Mes grands-parents

Anna et Alfred

Ces deux là, je crois, ne s'aimaient pas beaucoup et rentrent aisément dans ces lignés de couples mal assortis que la morale d'antan savait nouer - et empêchait de dénouer. Originaires, tous les deux de Sainte Marie aux Mines où ils sont nés -elle en 1899, lui en 1900 - ils se sont connus, voisins, et la chronique veut qu'elle se prit plus de tendresse que d'amour, plus de pitié que d'amitié pour ce garçon, ébranlé par les combats de la grande guerre qui se déroulèrent sur la ligne de crête, non loin de là, et où il fut réquisitionné, comme tous les jeunes, pour transporter sur le front, matériel divers et armes .

xOn le voit ici, en bas à gauche, sur cette photo, trop vite grandi, la cigarette à la bouche comme pour mieux trahir cette enfance volée. Photo d'un autre âge, où les hommes sont tous moustachus, tous nantis d'une casquette, marque presque obligée de la condition ouvrière, où le sabot est plus fréquent que la botte et surtout la chaussure !

C'est sans doute en regardant ces photos que l'on comprend combien ceux-là furent d'un autre monde - et pas seulement d'un autre temps. Cette génération dut bien être vaillante pour endurer deux guerres et accompagner ces évolutions techniques et sociales qui leur permis de commencer leur vie à la lueur blafarde de bougies de mauvaise qualité et de la finir en s'émerveillant des hommes sur la lune !

Leur monde était celui du textile vosgien et l'on voit bien que Ste Marie était un bassin industriel fort où les usines n'avaient pas encore commencé de fermer ! Pas de paysan dans cette souche, que des ouvriers ! De ceux dont on pouvait penser qu'ils étaient aliénés précisément en ceci qu'ils n'eurent que leur force de travail à offrir mais aucune spécialité, aucune compétence particulière ... aucun métier ! Ils se débrouillèrent ... plutôt mal, sans jamais faire fortune, en ne laissant rien derrière eux . Que des souvenirs !

C'est peut-être ici l'autre marque de cette famille, après la brisure empêchant que l'histoire s'achevât ... cette impuissance à seulement laisser des traces.

Le côté Robertsau, en perdant son aisance avec la guerre, et l'énergie de la reconquérir, étiola imprudemment sa fortune dont il ne reste qu'un meuble et une horloge : tout le reste aura disparu ! Le côté Krutenau, quant à lui, trop modeste pour rêver d'autre chose que de survie laissa à ses filles la roideur d'une morale et l'envie de s'enfuir !

Si le premier chante les charmes de la bourgeoisie installée trop ivre de ses certitudes pour entrevoir les périls qui la menaceront, le second éveille la nostalgie trouble de ce peuple qui veut faire l'histoire et y parvient si malaisément ! Déchiré entre ces deux côtés, c'est vrai, mais le petit bourgeois que je suis, s'il a a peut-être sa raison de ce côté-ci,  son cœur, indubitablement penche de l'autre !  Ce peuple dont Flaubert disait qu'il l'aimait mais que pour rien au monde il ne voudrait vivre avec, ce peuple dont Jaurès disait: " Chaque peuple paraît à travers les rues de l'Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l'incendie " mais ce peuple, quand même, qui fait l'histoire que d'autres, toujours s'approprient !

Ces hommes, ces femmes d'un autre temps, sans doute ne les aurais-je pas supportés, pas plus d'ailleurs que je ne me sens à l'aise dans les milieux aisés de la bien pensance ! Mais quand même ! Cette femme robuste que l'on voit devant ma grand-mère et à côté de son époux n'aura pas attendu les années 70 pour se libérer : m'aura toujours agacé le discours sociologisant évoquant l'irruption des femmes dans le monde du travail ! Mais  non ! les femmes de la classe ouvrière ont toujours travaillé et celle-là, sans retraite, travailla jusqu'au bout ! Les aubes glauques et brumeuses où l'on prépare la gamelle pour l'homme avant de filer vite embaucher à l'usine ... bien sûr qu'elle les connaissait ! Cet homme courtaud, trapu, âpre au travail, combien souvent ma grand-mère m'en parla, elle qui aura nourri sa vie durant une admiration éperdue pour son père ! Dans ces contrées-là on ne connaissait que deux valeurs Dieu et le travail pour l'honorer; qu'un seul plaisir , des promenades dans la forêt vosgienne ! 

Tout engoncés dans les méandres du devoir, sans doute puisaient-ils dans leurs certitudes cette puissance de survie d'où ils proclamaient leur fierté : peu d'angoisse métaphysique, peu de questions ... il fallait aller où le chemin vous menait, et ce chemin ne pouvait être autre que celui où la miséricorde vous plaça pour œuvrer ad majorem gloriam dei  ! Dans l'histoire, décidément, la foi aura souvent été le soutien du capital en donnant aux ouvriers non tant des motifs de consolation que des raisons de se soumettre; au patronat l'antidote parfait à la révolte !  Ces terres, avec celles du Nord, auront fourni les premières hordes du prolétariat mais celles-ci trop protestantes, trop allemandes, ne fourniront que peu de recrues au socialisme naissant ! Est-ce, comme je le présume, pour la culture protestante qui hantait ces vallées alsaciennes ou pour un droit social impérial largement en avance sur celui de la IIIe République, je l'ignore; tout au plus peut-on constater qu'ils ne furent jamais des révoltés et bien peu sensibles au marxisme ! (sauf l'épisode de novembre 18, évidemment ! )

 On ne comprendra jamais rien à cette génération si l'on oublie la triple brisure de 1870,  de 14 et de 40 : elle était née allemande parce que leurs parents n'eut sans doute pas le choix en 72 et que, vraisemblablement, leur fond germanique de culture ne le leur rendait pas insupportable ! Ils eussent vraisemblablement préféré rester français mais à tout prendre ...! Ils illustrent combien les guerres bouleversent d'abord les destinées individuelles au moins autant que le concert des nations  . Leur langue pointait leur classe : dans les classes bourgeoises seulement que l'on continuait à parler français; d'ailleurs ils parlaient sans doute moins allemand qu'alsacien. 

Avec ma génération et celle qui suivit, quelque chose du particularisme alsacien disparaît lentement : le dialecte recule ... Mais cette génération aura connu le changement de nationalité au moins deux fois avec la rudesse des politiques d'assimilation où la germanique de 71 n'eut rien à envier à la française de 18 ! Je devine le traumatisme d'avoir à germaniser son prénom ; j'en déduis l'attachement à ce particularisme qui, finalement, resta pour cette génération, le seul élément stable où se définir ! On peut sourire de l'expression les français de l'intérieur mais elle dit finalement l'essentiel : ceux-là se pensaient comme des français de l'extérieur !

yOn ne comprendra rien non plus à cette contrée si l'on oublie qu'elle reste une terre concordataire où le religieux pèse, sans le proclamer toujours, mais insidieusement. Il n'est qu'à se souvenir de la présence encore si forte du pasteur Oberlin sur la vallée de la Bruche ou du rôle politique de Wetterlé (ici avec Hansi en uniforme) avant et après 14 ...  Mais le catholicisme était loin d'y être majoritaire; en tout cas jamais seul offrant ici une magnifique occasion de tolérance. Les progroms contre les juifs cessèrent à la fin du XVIIIe et pas un juif alsacien n'oublie ce qu'il doit à la France Révolutionnaire ! Mais ces trois confessions qui avaient toutes pignon sur rue, formaient un paysage qui semble bien curieux aujourd'hui où les différences participaient d'un ensemble où la défiance se glissait parfois mais jamais la haine !

C'est pour ceci sans doute que jamais durant mon enfance je n'entendis, ni d'un côté ni de l'autre, de propos désobligeants  sur ceux qui n'étaient pas comme eux, comme nous !

Ces terres-là ne m'auront pas préparé à supporter la haine, l'intolérance, le racisme; ni à comprendre le communautarisme !