Regarder comprendre se souvenir

Jean-Jacques Delfour
La Shoah : échec de la modernité ou événement unique et normal ?

Zygmund Bauman, Modernité et holocauste. Paris, éd. Fabrique, 2002

Le sociologue allemand Zygmunt Bauman, dans Modernité et holocauste, montre que l’"holocauste", le génocide des Juifs d’Europe par les nazis, est un "essai d’ingénierie sociale" dont la possibilité s’accorde pleinement avec la modernité. Loin de s’opposer aux valeurs et aux pratiques de la modernité, ce sont précisément les normes et les institutions de la modernité, politiques, scientifiques, technologiques et bureaucratiques, qui ont rendu possible l’holocauste.

Walter Benjamin l’avait prophétisé: "Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie"[1]. Theodor Adorno l’a affirmé: "La Raison est totalitaire"[2]. Bauman le montre en analysant, en sociologue, les conditions culturelles qui ont rendu possible la Shoah. Adorno le disait en philosophe; Bauman le démontre en s’appuyant sur les travaux aussi solides que nombreux de la recherche historique spécialisée.

Dans Qu’est-ce que le nazisme?, Ian Kerschaw soulignait, pour le déplorer, une disproportion entre l’accumulation massive de données factuelles sur le IIIe Reich et l’intégration de ces résultats dans une synthèse générale[3]. Remarquant que rien ne permet de supposer qu’un événement semblable à Auschwitz ne pourra jamais se reproduire, il formulait ainsi la question fondamentale du nazisme dans l’histoire moderne: "comment un effondrement de la civilisation, aussi brutal et sans aucun précédent, a-t-il pu se produire dans un pays industrialisé, moderne et hautement développé?"[4]. Le travail remarquable de Zygmunt Bauman, d’abord publié en anglais chez Polity Press, en 1989, et dont les éditions La fabrique ont donné en 2002 une traduction partielle, ne prétend pas apporter du nouveau concernant les faits mais propose une interprétation d’ensemble du nazisme qui s’appuie sur la mise en cause de cette hypothèse de l’effondrement de la civilisation. Bauman rappelle que la civilisation occidentale a présenté sa lutte pour la suprématie comme la guerre sainte de l’humanité contre la barbarie, de la culture contre la sauvagerie. Il rappelle que la non-violence de la civilisation moderne est une illusion qui fait partie intégrante de sa propre justification, qui est un élément du mythe de sa légitimité. D’autre part, l’observation sans préjugés de l’holocauste manifeste une grande rationalité: une efficacité technique et bureaucratique, l’absence de déchaînement pulsionnel (l’unique pogrom de toute la période en Allemagne, la Nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, n’a fait qu’une centaine de mort), la conscience du travail bien fait (montrée par C. Browning[5]) le caractère logique du passage de la purification par l’éloignement à l’extermination, l’idée de la conformation volontaire de la société à un plan idéal (un monde racialement pur), etc.

La difficulté formulée par Kerschaw résulte donc non pas tant du génocide lui-même que de la contradiction entre l’adhésion à la thèse de la modernité comprise comme l’effort de combattre la barbarie et le fait réel que c’est une culture développée, civilisée et moderne, qui a commis ce crime monstrueux. C’est à une sorte de révolution copernicienne qu’invite Bauman. Laisser les faits tels qu’ils sont et réviser notre conception de la modernité. L’embarras majeur de la compréhension de l’"holocauste" résulte ainsi de notre croyance dans la modernité comme excluant radicalement la possibilité de l’"holocauste". Tout le livre s’efforce de briser cette foi aveugle dans la modernité bienveillante et bénéfique et de montrer que seule notre civilisation moderne, avec toutes ses puissances et qualités, pouvait produire un tel événement.

De manière pédagogique, l’auteur se livre d’abord à une critique efficace et précise des travaux sociologiques sur le nazisme. Prenant des essais, dont la plupart ne sont pas traduits en langue française, il montre que les sociologues concluent à une erreur ou à une anomalie parce qu’ils présupposent tous que la modernité implique nécessairement un progrès matériel et moral (d’autre part, il rejette aussi la thèse inverse selon laquelle l’holocauste serait la vérité de la modernité).

Il consacre deux chapitres à la compréhension de la conception moderne du racisme qui ne relève ni de l’hétérophobie ni de l’inimitié ouverte. La modernité tend à effacer les différences naturelles entre groupes sociaux si bien que les frontières qui contiennent l’identité deviennent incertaines. L’extension du principe social d’égalité déplace l’identité sur l’action et sur le travail. Le racisme peut alors être compris comme une réaction à la modernité: puisqu’il affirme que rien de ce que l’individu fait ne changera ce qu’il est. Il se distingue par une pratique dont il fait partie et qu’il rationalise: une pratique qui combine les stratégies d’architecture et de jardinage avec celles de la médecine pour servir à l’élaboration d’un ordre social artificiel, une société idéale parfaite, cela en éliminant les êtres humains qui résistent aux progrès de la manipulation scientifique, technologique et culturelle, ceux dont les tares ne peuvent être ni supprimées ni rectifiées. Bauman montre de manière fort convaincante que l’idée d’extermination est impossible sans une imagerie raciale, sans la vision d’un défaut endémique, fatal et incurable, sans le recours à la pratique de la médecine, avec son modèle de santé et de normalité, sa stratégie d’isolement et ses techniques chirurgicales. Il n’est pas possible "en dehors d’une approche manipulatrice de la société, de la croyance dans l’artificialité de l’ordre social et de l’institution du principe de compétence et de gestion scientifique des structures et des interactions humaines. Pour ces raisons, la version exterminatrice de l’antisémitisme doit être vue comme un phénomène purement moderne qui ne pouvait se produire qu’à un stade avancé de la modernité".

Le sociologue parvient alors au cœur de la thèse de son livre: l’holocauste est un événement à la fois unique et normal. Doublement unique. Unique d’abord parce que moderne. Unique encore car il se détache de façon unique sur la quotidienneté de la société moderne: il rassemble certains facteurs ordinaires de la modernité qui ne se mélangent ordinairement pas. Bauman énumère ces facteurs: un antisémitisme radical, sa transformation en stratégie pratique par un État centralisé et puissant, la disponibilité d’un appareil bureaucratique aussi déshumanisant qu’efficace, l’état d’urgence, l’acquiescement du peuple; certes, concède-t-il, l’accession des nazis au pouvoir n’est pas un facteur normal de la modernité, mais les autres facteurs sont normaux. "Les porteurs du grand dessein présidant aux destinées de la bureaucratie étatique moderne, totalement affranchis des contraintes des puissances non-politiques (économiques, sociales et culturelles): voilà la recette du génocide. Il survient comme partie intégrante du processus par lequel est mis en œuvre le grand projet. Le projet donne au génocide sa légitimité, la bureaucratie étatique son instrument et la paralysie de la société le feu vert". Bauman donne une analyse précise de la rationalité bureaucratique qui repose sur deux principes: la méticuleuse division fonctionnelle du travail; la substitution de la responsabilité technique à la responsabilité morale. L’absence de conscience des effets réels des ordres, l’ignorance de la série entière des tâches, le seul intérêt pour l’avancement de la tâche, la déshumanisation des objets de l’activité bureaucratique (qu’il rapproche de la technique sociale d’effacement du visage), tous ces outils facilitent l’abstraction du travail et la disparition du problème de la moralité des objectifs bureaucratiques. Si l’agent accomplit sa mission, il a répondu entièrement à la morale de sa profession et, en général, à l’exigence morale. Bauman peut alors conclure: "Le mode d’action bureaucratique moderne renferme tous les éléments techniques nécessaires à l’exécution des génocides (...). La bureaucratie est programmée pour rechercher la solution optimale, pour mesurer l’optimal en des termes qui ne font aucune distinction entre un objet humain et un autre, ou entre un objet humain et non humain".

Dans un chapitre consacré aux Conseils juifs, il montre comment les nazis ont exploité l’usage de la rationalité chez leurs victimes, afin de diminuer leur résistance à l’holocauste, en faisant croire, à chaque fois, qu’une partie des juifs sacrifiés pouvait en sauver une autre ou qu’il y avait peut-être une issue. Ils ont su mettre la rationalité individuelle au service de l’anéantissement collectif, à toutes les étapes de l’holocauste. Plus généralement, le monde inhumain créé par les nazis déshumanisa ses victimes et ceux qui observèrent passivement cette persécution en les poussant à recourir à la logique de l’instinct de conservation afin de les dédouaner de leur insensibilité morale et de leur inaction.

Le livre s’achève sur des réflexions morales. Zygmunt Bauman tire deux grandes leçons de l’holocauste. D’abord, la facilité de la raison à servir des buts immoraux: c’est avec une aisance certaine que la plupart des gens, placés dans une situation qui n’offre aucun bon choix ou qui le rende très coûteux, parviennent à se convaincre d’esquiver le devoir moral, adoptant à sa place les préceptes de l’intérêt rationnel et de l’instinct de conservation. Ensuite, la résistance à la corruption et à l’abandon de la moralité: placer l’instinct de survie au-dessus du devoir moral n’est en aucune façon un acte prédéterminé, inévitable, incontournable. Leçon optimiste celle-ci: il y a eu des personnes, même en petit nombre, pour ne pas renoncer à leur devoir moral. Bauman dénonce une corruption toujours à l’œuvre: agir et penser de manière rationnelle sans aucun égard à la conscience morale, adhérer à "la suprématie du calcul de rentabilité" au détriment des règles éthiques, n’accepter de responsabilité que technique et ignorer toute responsabilité morale. Cependant, la méfiance légitime que l’on peut éprouver à l’égard de la modernité ne résout pas le problème. Bauman ouvre ici une difficulté vertigineuse.

Si être moderne implique de se libérer du passé et de créer un monde nouveau conforme à des buts rationnels et raisonnables, cette libération, également requise par la moralité puisque le commandement moral commande sans condition, est homogène à la rationalité technique, politique et scientifique dont le but originaire est le bien général de tous les hommes. En principe, l’illimitation propre à l’exigence morale s’accorde avec l’affranchissement et le rejet de toute loi extérieure caractéristique du sujet moderne. Que s’est-il passé, dans le cours de la modernité, pour que la rationalité libérée pour une puissance bienfaisante devienne illimitée, se croit sans limite, au point qu’elle se soit affranchie de toute moralité? Quelle est la nature de la raison si, d’un côté, elle peut définir le devoir moral et sa nécessité, tandis que, de l’autre, elle peut démontrer la nécessité rationnelle de son abandon?

Bauman affirme que l’holocauste est "un sous-produit du penchant moderne pour un monde totalement planifié et totalement maîtrisé, quand ce penchant échappe à tout contrôle et devient fou". Admettons. Mais cette perte de contrôle est-elle une possibilité marginale de la modernité ou bien est-elle inscrite dans son essence? La folie invoquée ici, même si c’est une formule, laisse un doute car elle ressemble à l’effondrement (mythique, a montré Bauman) non plus certes de la civilisation mais du contrôle et de la limitation du rêve moderne de refonte totale du monde humain. Croyant avoir abandonné ce genre d’explication mythologique, la voici qui fait retour subrepticement, sous une forme que je ne crois pas seulement rhétorique. Le problème sociologique de la modernité devient celui, philosophique, de la toute-puissance et de la nature de la raison.

Espérons toutefois que cet ouvrage contribuera à diminuer l’aveuglement concernant la portée de la Shoah pour notre culture et notre temps. On ne cesse guère de la tenir pour une sorte d’anomalie absolue, de cancer, de maladie ou de folie, sorte d’éruption de barbarie que les circonstances historiques, alliant crise économique, incertitudes, chefs politiques psychopathes, traditions de haines et de violence, auraient condensée dans la Shoah. Une telle monstruosité ne peut qu’être une exception et, finalement, son caractère incompréhensible en fait un hapax improbable qu’on est fondé à oublier du fait de sa rareté absolue. Zygmunt Bauman contribue sérieusement à briser cette hypothèse paresseuse, rassurante et dangereuse puisqu’elle endort notre vigilance pourtant toujours requise.

[1] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, § 7, dans Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p. 433.

[2] T. Adorno, M. Horkheimer, La dialectique de la raison, Gallimard, 1974, p. 24.

[3] Ian Kerschaw, Qu’est-ce que le nazisme? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, Paris, 1997, p. 416.

[4] Idem, p. 424. – Dans le même livre, Kerschaw juge convaincant le livre de Bauman et dit qu’il est "en grande partie d’accord" avec cette thèse provocante qui recoupe sur certains points les travaux des historiens Suzanne Heim et Götz Aly, notamment Vordenker der Vernichtung. Auschwitz und die deutschen Pläne für eine neue europäische Ordnung, Hambourg, 1991, Les précurseurs de l’anéantissement. Auschwitz et les plans allemands pour un nouvel ordre européen (le livre n’est pas encore traduit mais on en trouvera une présentation précise dans le chapitre 2 du livre récent de Dominique Vidal, Les historiens allemands relisent la Shoah, Édition Complexe, Paris, 2002, pp. 63-99). Les conclusions de Bauman s’accordent aussi avec celles de C. Browning et U. Herbert qui situent la cause du génocide dans la conjonction entre une conception cohérente de la société moderne biologiquement déterminée par la race et de nouvelles capacités, techniques et bureaucratiques, de mise à mort.

[5] Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, 1994. Réédité en 2002 avec une postface inédite en réponse à Daniel Goldhagen.