 1

[58]Sg,2 ,2 4

[59]Jn,l ,l0-l1

[60]DLV,11,66,393

[61]Ps,109 ,6

[62]Jn, 6,43