Regarder comprendre se souvenir

Quelle mondialisation
pour demain
?

Conversation avec Zygmunt Bauman, sociologue, écrivain. Il a enseigné aux universités de Tel-Aviv et de Leeds. Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues étrangères, il a publié en France : «Le Coût humain de la mondialisation», éditions Hachette, 1999; «Modernité et Holocauste» éd. La Fabrique, 2002; «La Vie en miettes, Expérience postmoderne et moralité» éditions du Rouergue/Chambon, 2003; «L’Amour liquide, de la fragilité des liens entre les hommes» éditions du Rouergue/Chambon, 2004; « La Société assiégée», éditions Hachette, 2005. Le dialogue a eu lieu à Bologne et Reggio Émilia au mois de juillet et septembre 2008.

Laura Baraldi. En 1987, deux ans avant de la chute du mur de Berlin, dans vos analyses vous avez anticipé la profonde transformation de l’occident. Est-ce que la situation est pire de l’analyse que vous avez faite il y a vingt ans ?

Zygmunt Bauman. Depuis quelques années, les forces dominantes, surtout le capitalisme financier, qui détiennent l’argent et le pouvoir d’organiser le monde dans leur intérêt, elles ont trouvé d’autres stratégies : l’individu est devenu un consommateur, les États-nations sont en voie d’affaiblissement rapide, les règles ne sont plus juridiques, mais de marché. Nous vivons dans une société fondée sur la production de marchandises ou le marketing a transformé la rationalité du consommateur en des pulsions et l’achat est devenu compulsif.

Antonio Torrenzano. Croyez-vous qu’une mondialisation, ainsi crée, elle a produit une communauté sans un système social stable, une communauté sans un projet commun ?

Zygmunt Bauman. Nous vivons un grand capotage de l’Histoire occidentale. Le capitalisme a réussi à extraire le capital d’un cadre qui le contraignait trop, celui de l’État-nation, avec ses législations et ses tutelles légales. Aujourd’hui, il règne dans un espace extraterritorial et sans de surveillance. C’est pourquoi les lieux ne protègent plus. En d’autres termes, notre environnement social, que nous espérions rendre homogène, demeurera vraisemblablement une mosaïque de diasporas. Les crises et l’instabilité permanente démontrent la situation contemporaine.

Antonella Pennella. Pourquoi dans un système mondial, la communauté internationale n’a-t-elle pas développé une gouvernance globale ?

Zygmunt Bauman. Tous les problèmes d’aujourd’hui sont mondiaux alors que la politique reste coincée dans le local. Les liens entre pouvoir et politique, si forts dans le passé, sont desserrés. Tel est notre problème. Les leaders de la communauté internationale se trouvent dans un labyrinthe : incapables de produire un nouveau système des normes et de concevoir une nouvelle manière de vivre ensemble. L’État nation n’est plus les moteurs du progrès social, et je pense que l’on ne reviendra pas en arrière.Aujourd’hui, l’État-nation se trouve dans la même situation que les petites communautés de l’Ancien Régime. On ne peut pas s’en sortir politiquement en cherchant à restaurer ces ordres anciens, mais en reconstruisant l’alliance entre pouvoir et politique sur des préoccupations globales.

Antonella Pennella. Qu’est-ce qu’il reste de la Modernité et des philosophes des lumières à présent ?

Zygmunt Bauman. La croyance moderne, créée et promue par l’ancienne modernité, qui voulait donner plus de sagesse aux hommes de pouvoir et plus de pouvoir aux sages, est disparue. Il n’existe plus. Ce qui n’est pas illusoire, en revanche, c’est la possibilité de changer les conditions de vie des hommes, de lutter contre l’insécurité, la servitude, l’injustice, la violence, la souffrance, l’humiliation, de s’opposer contre toutes les violations à la dignité humaine. Ce désir devra être l’attribut le plus obstiné à présent, quasi universel, et sans doute le moins destructible de l’existence humaine.

Antonio Torrenzano. Il y a plus de deux cents ans, Emmanuel Kant énonça une vision prophétique du monde à venir : l’unification parfaite de l’espèce humaine à travers une citoyenneté commune…

Zygmunt Bauman. Élaborer des théories sur l’art de vivre à la surface d’une planète fut peut-être un luxe que Emmanuel Kant se permettait loin des foules exaspérantes, dans la quiétude provinciale de Konïgsberg; aujourd’hui – ainsi que les habitants du globe l’apprennent chaque jour à leurs dépens, et que les politiciens devront au final, même contrecoeur, admettre – la question figure en tête des préoccupations liées à la survie de l’homme.