Alfred Droger

Mon grand-père Alfred

Un conteur magnifique. Ne devrais-je conserver de lui qu'un seul souvenir, ce serait celui de ces soirées de la Krutenau où il nous accueillait, moi et mon frère, dans ce lit rustique, trop grand pour lui, pour nous raconter d'invraisemblables histoires qu'il inventait à la mesure de nos attentes et de sa vertigineuse imagination. Nous nous endormions ainsi au fracas des chevauchées impériales, au sifflement  des obus, de guerres qu'il nous racontait comme s'il les avait toutes faites et où, naturellement, il avait le beau rôle. Saisissant à tour de rôle son visage pour le pencher vers nous, comme pour mieux agripper l'écho d'une telle vaillance,  mon frère et moi  ne connûmes jamais l'effroi de l'endormissement; bien au contraire!

Disparu trop tôt pour que je puisse porter sur lui un regard d'adulte, il demeure pour moi une figure plus onirique que réelle.

Lui dont on disait tant qu'il ressemblait à Laurel, lui qui ne fut assurément pas un père exceptionnel, fut un remarquable grand père, attentif. Faible sans doute, résistant mal aux assauts de la tentation, encore moins aux semonces de ma grand mère, l'enjoignant sempiternellement d'en finir avec sa pipe pestilentielle, au point d'être exilé dans un recoin de l'appartement où il n'avait droit de fumer que debout, accoudé au buffet devant une fenêtre ouverte, comme pour mieux souligner son statut de paria plus souffert que résolument aimé, cet homme avait quelque chose de l'enfant facétieux : il adorait attiser nos petites querelles enfantines; provoquer ma grand-mère par toutes sortes de simagrées taquines qui valait moins pour elles-mêmes que pour l'agacement provoqué. J'ai le souvenir de bouteilles de quetsche camouflées dans le porte parapluie qu'il buvait à la dérobée avant d'en remplacer le contenu par de l'eau qui irrémédiablement gâcherait la pâtisserie concoctée par ma grand-mère!  Capable de voter communiste, rien que pour l'énerver, il avait cette légèreté insolente de ceux que la vie a manqués.

Fut-il jamais heureux lui que sans doute on épousa moins par amour que par affection sinon pitié? lui qui ne sut trouver de place ni dans un métier ni dans son foyer?

J'aime en tout cas à penser que, nous enfants, sûmes au moins témoigner à ses vieux jours, l'orée de quelque apaisement.