Malaise dans la civilisation, par Régis Debray
LE MONDE | 24.01.08 | 13h26 • Mis à jour le 24.01.08 | 13h26
'instituteur
ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé parce qu'il lui manquera
toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un
engagement porté par l'espérance." Qu'en auraient pensé, devant le
peloton d'exécution, Jean Cavaillès, Marc Bloch, Jean Prévost, Léo
Lagrange ? Ils avaient assez de foi en eux pour hausser les épaules. Mais
du temps où il y avait une gauche en France, cette injure - dans la bouche
d'un président de la République - eût mis un million de citoyens sur le
pavé. Une "politique de civilisation" ? Certes, mais laquelle ?
Chacune se définit par sa façon de souder ou de distinguer le temporel et
le spirituel. Des Eglises libres de l'Etat, dans une nation élue, comme
aux Etats-Unis, ce n'est pas un islam inféodé à l'Etat, comme en Turquie,
ni un Etat libre des Eglises, comme en France, fille de sainte Geneviève
et de Diderot. Après d'heureux aperçus sur le considérable apport du
christianisme, le discours du Latran a dérivé vers une falsification de
notre état civil. Et la prière psalmodiée dans la capitale du fanatisme,
Riyad, louant Dieu comme "le rempart contre l'orgueil démesuré et la
folie des hommes", oublie que le Dieu unique a été autant cela que son
contraire.
C'est entendu : si aucune civilisation ne peut vivre sans valeur
suprême, le temps est passé des messianismes de substitution qui
demandaient à un accomplissement politique de pallier mort et finitude.
Une république laïque n'a pas à promouvoir une quelconque Vérité, révélée
ou "scientifique". Mais que notre chose publique, par une chanceuse
exception, se soit affranchie, en 1905, des religions établies ne la
réduit pas à une courte gestion de l'économie, notre intouchable état de
nature. Enraciné dans l'instruction publique, le projet républicain
d'émancipation a sa noblesse. Il y a un code des libertés publiques, mais
la Fraternité n'est pas réglementaire. C'est une fin en soi, qu'on peut
dire transcendante, sur laquelle peuvent se régler pensées et actions.
Tout citoyen à la recherche de ce qui le dépasse se verrait enjoint de
regarder l'au-delà ? Cela revient à délester la République de toute valeur
ordonnatrice. Il y a loin de l'enseignement laïque du fait religieux, que
j'avais recommandé, que l'Assemblée nationale a approuvé, à ce
détournement dévot du fait laïque. Notre propos n'était pas d'humilier
l'instit pour vanter l'iman ou le pasteur. Mais d'étendre les Lumières
jusqu'au "continent noir" des religions, non de les abaisser. Encore moins
de les éteindre. "La mystique républicaine, disait Péguy,
c'était quand on mourait pour la République. La politique républicaine,
c'est quand on en vit." Cette dernière ne sera pas quitte envers la
première avec une gerbe de fleurs le 14-Juillet ou une belle envolée
quinquennale. Faut-il, parce que les lendemains ne chantent plus, remettre
aux détenteurs d'une Vérité unique le monopole du sens et de la dignité ?
Entre la high-life et la vie consacrée, il y a le civisme. Entre le top
model et Soeur Emmanuelle, il y a l'infirmière, l'institutrice, la
chercheuse. Entre l'utopie fracassée et le Jugement dernier, il y a ce que
l'on se doit à soi-même, à sa patrie, à autrui, à l'éthique de
connaissance, au démon artistique. Ces transcendances-là, qui se
conjuguent au présent, sans dogme ni magistère, ne sont pas les seules,
mais elles ont inspiré Marie Curie, Clemenceau, Jean Moulin, Braque,
Jacques Monod et de Gaulle (dont la lumière intérieure n'était pas la
religion, mais l'histoire). Etaient-ce des professeurs de nihilisme ? Dans
le rôle du mentor et du liant entre factions, la franc-maçonnerie des
rich and famous semble avoir remplacé celle des loges radicales
d'antan, moins flashy mais plus éclairante. Faut-il, parce que le Grand
Occident succède au Grand Orient, réduire le gouvernement à une
administration, la scène nationale à un music-hall et la foi religieuse au
statut de pourvoyeuse d'espérance aux désespérés ? Après l'opium des
misérables, l'alibi des richards ? Les vrais croyants méritent mieux.
Au forum, la frime, à l'autel, l'authentique ? Dieu pour les âmes,
l'argent pour les corps, ceci compensant cela. C'est l'idéal du possédant.
Ce cynique équilibre entre indécence matérialiste au temporel et déférence
cléricale au spirituel soulagerait nos élus de leurs obligations
d'instruire et d'élever l'esprit public en payant d'exemple. Ce grand
écart est possible dans un pays-église, formé au moule biblique, où neuf
citoyens sur dix croient en l'Etre suprême et où l'Evangile peut faire
contrepoids au big money. La France, où un citoyen sur dix
reconnaît l'Inconnaissable, n'est pas la "One Nation under God".
Les civilisations ne se délocalisent pas comme des stock-options ou des
serials télévisés - anglicismes désormais de rigueur. Fin des Chênes
qu'on abat, à La Boisserie, face à la forêt mérovingienne. "S'il faut
regarder mourir l'Europe, regardons : ça n'arrive pas tous les matins. -
Alors, la civilisation atlantique arrivera..." Encore une prophétie
gaullienne confirmée ? Le divin atlantisme désormais à l'honneur donne
congé à une tradition républicaine biséculaire au nom d'une tradition
théodémocratique inexportable.
L'actuel chef de l'Etat s'est donné dix ans pour rattraper le retard de
la France sur la "modernité", nom de code des Etats-Unis, passés maîtres
des arts, des armes et des lois. Et voilà que, sur un enjeu crucial où
nous avions de l'avance sur la Terre promise des people, un
born-again
à la française nous mettrait soudain en marche arrière ? Bientôt la main
sur le coeur en écoutant La Marseillaise ? Les lapins, faute de
mieux, feront de la résistance.
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