Regarder comprendre se souvenir

De la diabolisation

Dans un texte récent, paru dans le Monde, André Glucksmann redoutait que la campagne présidentielle ne fût mal partie en empruntant les sentiers sulfureux de l'extrême droite et en appelait à cesser de diaboliser roulottes et mosquées! Il rejoint en partie l'inquiétude manifestée par J Habermas fustigeant une Europe malade de la xénophobie !

Remarquons d'abord que le ver était dans le fruit dès l'origine, dès 2007. La presse avait beau se réjouir de ce que l'élection eût mis à plat le portefeuille électoral de l'extrême droite, il fallait être bien aveugle, ou trop courtisan, pour ne pas s'apercevoir que la réussite de Sarkozy cachait assez mal une cambriole idéologique assez minable qui permit à un certain électorat de laisser libre cours à ses démons sécuritaires et xénophobes sans courir trop de risque politique et sans trop solliciter une mauvaise conscience vite éteinte. Quand on l'emporte ainsi avec les armes de l'adversaire, c'est en réalité celui-ci qui l'emporte. La situation politique n'avait finalement pas tellement changé entre 2002 et 2007 : les partis classiques voient leur socle électoral réduit au profit des extrêmes et ne peuvent l'emporter qu'au prix d'une abdication idéologique en rase campagne.

Remarquons ensuite que cette stratégie n'est plus ni moins celle du bouc émissaire que toute notre culture n'a cessé d'utiliser. J'y lis d'abord la peur; ensuite cette tendance à se définir par cela même que l'on récuse. Combien toujours ce rejet prend des formes violentes quand il s'appuie sur la peur.

Remarquons encore que cette demande si forte d'identité est le prix à payer, prévu, anticipé par certains (je pense notamment à Z Bauman ) de la mondialisation. A mesure que les espaces s'indifférencient, localement la demande d'identité s'intensifie comme pour mieux marquer (culturellement ? ) une différence que la géographie a cessé de pouvoir soutenir. La modernité à sa façon aura balayé tout autant l'histoire que la géographie, tout autant le temps que l'espace. Du coup, incapable de prendre en charge une demande que l'économie récuse, les politiques abandonnent à la passion, à la peur ou au ressentiment une quête d'identité que l'effort, le travail 2 ne peuvent plus assouvir.

Nous ne sommes pas si loin que cela de ce que H Arendt nommait Verlassenheit - l'isolement - comme la forme la plus insidieuse du totalitarisme moderne.

Alors quelle réponse donner ? Classiquement Glucksmann en appelle à la fois à une refondation de la gauche qu'il aimerait voir sortir de son coma intellectuel, et au resaisissement de la droite invitée à ne pas succomber aux fixettes de l'extrême droite. Soit ! Mais c'est en appeler encore une fois au politique qui justement, par l'impuissance qu'il révèle, l'éloignement qu'il nous manifeste, est pourtant précisément l'instance qui fait problème, et, partant, quoique la seule, la moins bien placée pour sortir de cette impasse. Mais c'est oublier un peu vite qu'en jetant le discrédit sur des groupes humains - en restaurant ainsi par la bande ethnique les vieilles lunes racistes - et sur des religions où le discours politique républicain est nécessairement en porte à faux condamné qu'il se voit à jouer le conflit rationnel/irrationnel !

Sans compter avec le fait que cette refondation théorique de la gauche reste toujours suspecte d'angélisme 3 sitôt qu'elle fait appel à ses bases humanistes !

Alors quoi ? Peut-être simplement prendre le risque d'être désuet et rappeler les fondamentaux de 89 ! Relire Jaurès ?

Ou jouer le repli sur soi ?

en rappelant comme Grimaldi que :

Les (individus les) plus chanceux trouveront, même furtivement, des partenaires avec lesquels s'enfermer dans l'instant, oublieux de tout passé, insoucieux de tout avenir, tout émerveillés et comblés de n'attendre plus rien. Car le propre du plaisir est qu'il n'y ait pas d'autre activité qui soit à elle-même son propre sens, sa propre justification, et sa propre fin. En son incandescence, cela s'appelle aussi l'amour. 2

 


1) lire à propos de la brochure de Heissel

2) de N Grimaldi

Exclu de la sphère politique, occupant un emploi sans lui être attaché, vivant dans une Babel où chacun est aussi indifférent qu'étranger à tous les autres, l'individu du 21e siècle incarnera une nouvelle figure de la conscience malheureuse. De même que l'esclave de l'Antiquité, c'est à peine s'il aura l'initiative de son travail. Livré à d'incontrôlables fluctuations du marché, il ne maîtrisera pas plus sa vie que si elle ne lui appartenait pas. Lui aussi, par conséquent, vivra dans la peine, le service, et l'angoisse. Son unique liberté consistera donc dans sa capacité de rétraction. Étant dans le monde sans en être vraiment, c'est en lui-même, dans la solitude de son for intime, qu'il aura son monde et ses intérêts. A l’égard de tous ceux qui croient diriger quelque chose, qu'il s'agisse des politiques ou des chefs d'entreprise, ne croyant pas plus à leur compétence ni à leur humanité qu'à leur bonne foi, il n'aura que scepticisme.

Faute qu'il puisse compter sur aucun parti ni sur aucun syndicat pour changer la réalité, il ne lui restera qu'à chercher dans des groupes effervescents une fraternité fantasmatique

3) Curieuse d'ailleurs cette tendance à toujours reprocher son angélisme sitôt qu'elle affirme ses principes fondateurs en même temps qu'on lui reproche de ne pas être capable d'assurer sa modernisation. Comme si elle n'avait pas d'autre choix que d'être ou désuète ou irénique ! lire