L'état de nature

Remonter Justification des lois Souveraineté abandonnée Etat de nature

Derrière la conception de l'état de nature, différentes conceptions de l'homme

Trois figures : Hobbes, Spinoza & Rousseau

L'état de nature est un état de guerre de tous contre chacun, et tant que ce dernier subsiste, l'homme est en danger. Cette représentation de l'état de nature est commune à tous (Hobbes, Spinoza, Rousseau, Hegel). Elle est intéressante au moins en ceci qu'elle aussi suppose l'exclusion d'un tiers: à la fois de la violence bien sûr mais aussi du droit qu'a chacun de se défendre. L'histoire ne peut donc démarrer qu'à condition que cesse la nature; et la justice qu'à condition que s'épuise la force -  la raison du plus fort.

Il n'est donc à proprement parler de pouvoir que contre nature ! On se trouve ici dans la représentation finalement très classique, très - trop - binaire du problème nature/culture : d'un côté la violence, la passion, la nuit, et la sauvagerie; de l'autre, la raison, la justice, l'ordre et la lumière. La nécessité pour l'homme de passer de l'un à l'autre sans quoi il ne serait pas un homme. C'est dans ce sens que l'homme est un animal politique : il n'est homme que parce qu'il est politique. Devrait-il vivre hors société il serait soit un sous-homme, soit un dieu !

Sorte d'entre-deux, le politique est ainsi l'interstice créé entre ombre et lumière, entre être et néant, entre divinité et animalité: elle apparaît pour ce qu'elle est, une chance, certes, mais un pis-aller nonobstant, quelque chose comme le signe de la finitude humaine, en tout cas de son incomplétude.

Hobbes

Il n'est pas faux de signaler que sa pensée politique est indissociable de l'épisode de guerre civile que connaît alors l'Angleterre. Il est effectivement un des premiers à poser le problème politique dans les termes de cet état de nature qu'il ne pose pas comme un fait historique ( à l'instar de Rousseau) mais comme une hypothèse d'école permettant de correctement poser le problème.

Ce qui est spécifique à sa pensée c'est manifestement sa conception de l'état de nature comme un état de guerre dont il faut urgemment sortir. Guerre si grave qu'elle ne supporte aucune demi-mesure ! Et c'est bien pour ceci que le pacte social, chez Hobbes, n'est pas passé entre les citoyens et le Prince, mais entre les citoyens eux-mêmes de telle sorte que ce pacte soit irréversible, et que, surtout, la délégation de pouvoir y soit totale ! Les hommes s'y dessaisissent de toute autonomie, de toute liberté à l'endroit de ce souverain qui doit être doté d'un pouvoir absolu, absolument coercitif pour ôter toute possibilité, tout intérêt, à chacun de revenir sur ce dessaisissement !  Dès lors, aucun retour en arrière n'est possible, ni révolte contre le souverain : on ne se révolte pas contre soi-même ! Le souverain n'est donc en rien lié par quelque terme que ce soit du contrat, et, le pouvoir ainsi institué est absolu.

Spinoza

Sans doute, les hommes n'auraient-ils pas besoin de gouvernement si leur conduite était entièrement régie par la droite raison ! Or, l'homme est, par essence, être de désir : il lui faut donc, pour en sortir, et de la violence consécutive, trouver le moyen d'être gouverné par la raison : l'État. C'est ainsi, directement assise sur une conception de l'homme comme être de désir que s'élabore la pensée politique de Spinoza. Il n'y a ici nulle représentation de la malignité de l'homme ou de sa faiblesse mais seulement les conséquences tirées de cette nature désirante. En tant que partie de la nature, l'homme est un être entièrement soumis à la détermination: il ne saurait donc être libre sauf à décider de se laisser gouverner par la raison puisque la raison seule permet de se libérer3 . Mais de là, une autre conséquence qui tient à la finalité même de toute forme de gouvernement : il a pour objectif non pas l'asservissement mais la liberté de tous.

Spinoza s'inscrit ainsi dans la grande ligne de l'âge classique : avec Descartes, qui parla si peu de politique, et même si de manière très différente, Spinoza dessine une perspective qui, selon nous, prépare le 18e des Lumières. L'homme n'est plus mauvais comme pouvait encore le penser Bossuet5, il n'est plus cette créature en qui ne manque jamais de bramer la bête immonde qui succomba au péché; non, au contraire il est, en tant que partie de l'Etre, celui seul qui peut s'arracher à la détermination en se vouant à la sage conduite de la raison. En conséquence, le champ du politique, la réalité sociale de l'homme n'est plus ce pis-aller que nous évoquions mais le moyen positif d'une libération et donc le champ possible de l'accomplissement de l'humain. C'est en prenant à bras le corps les perspectives offertes par la Raison, c'est en tâchant de se laisser gouverner par elle, et son organisation sociale, que l'homme se donne les moyens de forger son propre destin. Dès lors, le politique devient le champ possible d'une perspective souhaitable, progressiste, heureuse.

Rousseau

Ici surtout, il y a une conception positive de l'homme : naturellement bon, l'homme ne déploie de violence qu'en raison de circonstances qui rendent cette dernière inévitable. Ici encore l'état de nature n'est qu'une hypothèse logique mais elle permet de comprendre, précisément, que l'homme ne peut être homme qu'en abandonnant sa condition première qui ne lui permet pas de se réaliser pleinement. 

A l'état de nature l'homme n'est ni moral ni immoral: il ne peut simplement agir que contraint par les déterminismes naturels et par sa seule tendance à se conserver. Ce n'est que poussé par la rudesse de cet état de nature qu'il entre en société. Sa tendance première est plutôt de fuir ses congénères que de leur nuire. La violence est bien plutôt le fait de ce premier état de nature où, vivant avec les autres, il n'y a pas encore de système suffisamment organisé ni juste. C'est à ce titre que la société corrompt l'homme; c'est à ce titre surtout que la réalité sociale fait l'objet d'un véritable projet positif.

Ce que l'on doit à Rousseau, c'est ceci surtout d'avoir rappelé qu'un contrat n'avait de sens qu'à partir du moment où chacun y trouvait son compte, où l'un des contractant ne disparaissait pas devant l'autre, que donc nul contrat d'esclavage ou de soumission totale n'avait de validité. Critique de Hobbes assurément mais qui, à l'instar de Spinoza, place la liberté au fondement de tout projet politique, sans qu'il soit possible, légitime d'y contrevenir. D'où la nécessité pour tout monarque d'être lui-même soumis aux lois, d'où le devoir de chacun de se révolter sitôt que le pouvoir mettrait en cause cette liberté en défendant non la volonté général mais sa propre volonté particulière !

suite

1) C’est pourquoi aussi longtemps que dure ce droit naturel de tout homme sur toute chose, nul, aussi fort ou sage fût-il, ne peut être assuré de parvenir au terme du temps de vie que la nature accorde ordinairement aux hommes.

2) Locke : on trouvera ici l'édition électronique de son traité Du gouvernement civil

3) Spinoza Ethique, Proposition III:
Une affection qui est une passion cesse d’être une passion sitôt que nous nous en formons une idée claire et distincte.
Démonstration: Une affection qui est une passion est une idée confuse. Si donc nous formons de cette affection une idée claire et distincte, il n’y aura entre cette idée et l’affection elle-même, en tant qu’elle se rapporte à l’âme seule, qu’une distinction de raison, et ainsi l’affection cessera d’être une passion.

4) Par droit naturel je n'entends pas autre chose que les règles de la nature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé à exister et se comporter d'une certaine manière. Le droit de chacun s'étend jusqu'où s'étend la puissance déterminée qui lui appartient. Le droit naturel de chacun se définit donc non par la saine Raison mais par le désir et la puissance. Spinoza, Traité Théologico-politique XVI

5) Sermon sur l'ambition