Marthe

 

Car derrière moi, il n'y aura jamais eu que des morts; pas même des tombes. Tous, au moins, pressentent l'horreur du génocide; elle me sera d'autant plus douloureuse que sous la plume de mon grand-père elle se teintera de sueur et de sang. Mais pour le pré-adolescent que j'étais alors, ce fut d'abord cela: le vide et le sourire figé, presque forcé, dans les yeux des grands qui me protégeaient et se forçaient malgré tout à me faire aimer la vie. Quand je porte mon regard, il n'y a personne pour me dire les frasques d'un vieil oncle célibataire, ou les bougonneries d'une grand-tante acariâtre et autoritaire. Ma famille sans doute compte chez moi, comme chez d'autres, comme chez tous, quelque honteux secret qu'avec malice on dévoile une fois les protagonistes disparus; quelque amant mal caché dans un placard à la porte grinçante; une jeune fille rêvant trop d'amour qui aura flétri ses romances dans un hymen vite arrangé; peut-être même un violoniste virtuose comme les familles juives savent si bien les sécréter quand les familles chrétiennes lui préfèrent la notoriété d'un médecin ou la morgue d'un militaire. Il me plaît d'imaginer que dans cette lente hérédité de commerçants avides et de marchands de bestiaux hâtivement dégrossis, s'intercala probablement un rabbin ou un demi fou ratiocinant dans les campagnes l'avènement imminent du Messie.
Comment croire que pas un seul de ma lignée ne fût assez adorateur de cette belle république qui sut nous émanciper pour ne pas succomber aux délices politiciennes ?
Mais ceux-là, s'ils existèrent jamais, sont morts deux fois de n'être plus rappelés à la mémoire de personne.
Oh ! je mens bien un peu: il est vrai que mon enfance fut marquée par la visite obligée à une arrière-grand-mère si vieille. si discrète qu'elle s'était rapetassée sur elle-même; tellement pâle que la mort même feignit un moment de l'oublier.
Cette femme était étonnante mais le souvenir qu'il m'en reste est effacé comme la présence qu'avec parcimonie elle nous prodiguait. Elle fut pourtant belle et grande dame. Racée. Je rêve devant une photo d'elle, prise sans doute dans les années vingt. L'allure est altière; l'habit élégant; très: la fourrure épaisse, le bijou rare mais étincelant. Quelque chose dans le regard d'à la fois narquois et inquiet fait que souvent je la regarde, essayant de comprendre le mystère de cette pose qui semble autant supporter les avanies passées d'un époux frivole - un charmeur certes, mais à la prodigalité dévastatrice - que deviner les tourmentes à venir.
J'ai beaucoup de mal, c'est vrai, à relier cette image altière à celle de cette vieille dame, menue, tout anguleuse, qui nous recevait, de son divan, mon frère, mes parents et moi, son seul reste de famille, dans une position que j'eusse aimée hiératique; qui était seulement brisée.
Cette femme était rentrée seule à la Libération. Veuve dès avant guerre elle avait perdu ses deux fils, ses frères, sa sœur surtout. Seule, elle s'était installée dans un hospice de vieillards, préparant une mort qu'elle escomptait rapide. Elle attendit longtemps; trop longtemps !
Je n'ai gardé aucun souvenir des conversations qui se tinrent alors et qui d'ailleurs ne me concernaient pas. Pour l'enfant que j'étais, ces visites dominicales préfiguraient les musées que je ne fréquentais pas encore. Je n'aime toujours pas ces cimetières. Non que j'eusse peur de cette femme: elle n'était pas effrayante, tout juste effacée, presque gommée par le temps, la souffrance et l'oubli. La visiter c'était comme la transfuser, lui inoculer un peu de notre sève qu'elle asséchait pourtant si vite. Réalisait-elle qu'en réalité sa présence nous vieillissait prématurément? Je sais maintenant qu'en ces instants, je restais sagement assis sur ma chaise, trop sagement pour mon âge, attendant que le cérémonial s'achevât où le mystère avait sa part que je ne désirais même pas soulever .
Mon mensonge était bien mince: une vieillarde assise; une boîte en fer blanc d'où elle extirpait à notre intention un carré de chocolat blanchi d'avoir trop tardé à être dégusté: parfois, une madeleine rance et durcie, mystérieusement associée pour moi à une lancinante odeur de vieux et de naphtaline.
Proust faisait surgir un univers entier de sa tasse de thé: mais, pour moi, la madeleine aura toujours cette détestable odeur de mort.
Une seule fois elle accepta d'aller se promener en notre compagnie. D'un pas lent et lourd de vieillarde écrasée par le destin, noircie par le veuvage, elle parcourut les quais de l'Ill, encore calmes à cette époque. C'était en automne; les feuilles flétries jonchaient déjà le trottoir que nous aimions froisser de nos semelles traînantes. Cette petite dame portait chapeau plat et rond à voilette, que personne n'arborait plus depuis vingt ans. La voilette surtout m'intriguait: je ne savais si elle se cachait ou si elle s'était volontairement enfermée derrière son petit grillage synthétique. Son renard surtout m'inquiétait, qu'elle portait autour du cou. La mort, toujours!
Elle était la dernière qui eût pu témoigner d'un monde à jamais enseveli sous les cendres. Elle mourut avant que je puisse l'interroger. Je doute d'ailleurs qu'elle eût accepté de parler tant elle avait renoncé à appartenir au monde de ceux qui espèrent encore un avenir.
Mon père, bien sûr, aurait pu témoigner; eût du transmettre l'impossible message. Mais, toujours, il se mura dans le silence, gardant par gêne ou par pudeur son trop plein de souffrances, laissant filer en d'épisodiques cauchemars des cris qui déchirèrent mes sommeils d'enfant. Il se tut tellement qu'aujourd'hui encore je ne sais de lui que ce que d'autres - ma mère surtout - voulurent bien me confier. Mon père, secrètement, désirait que son histoire ne commençât qu'avec ses enfants. Il ne put tout gommer; il y parvint presque !
Il se tut tellement que j'appris tardivement notre judéité à laquelle d'abord je ne pus donner aucune signification. Ce qui aurait du me donner une souche, m'était ravi, dès l'origine. Je ne crois pas m'être jamais relevé de cette castration-ci. Un père toujours s'érige en modèle que l'enfant toise avec fierté. Mais le mien avait honte, sans qu'il en eût nécessairement conscience. Honte de ce qu'il était, de ce qu'il avait fait, ou répugné à faire. Décidément, la marque nazie était si profonde en sa chair que spontanément il avait cherché à biffer toute judéité en lui comme en ses fils.
Le juif en lui chercha à se prolonger dans ses fils, mais d'emblée, il leur barra le passage qui sépare la mort de la vie !

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