Evaluation

On ne peut pas être contre l'évaluation
A Kahn

SarkozyFranchement, la recherche sans évaluation ... ça pose un problème . Toute activité sans évaluation pose un problème . (...)
A budget comparable un chercheur français publie entre 30 et 50% en moins qu'un chercheur britannique ( ...) Mais vraiment, les moyens supplémentaires, que si les réformes prospèrent et que si l'évaluation se développe.
N Sarkozy

Deux citations qui valent bien qu'on y revienne parce qu'elle traduisent, l'une comme l'autre le malaise qui habite l'université.

Un premier raisonnement

Technique argumentative classique que celle du truisme !

Dire que l’on ne peut être contre l’évaluation1 vous situe d’emblée à un tel niveau de généralité qu’il semble difficile de s’y opposer. Et ce pour au moins deux raisons:

KantLogique : tout ceci relève finalement de la tautologie. Une formule qui ne peut être fausse - A ou non A – et qui n’a au reste pas beaucoup d’intérêt pour cette raison même. Car enfin évaluer c'est poser une valeur sur un objet, une réalité, un individu; une proposition. Dans ce dernier cas, l'évaluation n'a d'autre nom que jugement. Or qu'est juger d'autre sinon trancher, décider et donc, notamment sortir de l'évidence sensible, du flou, de l'apparence.

Etymologiquement le jugement représente une crise - ce qui précisément fait sortir de l'indécision. Il représente la crise de la pensée. Il est ce par quoi l'esprit agit dans la mesure même où il établit une relation entre deux concepts; il est l'engagement d'un sujet qui adhère au vrai. Refuser d'évaluer, c'est refuser de penser; c'est vouloir en rester à l'apparence sensible ! Impensable, évidemment ! Refuser l'évaluation c'est logiquement refuser la valeur de ce refus : bref une formule qui se mord la queue !

Morale : quoi, nous enseignants, professionnels de l'évaluation, refuserions de nous y soumettre ? Sans compter qu'y apparaîtrait fâcheusement notre tendance presque avouée à fuir notre responsabilité !

Mais cette calme évidence cache un vrai problème : je ne peux évaluer que si je connais la valeur à l'aune de quoi je vais mesurer ! Tout dépend donc des critères ! C'est ici que le bât blesse ! Me gêne que la question ne soit jamais posée en ces termes !

Je n'ignore pas que le discours politique ne saurait sans se compromettre descendre dans le technique, que c'est à l'administratif de régler la mise en place d'une décision ou d'un principe politique mais, justement, ce n'est pas une question technique mais hautement politique, au contraire.

La question des critères

On remarquera d'abord que celui retenu par Sarkozy est uniquement quantitatif : le nombre de publications par chercheur

On remarquera ensuite que, contrairement à l'AERES qui indique une évaluation de l'activité des laboratoires, il est question ici de celle de chaque chercheur2 ... ce qui n'est pas du tout la même chose.

Qu'est-ce à dire ?

Que l'on se trouve bien dans la perspective d'une mesure et je ne vois pas son intérêt si ce n'est pas pour en tirer une conclusion ! une conséquence

Que cette mesure est individuelle et que donc contrairement à ce qu'énonce Sarkozy dans son discours3 il y a bien, individuellement, quelque chose à attendre sinon à craindre de cette évaluation

Que l'on se situe enfin dans une optique vulgairement mercantile de la récompense : si tu travailles bien tu auras des sous sinon ...4

Sur la performance (voir définition)

Le terme lui-même est évocateur par sa double origine5 anglaise et hippique : manifestation publique de ses capacités dit le dictionnaire, il s'y agit donc bien à la fois d'exhibition et de rendement.

- exhibition : c'est toute l'ambiguité de cette culture du résultat et de cette logique du projet dans la mesure même où l'évalué passera son temps à fournir des cahiers des charges, des rapports d'étapes, et des comptes-rendus de résultats. Le chercheur e risque-t-il pas de devenir un professionnel du rapport au détriment de la recherche elle-même ? Qu'on me pardonne cette évidence : on ne peut en même temps faire et parler de ce que l'on fait !

- rendement : c'est la logique de l'investissement qui prévaut ici, revendiquée par Sarkozy lui-même ! Investir dans la recherche, au plan national, c'est en attendre un retour sur investissement. Ce dernier se mesure en nombre de brevets, de croissance, de richesses produites ... 6. D'où, dans le discours élyséen, cette assimilation hâtive entre recherche fondamentale et publique, d'une part, et recherche appliquée et privée d'autre part.7

Les quatre non dits de ce discours

Celui d'abord sur la fonction publique : pour cela seul que le secteur public ne serait pas contraint par la rentabilité on y observerait nécessairement gaspillage, inefficacité, oisiveté ... L'objectif est bien d'affecter à la politique publique les mêmes démarches d'évaluation que dans le privé : ce qui avait en son temps fait imaginer à Sarkozy d'évaluer les ministres par une agence d'évaluation privée !

Celui encore sur le fonctionnaire qui pour être assuré de son emploi et évalué automatiquement à l'ancienneté, n'aurait aucune motivation à travailler plus - voire à travailler tout court et que donc il y aurait bien dans le corps des fonctionnaires une niche appréciable de parasites, de fainéants - en tout cas de mous à stimuler. On remarquera ainsi que systématiquement la performance de la fonction publique est ramenée au ratio nombre de fonctionnaires / résultats 8

Celui de la technique ensuite : qui ne peut considérer un objet que comme moyen en vue d'une fin - un moyen, s'entend, qui n'a de raison d'être qu'à condition d'autoriser un gain par rapport à l'investissement pris à l'élaborer.

Celui de la morale enfin : en bon libéral, Sarkozy se range du côté de la morale de l'intérêt 9! Incapable d'imaginer qu'un individu puisse se déterminer en fonction de valeurs morales, on s'ingénie à le placer dans un dispositif qui l'amènerait inéluctablement, rien que par son intérêt, à se comporter de manière morale. On est ici, derechef dans une logique de comptable, chacun calculant ceux de ses actes où la jouissance est plus forte que ses souffrances. De manière très pragmatique, il s'agit de faire comme pour M Jourdain, de la morale sans le savoir !

Ils posent tous problème

S'il est inutile de revenir sur les deux premiers pour ce qu'ils ont de brutal, de vulgaire et d'offensant 10, qui sont pourtant révélateurs du discours ambiant 11

.Attardons-nous sur les deux derniers :

L'approche technique

Elle traduit, presque toujours, un autre implicite : la neutralité ! Présenter un problème sous son versant technique revient toujours à le neutraliser politiquement. C'est bien à ceci que revient d'ailleurs le on ne peut pas être contre l'évaluation d'A Kahn ! Comment être contre un outil, à moins d'en trouver un autre plus performant !

Elle a surtout ceci de rédhibitoire qu'elle s'applique à la recherche. Où elle pose d'indéniables questions épistémologiques :

- est-ce être cuistre que de rappeler que la connaissance scientifique a affaire avec la relation cause/effet et que si ses relations sont complexes avec la technique, il n'empêche qu'elle ne peut être instrumentalisée sans grands dommages. C'est, à bien y regarder, toujours la technique qui utilise la connaissance de la relation cause/effet comme moyen en vue d'une fin extérieure, pratique. Et c'est ne rien connaître à la démarche scientifique que de croire que l'on puisse, de l'extérieur, lui imposer un objectif autre qu'elle-même, sans la paralyser ou la fausser.

-est-ce inutile de rappeler que si effectivement il y eut dès les débuts cartésiens de la science moderne la mise en perspective d'un changement radical du rapport au monde (le célèbre Devenir comme maître et possesseur de la nature) ceci n'est possible que par un préalable retrait, une remise en question radicale (le doute) qui ne saurait se contenter de la vulgate du sens commun ni donc de l'antienne utilitaire.

- est-il absurde enfin de souligner que toute mesure ramène finalement au même 12, à une aune commune. Mais que, par là-même, cette évaluation risque fort de ne mesurer que ce que les productions ont de commun, et non pas de singulier; de convenu et non pas d'innovateur - manquant ainsi ceci même qu'elle était supposée relever et promouvoir ?

l'approche morale :

Outre qu'il est stupide de vouloir réformer une structure en la prenant à rebrousse-poil, qu'il est mensonger de dire qu'il n'y a pas dans la recherche d'évaluation, la façon présidentielle de procéder est doublement indigne.

- d'une part elle méprise d'emblée ceux à qui elle s'adresse en les soupçonnant de n'être pas à la hauteur de leur tâche, de leurs devoirs

la morale est définie par la réciprocité c'est-à-dire par le respect de l’altérité de l’autre. Est moral ce qui prend en compte l’évidence de la valeur de l’autre; est immoral ce qui la nie … ou la néglige. 13

- d'autre part elle ne reconnaît pas la spécificité de la démarche de ceux à qui elle s'adresse.

- enfin, elle représente une des formes accomplies de la perversion en inversant systématiquement moyen et fin ! Elle ne peut seulement envisager que la réflexion, la connaissance soit une fin en soi et ne peut l'appréhender que comme un moyen d'obtenir de la croissance. Ce qui en dit long sur notre époque qui n'entend que profit, concurrence, rentabilité. Sans tomber dans l'angélisme, reconnaissons au moins aux universitaires le souci de comprendre le monde et, pour y parvenir, le besoin de s'en mettre à l'écart ... et d'être libre. C'est ceci que le discours élyséen remet en question et par quoi, il demeure fondamentalement immoral :

Une des critiques que l’on peut faire du stade où nous en étions du développement économique, est que nous vivions dans un monde où ce moyen tel que la méthodologie en a été développée par le libéralisme économique d’ A Smith, Montesquieu et tous les autres , ce moyen d’accumuler des richesses comme moyen de la prospérité des nations et de l’épanouissement des individus - il faut se rappeler qu’A Smith était avant tout un moraliste, ainsi que Montesquieu - est devenu la fin en soi et qu’on en est même arrivé à demander aux hommes d’abandonner ce qu’ils avaient conquis de haute lutte auparavant pour poursuivre une fin dont l’objet n’était que d’augmenter les richesses afin de prendre des positions permettant d’augmenter les richesses . Donc on en est arrivé, effectivement, comme on le veut, parce que ceci veut dire finalement la même chose, soit l’abandon des finalités réelles, soit la transformation des moyens en fin ! Et, en effet, c’est la critique principale que l’on peut faire des temps modernes ! (...)

A mon avis ce monde qui ne sait plus penser les fins, parfois ne sait plus bien penser non plus ! Tout court ! Il ne sait plus que penser la manière de faire et non pas la raison qu’il y a de le faire. 13 bis

Un second raisonnement

C'est celui, il faut l'avouer d'A Kahn : quand il y a une décision à prendre, une promotion à déterminer, dit-il en substance, il n'y a que deux solutions.

L'arbitraire ou l'évaluation.

Cet argument prend la forme du raisonnement a contrario mais il n'en a que la forme.

Comme il serait absurde, impossible, injustifiable, en tout cas non souhaitable, de choisir l'arbitraire, l'évaluation serait fondée.

Las ! Ceci ne résoud pas la question des critères et je ne suis pas convaincu pour le coup que l'arbitraire soit pire que l'évaluation sur des critères fallacieux !

Las ! Ceci fait fi d'une évaluation qui, d'ores et déjà existe et scande toute l'existence d'un enseignant-chercheur ! (thèse, HDR, qualifications, recrutements, comités de lecture etc )

Las ! ce n'est après tout que l'argument du moindre mal ... pas très convaincant !

 

Choisir entre convocation et provocation

Entre la peste etle choléra pourquoi faudrait-il choisir, finalement? La solution la plus sage ne serait-elle pas, au fond, de tout refuser : la logique concurrentielle, la performance, la rentabilité; l'évaluation !

Et se retirer tel Nietzsche, en Haute-Engadine !


1) voir la charte de l'évaluation par l'AERES

sur l'évaluation en SHS


 

2)La condition que l’on y met, c’est d’évaluer ces activités, et de les évaluer régulièrement pour chaque enseignant chercheur

3) Dans leur immense majorité les enseignants chercheurs apportent leurs compétences avec un dévouement admirable à nos universités. Ils n’ont rien à redouter de cette réforme. Elle est faite pour les encourager, pas pour les décourager. Moi, je vois dans l’évaluation, la récompense de la performance. S’il n’y a pas d’évaluation, il n’y a pas de performance.

4) La très grande compétence et l’engagement des personnels des universités vont être récompensés

6)la recherche est une source de création de richesse et de croissance.

7)D’autant plus qu'il est absurde d'opposer recherche appliquée et recherche fondamentale. Il n’y a qu’en France qu’on arrive à faire croire que recherche privée et recherche publique s’opposent, alors que c'est dans les pays où les financements privés de la recherche sont les plus importants que les prix Nobel sont les plus nombreux et la recherche fondamentale la plus féconde. Il nous faut créer ce cercle
vertueux d’une recherche privée et d’une recherche publique qui se complètent. Le couple formera un moteur extraordinaire pour la croissance et l’emploi si l'on veut bien arrêter de faire de l’idéologie, de faire du combat politique partisan et si l'on veut accepter une définition pragmatique de ce qu'il y a de meilleur pour la recherche, l'enseignement supérieur, l'université dans notre pays.

8) La recherche serait-elle uniquement une question de moyens et de postes ? Comment donc expliquer qu’avec une dépense de recherche plus élevée que celle de la Grande Bretagne, plus élevée et environ 15% de chercheurs statutaires en plus, que nos amis Anglais, la France soit largement derrière elle pour la part de la production scientifique dans le monde ? Il faudra me l'expliquer ! Plus de chercheurs statutaires, moins de publications et pardon, je ne veux pas être désagréable, à budget comparable, un chercheur français publie de 30 à 50% en moins qu’un chercheur britannique dans certains secteurs. Évidemment, si l'on ne veut pas voir cela, je vous remercie d'être venu, il y a de la lumière, c'est chauffé……


9) lire

De Stuart Mill, L'utilitarisme,

10) rappelons simplement comment A Kahn a pu percevoir comme absolument abominable, blessante l'impression laissée par ce discours (ITV sur Europe 1 )

sur la vulgarité on pourra aussi lire ceci de Darcos concernant la mastérisation

11) remarquons néanmoins dans les différents posts que l'on peut lire ici ou là que ce qui se niche ici n'est autre que la remise en question de la titularisation des chercheurs ... par exemple

12) Nous savons que la raison ne procède que d’identité en identité, elle ne peut donc tirer d’elle-même la diversité de la nature... Contrairement au postulat de Spinoza , l’ordre de la nature ne saurait être entièrement conforme à celui de la pensée. S’il l’était, c’est qu’il y aurait identité complète dans le temps et dans l’espace, c'est-à-dire que la nature n’existerait pas. En d’autres termes, l’existence même de la nature est la preuve péremptoire qu’elle ne peut être entièrement intelligible. Meyerson, Identité et réalité, p 449 

13) ITV d'A Kahn, Gazette de l'IUT, N 2

la définition

"Tous les jugements sont des fonctions qui consistent à ramener nos représentations à l'unité" Kant

Dans un homme qui sait vouloir, les pensées sont des jugements; c'est-à-dire qu'elles engagent, qu'elles sont des commencement d'oeuvre Alain, Minerve, p 188