Affaires

Un bien étrange mot !

Les affaires 1 c'est ce que l'on fait ! Au pluriel elles désignent l'activité économique elle-même : ce qui réunit ou oppose les différents acteurs. Au singulier elle désigne le profit que l'on a réalisé qui marque le rendement de l'échange ou de la négociation.

Mais c'est loin d'être tout et le nombre incroyable de synonymes que nous proposent les dictionnaires désigne la richesse du terme, sans doute parce qu'il vient de faire, l'un des verbes les plus ubiquistes de la langue française. Des objets que l'on possède, à la sphère privée - ce sont mes affaires - en passant justement par ce qui ne nous regarde pas - les Affaires étrangères - les affaires occupent tout l'espace, intime, privé et public, économique, juridique, social, politique.

Pourtant, dans ce dernier domaine, les relations extérieures mises à part, les affaires prennent toujours une connotation péjorative pour devenir synonyme de scandale, de malhonnêteté, de corruption.

Aux antipodes des valeurs, de la république, de l'intérêt général, du service, les affaires désignent plutôt la dérive, la corruption, l'intérêt privé par opposition à l'intérêt général : bref, la perversion, l'aberration !

Comment l'entendre ?

Nous voulons substituer, dans notre pays, la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire, toutes les vertus et tous les miracles de la République, à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie 2

Ceci d'abord : d'emblée la république se pense comme l'antithèse parfaite de la monarchie, comme une antipode absolue. Toute régression même infime y semblera un échec : la république ressemble trop à une monarchie inversée pour se pouvoir permettre ne fût-ce que l'esquisse d'une régression. Lorsqu'on relit ce discours de Robespierre on réalise à quel point tout y est : les vertus d'un côté, publiques comme privées alliées à la raison ; le vice, la vanité, l'amour de l'argent, la volupté de l'autre.

Dans le système de la Révolution française, ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire.

Se souvenir que le projet républicain allât bien au delà d'une réorganisation des pouvoirs publics mais se donnât bien plutôt un projet spirituel d'édification des âmes rend évidemment raison des inévitables dérives totalitaires 3 qui s'ensuivirent mais ici, surtout, de la dimension proprement scandaleuse que revêtent les affaires quand elles émergent à la surface. C'est que l'homme politique dans cette perspective se doit être un modèle, un exemple nécessairement honni et disqualifié sitôt qu'il s'avère y déchoir.

Un bien étrange projet

remettre les destinées de la liberté dans les mains de la vérité qui est éternelle, plus que dans celle des hommes qui passent

Je l'ai écrit ailleurs, le pouvoir participe toujours du sacré, et le frôle en tout cas de si près qu'il ne manque pas d'en être contaminé. Changer les hommes plutôt que changer les choses est néanmoins projet bien insolite ! Certes, ambitieux; évidemment louable et sans doute bien plus engageant que la démarche technocratique qui ne vise ni plus ni moins que de réguler les intérêts particuliers en sorte que par calcul bien tempéré chacun pratique la vertu sans pour autant la posséder.

Pour autant !

S'il n'aboutissait, de fait, à tant de mesquineries, de lâches abandons et de fausses grandeurs, force est de constater que le projet utilitariste a au moins le mérite de la modestie, et, en s'affranchissant des rêves de Pygmalion, s'évite au moins les risques de l'absolu ! Ne pourrait-on pas dire, de ce point de vue, que les affaires sont le prix, détestable certes, mais nécessaire, à payer d'un réalisme opportuniste ?

Sous les affaires, c'est, encore et toujours, la question du pouvoir qui se pose, moins de sa conception que du rapport étrange, difficile, dangereux que l'on entretient avec lui. De ce pouvoir dont on dit qu'il rend fou !

Il n'est pas trente six manières de le considérer : ou bien on s'en méfie comme de la peste et s'en éloigne quitte à le vainement combattre en se condamnant à l'impuissance et à la vaine consolation de n'avoir jamais failli; ou bien, on l'embrasse à bras le corps en prenant le risque, en prenant tous les risques; de la mégalomanie à la corruption; de l'ambition à la vanité.

En s'appuyant sur un dieu, la monarchie crut se donner une garantie absolue en même temps qu'un canon de vertu ; Robespierre le dit, l'écrit, mais sait-il seulement su'il l'avoue? - ce canon de vertu est désormais à rechercher dans le peuple :

La vertu républicaine peut-être considérée par rapport au peuple, et par rapport au gouvernement : elle est nécessaire dans l’un et dans l’autre. Quand le gouvernement seul en est privé, il reste une ressource dans celle du peuple ; mais, quand le peuple lui-même est corrompu, la liberté est déjà perdue.
Heureusement la vertu est naturelle au peuple, en dépit des préjugés aristocratiques. Une nation est vraiment corrompue, lorsqu’après avoir perdu, par degrés, son caractère et sa liberté, elle passe de la démocratie à l’aristocratie ou à la monarchie ; c’est la mort du corps politique, par la décrépitude .2

Vertu naturelle au peuple ! Naïveté ou nécessité axiomatique ? Car, après tout, il faut bien aller chercher sa référence, son repère, les canons quelque part : si ce n'est dans le ciel, au moins sur la terre; si ce n'est en haut, alors au moins en bas !

D'où d'ailleurs le préambule de la déclaration des droits de l'homme qui la fixe comme un repère à l'action des gouvernants et un critère de jugement pour le peuple 4. D'où pareillement quelque chose comme une méfiance à l'égard de ceux qui exercent le pouvoir, en tout cas la nécessité d'une constante surveillance de leurs agissements

Déduisons de tout ceci une grande vérité ; c’est que le caractère du gouvernement populaire est d’être confiant dans le peuple, et sévère envers lui-même.

C'est que les dérives sont naturelles 5 - en tout cas inévitables : nous y voilà. Et les affaires avec !

Que l'on comprend mieux : effectivement tout se joue selon la grille qui répartit l'intérêt général et l'intérêt particulier. 6 Celui qui exerce le pouvoir aura toujours tendance ou tentation à confondre les deux, à imaginer qu'il tient son pouvoir de lui-même plutôt que du peuple et de la position où ce dernier l'a mis. Bref à s'interposer et donc à devenir parasite. De loin, de très loin, et au moins de Rousseau, resurgit cette méfiance à l'égard du corps exécutif dont le destin est de s'interposer comme volonté particulière. Une méfiance que l'on retrouve chez les libéraux - en tout cas tant qu'ils n'exercent pas le pouvoir; tant qu'ils ne sont pas aux affaires.

L'impossible alternative

Considérer qu'il ne faut rien miser sur les hommes qui passent est un premier pas. Les hommes de pouvoir sont toujours transitoires, même s'ils l'oublient en confondant la position qu'ils occupent provisoirement avec une disposition propre innée ou issue de leurs talents, efforts et entregent. Mais de là à imaginer que ce puisse être suffisant ... non vraiment !

Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire "vous" avec une inflexion d'assurance, d'invoquer les "autres" et s'en estimer l'interprète - pour que je le considère comme mon ennemi. J'y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif, aussi haïssable que les tyrans, que les bourreaux de grande classe. Cioran

Je n'ignore pas ce que ce scepticisme peut comporter de facilités et de dangers :il n'est une solution à rien sinon à poser correctement le problème. Mais il est vrai que ce remettre les destinés de la liberté dans les mains de la vérité a de quoi faire frémir ! C'est bien ici que le pathétique du pouvoir se double de son tragique : il ne peut que mal finir; il ne peut que mal commencer. Entre les certitudes qui tuent et l'abus des intérêts particuliers se peuvent-ils y avoir quelque juste milieu ?

Pas sûr !

Le redoutable rapport à l'argent

Il apparaît sinon comme l'ennemi du moins comme le moteur de l'action ennemie. Amour de la gloire s'opposant à amour de l'argent (ci dessus)

Bien sûr le vieux fond catholique resurgit :

« Aucun serviteur ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir Dieu et l’Argent. » (Luc 16, 13)

Tout été écrit ou presque sur la question ; il est inutile d'y revenir. Repenser seulement ceci que l'argent n'est pas un objet comme les autres, mais un symbole, un quasi objet; un joker. Il se substitue à tous les autres objets et n'y parvient que parce qu'en soi il n'a aucune valeur. De ce point de vue il n'offre aucune jouissance mais seulement la promesse d'une jouissance future. 7 Il est donc tout entier dans le projet, dans le motif

Le raisonnement de Robespierre est classique : en opposant la passion générale du bien public aux passions privées il reprend l'impossibilité de servir deux maîtres et l'on voit bien encore que c'est en terme public/privé, général/particulier que la question se pose. C'est que la jouissance est toujours celle de quelqu'un; elle est donc individuante et à ce titre placera toujours l'ego avant tout autre, tous les autres, toute autre préoccupation. C'est cette double fonction individuante et cristallisante qui rend la passion de l'argent destructrice. A quoi il faudra bien rajouter la démesure qui fait tellement peur aux grecs et qu'autorise l'accumulation infinie de l'argent, à l'inverse des biens matériels.

Mais sous cette opposition s'en cache une autre : entre le spirituel et le matériel, ici encore de manière très conventionnelle, où la valeur suprême au lieu d'être Dieu est la nation, mais au fond ceci ne revient-il pas au même ?

Retour aux affaires

Ce qui se joue au fond du XIXe avec le développement du capitalisme industriel et l'émergence concomitante de l'économie comme science c'est évidemment la consécration de la valeur travail mais c'est surtout celle de l'échange comme fondement de la réalité sociale. Si la pensée grecque pouvait se méfier de l'argent pour la démesure qu'il suscitait, pour l'absence de limite qu'impliquait le but même du commerce - ce dont témoigne à l'envi Aristote 9 - et la rupture du lien avec la nature, la pensée moderne verra bien plutôt la démesure du côté non plus de l'échange mais de la production

On peut dire que la réflexion économique n'est parvenue à liquider le complexe de Midas qu'en déplaçant peu à peu l'axe normatif, de l'accumulation maximale d'or vers la production maximale de biens désirés pour la consommation. *

C'est sans doute ici que se situe le centre de gravité de toutes les affaires : à la fois du côté du travail et de la consommation voués en valeur en soi, infinie, infiniment développable. Il n'est qu'à voir comment la politique actuelle n'a d'autre antienne que ce Travailler plus pour gagner plus d'autant plus absurde désormais que la crise financière aura tari le gisement de travail possible ; comment on ne réalise même plus qu'en forçant l'ouverture des magasins le dimanche on n'offre plus comme idéal - objectif - que celui de la consommation publique; comment également on ruine ainsi l'espace privé. Finalement le sarkozisme est un pétainisme étriqué : des trois valeurs Travail, Famille, Patrie ne reste plus que le Travail avec son pendant Consommation. L'objectifn'est assurément même plus de vivre, encore moins de bien vivre mais seulement de produire à l'infini les objets de désir que nous ne parviendrons même plus à consommer totalement.

Le moteur des affaires se trouve ici ; pas ailleurs !

J'aime que ce mot sans doute parce qu'il participe du verbe faire lui-même fortement polysémique renvoie à peu près à tous les domaines possibles. L'affaire finalement est l'essence même de la démesure : elle n'a d'autre limite que la lassitude des medias ou la vindicte populaire. L'affaire finit dans le politique ou dans le judiciaire où elle entre toujour par effraction. L'affaire c'est moins ce qui n'aura jamais du se produire que ce qui n'aurait jamais du se savoir. L'affaire est cachée ou devrait le rester : elle est notre part d'ombre ou au moins ce qui devrait se surveiller.

Je le lis chez Robespierre comme je l'ai lu chez Luc : elle est pente naturelle, ce qui toujours survient et pourrit le pouvoir ; ce qui le rend inéluctablement tragique !

 


1) lire la définition

2) sur la vertu républicaine lire ce discours de Robespierre du 5 Févr 1794

3) Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ;la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. ibid

4)Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des Droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des Citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.

5 Il faut prendre de loin ses précautions pour remettre les destinées de la liberté dans les mains de la vérité qui est éternelle, plus que dans celle des hommes qui passent, de manière que si le gouvernement oublie les intérêts du peuple, ou qu’il retombe entre les mains des hommes corrompus, selon le cours naturel des choses, la lumière des principes reconnus éclaire ses trahisons, et que toute faction nouvelle trouve la mort dans la seule pensée du crime.

6 ) Mais le magistrat est obligé d’immoler son intérêt à l’intérêt du peuple, et l’orgueil du pouvoir à l’égalité. Il faut que la loi parle sur-tout avec empire à celui qui en est l’organe. Il faut que le gouvernement pèse sur lui-même, pour tenir toutes ses parties en harmonie avec elle. S’il existe un corps représentatif, une autorité première, constituée par le peuple, c’est à elle de surveiller et de réprimer sans cesse tous les fonctionnaires publics. Mais qui la réprimera elle-même, sinon sa propre vertu ? Plus cette source de l’ordre public est élevée, plus elle doit être pure ; il faut donc que le corps représentatif commence par soumettre dans son sein toutes les passions privées à la passion générale du bien public. Heureux les représentans, lorsque leur gloire et leur intérêt même les attachent, autant que leurs devoirs, à la cause de la liberté.

7)on lira notamment avec intérêt ce texte sur le complexe de Midas

8) lire notamment de D Collin

9 ) Politique, I 9-10 1256 b - 1258a trad Pellerin, GF