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Jean Bauberot : "Le discours de Nicolas Sarkozy porte atteinte à la laïcité"

LEMONDE.FR | 21.01.08 | 09h34  •  Mis à jour le 21.01.08 | 16h09


L'intégralité du débat avec Jean Bauberot, sociologue de la laïcité, lundi 21 janvier, à 15 h .

 


ean :  Quel contenu accorder au mot 'laïcité' ? Pour certains, cela se traduit encore aujourd'hui par anti-cléricalisme, pour d'autres par neutralité en matière religieuse. Dans cette seconde acceptation Sarkozy remet-il véritablement en cause la loi de 1905 ?  

 

Jean Bauberot :  La réponse ne peut pas trancher entre les deux, car l'instauration de la laïcité nécessite la plupart du temps un moment anticlérical, dans la mesure où il s'agit de mettre fin à une sorte de domination d'une Eglise ou d'une religion sur l'Etat et la société. Il y a donc un moment d'émancipation anticléricale.  

Mais l'objectif n'est pas de combattre la religion en tant que telle, c'est de combattre une domination religieuse, donc l'objectif est bien la neutralité. Et j'ajouterai : la neutralité qui permet la diversité.  

Une neutralité active, puisque selon l'article 1er de la loi de 1905, la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes.  

Le discours de Nicolas Sarkozy porte atteinte à la laïcité dans la mesure où il n'est pas philosophiquement neutre, mais privilégie les convictions religieuses au détriment d'autres convictions, au lieu de respecter toutes les croyances, toutes les convictions, comme cela est dit dans le préambule de la Constitution française.  

lilith :  Comment le président d'une république peut-il parler d'un laïcité "positive" ? La Laïcité n'est ni positive, ni négative, elle EST, garante des libertés de penser et des règles équitables de vie collective tout en préservant la diversité !  

Jean Bauberot :  Moi, je lis son discours, je ne reprends pas à mon compte sa terminologie. Mais dans le discours du Latran, il retrace l'histoire en deux parties : une première partie qui porte sur les rapports entre la France et l'Eglise catholique au cours des siècles. Là, il ne retient que les aspects positifs de ce qu'il appelle l'héritage. Puis, il en arrive à la laïcité.  

Et là, il a trois jugements négatifs :

1) sur la loi de 1905 qui n'aurait été que rétrospectivement une loi de liberté, donc qui n'était pas une loi de liberté à son époque ;  

2) sur la réconciliation des deux France qui ne serait due qu'à l'attitude exemplaire des catholiques pendant la guerre de 1914-1918, et non à la laïcité elle-même ;  

3) sur le fait que la laïcité aurait voulu couper la France de ses racines chrétiennes.  

C'est évidemment à partir de ces jugements négatifs sur la laïcité telle qu'elle a existé historiquement qu'il parle de "l'avènement d'une laïcité positive".  

Je ne suis pas d'accord avec la manière dont il raconte l'histoire. Dans un héritage, il y a de l'actif et du passif, et il ne parle que de l'actif.  

J'ai déjà expliqué pourquoi il y avait eu un moment anticlérical dans la laïcité, qui était nécessaire. Mais la loi de 1905 elle-même, dès cette époque, mettait fin à ce mouvement anticlérical, même si les choses ne sont ensuite allées que progressivement, naturellement.  

Donc j'estime qu'il parle de laïcité positive à partir d'une conception de l'histoire qui n'est pas de l'histoire scientifique.  

fregono :  Pour N. Sarkozy, affirmer comme Benoit XVI qu'il n'y a pas d'espérance en dehors de la religion n'est-ce pas nier l'héritage des Lumières et nier également pour ceux qui ne croient pas, la possibilité d'espérer en l'amélioration morale et intellectuelle de l'humanité ?  

Jean Bauberot :  Je crois qu'il y a deux éléments de réponse. Le premier élément, c'est que Nicolas Sarkozy part d'un constat que beaucoup partagent même s'ils ne sont pas de son avis quant à la solution à apporter à ce constat, qui est un certain désenchantement par rapport aux Lumières. Pour dire les choses très rapidement, les Lumières correspondent à un moment de l'histoire où on s'est rendu compte que la science n'était pas seulement une spéculation ou un amusement, mais pouvait aussi améliorer la condition humaine. Ce qui a été fait.  

Mais au XXe siècle, on s'est rendu compte aussi que le progrès scientifique et technique pouvait être porteur de mort. Ce sont les deux guerres mondiales et les totalitarismes. Puis ces dernières décennies, on s'est rendu compte que même le progrès pacifique était ambivalent : problème de biodiversité, de réchauffement de la planète, etc. Donc effectivement, on ne peut pas passer outre ce constat.  

A partir de là, je pense qu'un président de la République ès qualités doit insister sur la pluralité des espérances : certaines se réfèrent à des religions, d'autres à d'autres options philosophiques. Et donc ce n'est pas le constat que je mets en question, mais c'est une réponse néocléricale à ce constat qui privilégie des espérances religieuses sur d'autres espérances, au lieu de laisser la question ouverte et de dire que c'est à chaque citoyen de choisir librement ce qu'il croit et ce qu'il espère.  

urbich :  A quoi sert de rappeler les racines chrétiennes de la France sans arrêt si ce n'est à attiser les tensions, quel est le but à votre avis recherché par Sarkozy ici ?  

Jean Bauberot :  Là aussi, je pense qu'il part d'un constat qui s'emboîte dans le constat que je viens de faire dans ma réponse précédente, qui est les incertitudes actuelles quant à l'avenir.  

Les grandes utopies politiques qui permettaient de se projeter dans l'avenir se sont effondrées, et l'avenir apparaît lourd d'incertitudes, parfois même de menaces.  

Voilà le constat. Là encore, il y a une réponse qui me semble conservatrice, celle de privilégier un discours sur les racines, un discours sur le passé.  

Que l'on dise que toute société a une dimension historique est une chose, mais le rôle du politique est avant tout de répondre aux préoccupations du présent et de contribuer à façonner un avenir collectif. Là encore, donc, un constat qui est juste, une réponse politiquement contestable, voire dangereuse.  

Klorg :  La loi de 1905 n'est-elle pas déjà remise en cause depuis longtemps (subventions à l'enseignement catholique notamment) et ne s'agit-il pas plutôt d'officialiser ouvertement ces pratiques pour les aggraver ?  

Jean Bauberot :  La loi de 1905 traite des relations religion-Etat, ce n'est pas une loi concernant l'enseignement.
La loi de 1959 sur l'aide aux écoles privées a modifié une loi qui date, elle, de 1886. Et c'est un autre problème.  

En revanche, la loi de 1905, elle, porte essentiellement sur deux choses. La première, j'en ai parlé, c'est le fait que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. Donc une liberté complète dans le cadre d'un ordre public démocratique. Que la République garantisse est un terme fort, elle a une action pour la garantir.  

L'article 2 met fin à un régime qui existait au XIXe siècle, le régime des cultes reconnus. Un ensemble de cultes était considéré comme les cultes officiellement légitimes, et d'autres, par contre, étaient simplement tolérés et l'athéisme aussi était toléré, mais pouvait être réprimé dans des périodes de tension politique. L'article 2, donc, met fin à tout caractère officiel de toute religion.  

Aujourd'hui, la loi de 1905 a 103 ans, on peut actualiser les conditions de la liberté de culte, et là on peut être ouvert à toute proposition qui garantit la liberté dans les conditions du XXIe siècle. Mais il faut être également très vigilant sur le respect de l'article 2, et ne donner de statut plus ou moins officiel à aucune religion.  

Et c'est là qu'on peut avoir certaines inquiétudes, puisque dans le discours du Latran, il est question de "favoriser" l'expression de la religion, ce qui va plus loin que garantir sa libre expression. Quand on favorise quelqu'un, on défavorise quelqu'un d'autre, cela porte atteinte à l'égalité entre toutes les convictions.  

Julien :  A la question "l'absence de religion conduit-elle à une dérive morale ?", le président semble, avec des pincettes, répondre par oui. C'est son droit de penser cela en tant que citoyen. Mais le problème n'est-il pas que ce débat n'a pas à avoir lieu au niveau politique ?  

Jean Bauberot :  Je crois qu'il y a une confusion entre deux plans de la morale. Une société n'est pas simplement un ensemble d'individus qui ont des intérêts communs, c'est aussi un ensemble de personnes qui partagent des valeurs communes.  

Et c'est le rôle de la morale laïque, de ce qu'on appelle, parfois de manière un peu trop incantatoire, les valeurs républicaines. Il vaut mieux parler de morale laïque et démocratique. C'est ce rôle d'assurer le lien social.  

Ces valeurs, d'ailleurs, sont inscrites dans le préambule de la Constitution. Mais cette morale laïque n'a pas à être totalisante. Elle n'a pas à répondre à toutes les attentes et à tous les besoins de sens des citoyens. Parce que l'expérience a montré que cela risque de conduire au totalitarisme.  

Il y a un second niveau de la morale, où chacun peut rechercher de façon libre et volontaire les valeurs morales qu'il adopte, qu'il transmet à ses enfants s'il le souhaite. Et ce second niveau moral peut se référer à des croyances religieuses ou à des options philosophiques.  

Dans le discours du Latran, il y a confusion entre les deux niveaux. Vous avez raison : Nicolas Sarlozy comme individu a le droit de privilégier une morale religieuse, il n'a pas à le faire en tant que président de la République.  

Ben oït :  Aborder l'histoire des principales religions dans les écoles telle le judaïsme, le christianisme et l'islam permettrait probablement d'ouvrir les esprits de la génération à venir, qu'en pensez-vous ?  

Jean Bauberot :  Effectivement, c'est une idée qui existe depuis plusieurs années. Je rappelle qu'en 2002 Régis Debray avait rédigé un rapport en ce sens, à la fin du gouvernement de Lionel Jospin.  

Et on souhaiterait que le ministère de l'éducation nationale donne plus de moyens à l'Institut européen des sciences des religions, qui est chargé de former des enseignants dans ce sens.  

Il ne faudrait pas que les propos de Nicolas Sarkozy discréditent cette belle idée, parce qu'il est nécessaire qu'il y ait une approche de connaissance des religions assurée par l'école, à côté de l'approche convictionnelle qui, elle, est volontaire et libre et assurée par les religions elles-mêmes.  

laicitéouverte :  Des lobbyings classiques (FOL, Ligue de l'enseignement, CNAL avec les CDAL, etc.) récupèrent la bannière laïque en développant un prosélytisme athée sous prétexte de laïcité. L'intelligence de la laïcité ouverte est celle qui donne la place dans l'espace public aux grandes religions et spiritualités, historiquement fondatrices avec les Lumières des valeurs des droits de l'homme du 10 décembre 1948. Quand F. Hollande dit dans un meeting de campagne présidentielle à Metz : "Les religions n'ont rien à faire dans une République socialiste", est-ce cela la laïcité ouverte ? C'est aussi ouvrir les portes aux "communautarismes", à faire des religions des "hors-la-loi" dans l'espace public.  

Jean Bauberot :  D'abord, je crois qu'il y a deux choses. Le discours de grandes associations laïques, le discours du PS sont deux niveaux de discours différents.  

La Ligue de l'enseignement ne fait certes pas du prosélytisme athée, elle a engagé un dialogue avec les diverses religions dès les années 1980 et elle comporte en son sein des athées, des agnostiques et des croyants. 
Elle a engagé par exemple une commission de réflexion sur islam et laïcité qui montre son ouverture à l'égard d'une religion dont l'importance grandit en France.  

Je ne connais pas le discours de François Hollande auquel vous faites allusion. Je pense qu'il veut dire que les religions n'ont rien à voir au niveau politique dans une République socialiste. Mais le PS a toujours dit qu'il respectait la liberté religieuse.  

Je crois qu'il ne faut pas confondre deux niveaux : les religions sont libres de s'exprimer dans l'espace public, elles le font souvent, aussi bien sur des problèmes sociaux - par exemple contestation de la récente loi sur l'immigration - que sur des problèmes de moeurs.  

Mais là où les religions n'ont pas accès, c'est la sphère étatique. L'Etat est neutre sur le plan religieux. Et il y a un devoir de réserve des représentants de l'Etat à ce niveau.  

Il faut bien séparer dans la sphère publique ce qui est de la société civile ou dont les religions sont partie prenante, et ce qui est de l'Etat où il doit y avoir séparation des Eglises et de l'Etat. 

Ouvrir les portes au communautarisme ? Ce serait la porte ouverte au communautarisme si les communautés religieuses ne pouvaient pas librement s'exprimer dans l'espace public. Mais elles le peuvent depuis 1905.  

Avant 1905, par exemple, les déclarations de personnalités religieuses devaient avoir l'aval du gouvernement. Ce n'est plus le cas depuis 1905. Les religions s'expriment, participent au débat public.  

Mais elles le font à partir d'un modèle associatif, c'est-à-dire d'adhésion volontaire et libre, elles ne le font pas comme des institutions qui auraient un pouvoir sur les citoyens.  

Cela me semble être plutôt le contraire du communautarisme. Il y aurait danger de réaction communautariste si l'on voulait réduire les religions au silence, mais ce n'est pas ce qui se passe actuellement.  

Si l'on prend la loi de M. Brice Hortefeux sur l'immigration, les diverses religions ont pu dire ce qu'elles en pensaient. Et un certain nombre de religions, dont l'Eglise catholique, ont manifesté publiquement leur désaccord.
Et personne ne leur a contesté le droit de le faire.  

Catherine T :  Le président d'une République laïque se doit d'être laïc en public. Or ce président-là prône, depuis peu, en public, en France et à l'étranger, sa préférence des valeurs religieuses. En droit français est-ce condamnable ?  

Clara :  Le discours du président est-il anti-constitutionnel ?  

Jean Bauberot :  Je ne suis pas juriste. Je pense que la parole du président de la République est libre et que ce qui pourrait être attaqué comme anticonstitutionnel, ce serait des actes, des projets de loi, des mesures qui seraient contraires à la laïcité.  

Cela dit, sa parole est libre, mais la parole des citoyens l'est aussi, et c'est le droit de tout citoyen, individu comme collectif de citoyens, de contester les propos du président et de dire s'ils leur semblent déroger à la laïcité.  

Donc pour le moment, on est en plein dans ce débat où un certain nombre de personnes, comme moi, disent qu'il y a une tentative néocléricale et qu'il faut être vigilant pour savoir ce que cette tentative peut donner au niveau d'actes.  

Mais seuls des projets de loi, par exemple, peuvent être déférés au Conseil constitutionnel. Je ne pense pas que des discours puissent l'être.  

kostic :  Vous même, Jean Bauberot, êtes-vous croyant (protestant) ou athée ?  

Jean Bauberot :  Je suis protestant. Je ne m'en cache pas. Mais je ne pense pas que ce soit le rôle de l'Etat ou du président de la République de me dire ce qu'il faut croire. C'est un choix personnel qui doit être mis à égalité avec tous les autres choix personnels en matière de convictions.  

Et je fais mien la phrase du pasteur de Pressensé : "L'honneur d'une religion est que l'on puisse ne pas la pratiquer".  

D'autre part, quand je réfléchis comme historien ou sociologue, mes analyses ne sont pas rattachées à mes convictions religieuses, mais à une démarche de connaissance. Je fais une séparation entre mes convictions, d'une part, et l'usage d'instruments scientifiques pour appréhender la réalité historique et sociale. Et je pense que c'est une façon laïque de vivre, ce qui n'empêche pas de pleines convictions par ailleurs.  

Il y là un défi lancé par Nicolas Sarkozy aux laïques, car les laïques ne doivent pas répondre à un discours des racines par un autre discours des racines. Et la façon dont certains sacralisent la référence aux Lumières est également une façon passéiste de voir les choses.  

Et il ne faudrait pas qu'on assiste à une sorte de querelle entre modernes et anciens, car Sarkozy se réclamerait d'une modernité et tenterait de faire apparaître ses adversaires comme archaïques.  

Il faut construire la laïcité du XXIe siècle qui tienne compte de ce qu'est la société aujourd'hui, et c'est pour cela que j'ai insisté sur un certain nombre de constats. Et à partir de ces constats, on peut donner une autre réponse que celle qui a été donnée notamment par le discours du Latran, où il y a une sorte d'alliance entre la laïcité, la liberté et la diversité.