Catherine
Kintzler,
La République en questions,
Minerve, 1996, pp. 84-87.
I. TROIS COMPOSANTES DU CONCEPT DE LAÏCITE.
Trois composantes se conjuguent pour former le concept de
laïcité: la première s'applique à la société civile et la deuxième à la
puissance publique. Seule la troisième, qui s'applique à l'école
républicaine, est problématique et suppose, pour être fondée, que l'on sorte
du champ strictement juridique. Penser une école laïque, ce n'est pas penser
un simple lieu de tolérance, mais un lieu autant que possible soustrait à la
société civile : c'est alors à une théorie de ce qui se fait à l'école -
théorie qui engage à la fois la question du savoir et un concept de
l'autorité - que l'on se trouve renvoyé.
La société civile est le lieu de la coexistence des libertés, ce qui suppose
la tolérance. Personne n'est tenu d'avoir une religion plutôt qu'aucune,
personne n'est tenu d'avoir une religion plutôt qu'une autre, personne enfin
n'est tenu de n'avoir aucune religion. Une telle tolérance n'est possible
que si un droit commun règle la coexistence des libertés : il est nécessaire
que les choses relatives à la croyance et à l'incroyance demeurent privées
et qu'elles jouissent des libertés civiles. [.].
Ce premier concept en réclame un second, plus fort et plus fondamental :
c'est la laïcité vue du côté de la puissance publique. La puissance publique
est garante de la tolérance civile : c'est justement pour cette raison qu'on
ne peut pas lui appliquer cette même tolérance. On ne peut pas accorder à la
puissance publique le droit de jouir de la liberté religieuse dont jouissent
les citoyens. En effet, si l'État et ses représentants avaient le droit de
manifester une ou des croyances, ils feraient de cette ou de ces croyances
une affaire publique. Par exemple, si les ministres pouvaient afficher leurs
cultes dans l'exercice de leurs fonctions (c'est une hypothèse d'école, bien
sûr. tout le monde sait que cela ne leur arrive jamais...), ce geste
reviendrait à accréditer officiellement une ou des religions, à violer un
domaine qui doit rester privé. Donc, la puissance publique est tenue à la
réserve précisément pour que la société civile puisse jouir de la tolérance.
[.]
Or un troisième concept, plus problématique, plus élaboré et plus
fondamental apparaît à travers la question de l'école. Le problème peut se
formuler ainsi : les deux premiers concepts sont-ils suffisants pour penser
la laïcité de l'école ? La réponse est non. Ils sont nécessaires, mais ils
ne sont pas suffisants.
L'école publique est un organe de l'État. À ce titre, bien entendu, elle est
réglée par le principe de la réserve. Mais une difficulté apparaît : ce
principe s'applique au personnel, en particulier aux maîtres, aux
professeurs. Et les élèves ? Peuvent-ils jouir de la liberté civile en
matière religieuse ? Des demi-habiles disent : oui, il n'y a pas de
raison... Demi-habiles, parce que c'est croire qu'avec deux concepts on a
épuisé la question, on est dispensé de penser plus loin. En tout état de
cause, on voit que la laïcité scolaire se présente sous forme de problème.
[.]
II. SPECIFICITE DE LA LAÏCITE SCOLAIRE.
La construction du concept de laïcité scolaire suppose
qu'on s'efforce de répondre à la question : pourquoi l'école devrait-elle
être soustraite à la société civile ? Il existe des réponses juridiques,
mais elles demeurent partielles ; la réponse la plus fondamentale ne l'est
pas.
Voyons d'abord les raisons juridiques. La première, c'est que l'école est
obligatoire. Or les élèves qui fréquentent l'école publique n'ont pas choisi
leurs camarades, et c'est d'ailleurs à ce titre que l'école est un lieu
d'intégration et d'égalité. Tolérer une manifestation religieuse de la part
des uns, c'est l'imposer aux autres qui ne peuvent s'y soustraire. Quand
quelqu'un arbore dans la rue ou dans le métro un signe religieux que je
désavoue, cela ne peut me gêner en aucune manière : personne ne m'oblige à
rester là. [.] Donc, pour que personne ne puisse se plaindre d'avoir été
contraint de subir une manifestation qu'il désapprouve, et pour qu'il n'y
ait aucune ségrégation, il faut interdire le port des signes d'appartenance
politique et religieuse à l'école publique. La seconde raison juridique est
que les élèves, pour la plupart, sont des mineurs, et que leur jugement
n'est pas formé. Ceux qui prétendent qu'ils doivent bénéficier de la liberté
dont jouissent les citoyens avancent une monstruosité. Ils supposent en
effet que les élèves disposent d'une autonomie qu'ils n'ont pas encore
conquise : on devrait donc leur assener le poids de la liberté avant de leur
en avoir donné la maîtrise, en supposant qu'ils trouvent spontanément en eux
la force suffisante pour préserver cette autonomie. [.]
Donc la laïcité de l'école requiert des idées plus hautes qu'une simple
forme juridique. Elle consiste à écarter tout ce qui est susceptible
d'entraver le principe du libre examen, tout ce qui peut faire obstacle au
sérieux de la libération par la pensée. Il est clair que celui qui arrive en
déclarant ostensiblement, d une manière ou d'une autre, qu'il n'y a pour lui
qu'un livre, qu'une parole, et que le vrai est affaire de révélation,
celui-là se retranche de facto d'un univers où il y a des livres, des
paroles, d'un univers où le vrai est affaire d'examen. Il faut donc
commencer par le libérer : qu'il renoue ensuite, s'il le souhaite, avec sa
croyance, mais qu'il le fasse lui-même, par conclusion, et non par
soumission.
III. UNE "NOUVELLE LAÏCITÉ PLURIELLE" MEURTRIÈRE
Une conception assez récente réclame pour l'école une
"nouvelle laïcité", dite "plurielle". Elle s'autorise de valeurs reconnues
de tous les républicains : liberté, tolérance. En vertu de la liberté de
chacun et de la tolérance, on devrait donc accueillir comme étant a priori
respectables toutes les traditions et les signes d'appartenance religieuse.
D'où le précepte : "accueillir les enfants tels qu 'ils sont, avec toutes
leurs particularités, notamment religieuses". Et voilà les laïques
classiques (dits encore "d'arrière-garde") réduits au silence... ou accusés
de sectarisme s'ils osent protester.
Cette idée met à mort le concept de laïcité : elle propose d'étendre la
tolérance qui règne dans la société civile au fonctionnement même des
organes de l'État, ne voyant pas que c'est justement le second qui rend
possible la première. S'agissant de l'école, cela consiste à la dissoudre
dans la société civile et à traiter les élèves comme si leur jugement était
déjà formé. On peut dire les choses plus concrètement : cela consiste à
ouvrir l'école aux groupes de pression en s'imaginant que l'enfant jouit
d'une liberté suffisante pour s'en défendre.
Les "nouveaux" laïques considèrent que l'environnement social des enfants
doit constamment les accompagner. L'école devra donc "s'ouvrir" sur le monde
: elle sera intercommunautaire, reflet des différentes communautés qui
composent sa toile de fond sociale. Une telle école est fondée sur le
principe de l'appartenance de l'enfant à ses parents et à son environnement
"culturel" : c'est une école de la destinée sociale, et non une école de la
liberté.
2
Paul Valadier,
« Ouverte comme la société »,
Le Monde des débats, mars 1993.
Il y a quelque chose de pathétique dans l'apologie de
l'école républicaine de la part des partisans de la laïcité à l'ancienne.
Ils constatent bien, d'un côté, la crise du système scolaire et de toute
l'idéologie qui le sous-tend, d'ailleurs sans se soucier trop de l'analyser
ou en en reportant la responsabilité sur une mode intellectuelle ou sur des
échecs dus à des infidélités politiques; et, d'un autre côté, justement
parce qu'ils n'osent pas prononcer un diagnostic sur le modèle intellectuel
qui a présidé à l'enseignement républicain, ils proposent avec un
volontarisme inquiétant de «refonder» la République et l'École (avec
majuscule !), de «remettre d'aplomb» le déséquilibre perdu, donc de revenir
au statu quo ante. Qu'elle était belle, l'École républicaine sous Jules
Ferry ! Etait-elle pour autant un modèle indépassable ? La société française
aurait-elle cessé d'évoluer après ces heureux printemps un peu fanés ?
Et eux, nos paléo-républicains, n'auraient-ils donc rien appris ni rien
oublié ? Le pathétique de leur propos ne serait pas grave si l'aveuglement
dont il témoigne ne nous engageait pas tous plus ou moins, car des
politiques aveugles sont lourdes de déceptions et risquent d'aggraver des
maux déjà assez profonds. Or les erreurs ne sont pas seulement politiques,
elles sont philosophiques, et c'est ce qui est infiniment grave.
Il est significatif que Mme Kintzler identifie dans le Monde des débats de
décembre l'introduction éventuelle de l'enseignement des religions à l'école
au « cheval de Troie ». Comment mieux indiquer qu'elle a dans l'esprit une
école assiégée, blindée derrière ses murs, si fragile que toute intrusion la
menace d'implosion ? Ainsi tient-elle pour des « raisons philosophiques » à
« la réserve de l'école publique à l'égard de l'espace civil », car «
l'espace scolaire public et obligatoire doit être autant que possible
soustrait à l'espace civil et soumis tout entier à la laïcité de réserve ».
[.]
Or, si ce modèle a pu prévaloir lorsque la République devait se défendre
contre un catholicisme hostile, voire contre une société antirépublicaine,
qui ne voit qu'il devient aujourd'hui désastreux et anti-éducatif ? Les
enfants des banlieues, mais pas seulement eux, ont moins besoin d'être
arrachés à un milieu envoûtant et coercitif qu'ils n'ont à trouver des
racines que leurs familles et leur quartier ne leur donnent pas toujours,
tant s'en faut. Alors qu'ils sont en recherche d'identité, une école qui les
couperait un peu plus de leurs propres traditions (pour autant qu'elles
subsistent) ou qui les maintiendrait dans la méfiance à leur égard,
accélérerait leur déculturation et en ferait des êtres sans racines, des «
hommes sans qualités ».
Tout à l'inverse de cette conception archaïque, inconsciente des enjeux
sociaux actuels, il faut au contraire souhaiter une école en prise sur la
société civile, capable d'honorer et de fortifier ce que ces futurs citoyens
portent en eux, notamment tout ce qui vient de leurs traditions morales et
religieuses, les aidant à réfléchir (dans tous les sens du mot) sur ce
qu'ils rencontrent partout ailleurs, donc à en prendre une heureuse distance
tout en l'assimilant. Ignorer les racines qu'ils portent, et qui les
portent, ce serait peut-être être fidèle à une République protohistorique, à
une idéologie de « réserve » parquant un reste d'Indiens déculturés, ce ne
serait pas comprendre à quelles tâches nouvelles est appelée aujourd'hui la
République au service des citoyens et non point méfiante ou faussement,
dogmatiquement, « institutrice ». [.]
Il est dans la logique d'une école coupée de la société civile et
s'instituant contre elle, tout autant que d'un rationalisme ignorant la
sensibilité et s'imaginant ne toucher que des esprits purs, de se méfier des
traditions religieuses, telles qu'elles informent les personnes et la vie de
la nation. Ici encore l'histoire explique bien des choses, et notamment
l'opposition frontale de la République naissante et de l'Église catholique.
Mais peut-on demander ici aussi de mettre les pendules à l'heure ?
L'école doit former de futurs citoyens, c'est-à-dire aider les jeunes
générations à assimiler les données aptes à en faire des hommes et des
femmes responsables et respectueux des autres dans leur irréductible
altérité. Si la République a un sens, c'est d'ouvrir un espace public où la
coexistence des diversités est non seulement possible, mais voulue et promue
dans et par le débat démocratique. Il ne lui revient pas d'imposer une
idéologie de la laïcité close ou ignorante de ces diversités, voire bâtie
sur le présupposé de leur non-existence. Car si l'on bâtit l'avenir dans la
méconnaissance du fait qu'aujourd'hui la France est devenue une société
plurireligieuse, on prépare l'incompréhension, la méfiance et le racisme.
Comment les jeunes générations se formeront-elles au respect dû à un
musulman, à un juif et (pourquoi pas, osons le dire) à un catholique ou à un
protestant, si elles n'ont jamais rencontré à l'école une connaissance aussi
sérieuse et honnête que possible de ces religions ? Si l'école, comme il va
de soi, doit lutter contre les préjugés, elle ne peut pas ne pas équiper les
élèves d'un certain nombre de connaissances sur ce qu'il en est de ces
traditions religieuses qui constituent notre présent, comme elles ont marqué
le passé de l'histoire des hommes. Et, paradoxalement, elle doit d'autant
plus le faire que beaucoup d'enfants n'ont plus de contacts vivants avec les
traditions religieuses et risquent d'entretenir toutes sortes d'idées
fausses sur ces réalités que sont les religions.
Quiconque a souci de couper à la racine toute forme de racisme doit faire
son deuil d'un laïcisme de réserve qui était en fait laïcisme de mépris
religieux, et militer pour une laïcité réellement républicaine, ouverte à la
société civile telle qu'elle est (non telle que les idéologues rêvent de la
remodeler) pour l'aider à s'assumer démocratiquement. Et, n'en déplaise aux.
esprits attardés, les religions font aussi partie du réel à connaître et à
vivre.
Les nostalgies ne sont pas graves tant qu'elles n'informent pas les
décisions politiques; elles inquiètent quand elles paralysent les
transformations indispensables de l'école; elles attristent quand elles
conduisent à constater la sclérose de ce qui fit une originalité de la
France, mais qui, naïvement poursuivi, ne contribue pas à sa grandeur,
plutôt à son déclin faute de donner forme à la substance vive de la société
civile. Les indispensables réformes de notre système scolaire n'ont pas
besoin de nostalgies idéologiques qui bloquent les évolutions, mais d'une
mise à plat sans préjugés des problèmes de l'éducation aujourd'hui. Le
dogmatisme ne doit pas empêcher le débat nécessaire il doit y avoir part lui
aussi, mais comme l'organe témoin de ce qui ne peut plus Sérieusement
préparer l'avenir de la société française.
3
Michel Morineau,
Les courants de pensée dans la laïcité
Les religions dans la cité, n° 267, automne 2001,
Un premier courant défend la laïcité en priorité comme une
grande perspective philosophique et idéologique pour la société. Il conteste
les approches «trop strictement juridiques» car cette perspective transcende
le droit. Dans cette optique, il place «la liberté de conscience» au cour de
la solution laïque et déplace la liberté religieuse au second rang des
exigences, un peu comme une clause annexe. La nécessaire autonomie de l'État
vis-à-vis de toutes les croyances est souvent rappelée, beaucoup plus que
l'égalité des cultes et les responsabilités qui en découlent pour la
puissance publique (cas de l'islam, par exemple). Dans ce courant, l'accent
très appuyé sur le caractère privé de la croyance donne à penser que
l'expression publique du culte n'est pas conforme à la laïcité. C'est là que
l'on trouve le plus souvent quelques credo militants comme : "le droit à la
différence conduit à la différence des droits", "l'unité de la République ne
se conçoit bien que dans l'homogénéité d'une culture", "l'enseignement des
religions à l'école est un marchepied offert à un renouveau d'influence des
Églises", "l'islam est insoluble dans la République laïque", etc. Pour ce
courant qu'on pourrait appeler « laïciste » si l'expression ne revêtait pas
une connotation péjorative que je ne reprends pas à mon compte - parce que
ces positions sont respectables -, la laïcité est d'abord une figure
philosophique de l'humanisme. Au-delà, le pluralisme des sociétés n'est
souvent perçu que comme une menace pour la laïcité de la République et,
parfois, l'anticléricalisme militant dissimule un résidu d'anti-religiosité
persistante ! La croyance est toujours suspecte et la laïcité toujours
menacée.
Un autre courant de pensée s'est affirmé depuis une cinquantaine d'années
(il est inédit en 1905), dont il est intéressant d'observer les positions et
les interprétations. On y retrouve beaucoup de croyants, sincèrement acquis
à la laïcité de l'État républicain. Beaucoup en sont même des militants
actifs, parfois sur des positions strictes à déconcerter un non croyant ! Je
pense à certaines déclarations particulièrement fermes lors des affaires de
voiles islamiques à l'école. D'une manière générale, l'existence de ce
nouveau courant confirmerait que Briand a gagné son pari dans la deuxième
moitié du XXe siècle. Les croyants et singulièrement les catholiques dans
leur grande majorité, sont dorénavant convaincus que la laïcité est bien
«cette condition juridique de la 1iberté de l'acte de foi» et le Rapport
Dagens met un terme au doute en prouvant, à la fin de ce siècle, la sincère
prise en compte de la laïcité par l'Église.
Sur la trame de cette évolution surgissent de nouvelles questions qui
interpellent l'avenir de la laïcité. Les religions sont-elles ou ne
sont-elles pas un facteur de dynamisme dans une société démocratique ? Les
démocraties ont besoin que puissent s'affirmer des idées fortes, elles ont
besoin de confrontations d'idées ; quel rôle les Églises peuvent-elles tenir
ici ? Elles sont des composantes à part entière de la société civile et,
comme beaucoup d'associations ou de syndicats, elles sont à l'articulation
entre société civile et société politique. Quelle place prennent-elles dans
cette articulation ? Quelles contributions apporter au débat public sur les
problèmes de société qui ne soient pas perçues comme une ingérence ou le
signe d'un retour à un ordre ancien qu'elles ne souhaitent plus ? Ces
questions ne remettent nullement en cause la lettre et l'esprit des lois
laïques, elles ne réclament pas une réforme du modèle juridique de laïcité.
Pour autant, ce courant considère que l'expression publique des Églises, des
croyances, des convictions issues de la transcendance, lui semble digne
d'intérêt au-delà de la sphère privée. Une expression résume ces
interrogations : les Églises sont des «réservoirs de sens» dans une société
qui perd parfois le nord. Une société démocratique et sécularisée ne devrait
pas avoir peur des contributions que peuvent apporter des institutions,
organisations et courants de pensée religieux à la solution de problèmes
difficiles, à la dimension morale incontestable. Le paradoxe de notre
histoire, c'est que personne ne trouve réellement à redire (sauf le ministre
de l'Intérieur) lorsque l'Église prend position dans l'affaire des «sans
papiers» - c'est une position parmi d'autres, elle fut même la bienvenue.
Mais lorsqu'elle prend position sur « le Pacs », on a tendance à considérer
qu'il y a là une ingérence insupportable et une tentative de pression sur
l'État et l'opinion ! Ce courant qui traverse toutes les confessions et va
même au-delà, fait référence à «une laïcité ouverte». Il est engagé dans un
débat impensable au début du siècle : «oui » à la laïcité, mais la fonction
de régulation sociale des religions doit être mieux appréhendée et reconnue.
Sans réformer la loi de séparation, il réfléchit à une ouverture du modèle
fondateur. Certains iraient même jusqu'à s'inspirer du modèle allemand, plus
proche du Concordat, où «l'utilité sociale des Églises» est instituée dans
un régime de séparation. C'est sans aucun doute un prolongement inimaginable
en France, même si on y fait référence.
Reste un courant qui s'est lui-même, un moment, qualifié de «laïcité
plurielle», au début des années 80, avant de convenir que cette
qualification n'était pas appropriée. Quelles que soient les périphrases
utilisées pour minimiser la portée du débat, les désaccords sont réels avec
le premier courant et des sympathies tout aussi réelles se sont nouées avec
le second sans pour autant lui emboîter le pas. Les désaccords avec le
premier courant résident moins dans l'approche philosophique du concept que
dans les interprétations politiques et juridiques des textes et dans leurs
conséquences pratiques, leur mise en application. Les différences se
mesurent dans les attitudes militantes, les initiatives sur le terrain qui
découlent d'une laïcité en phase avec les problèmes de notre époque. Ainsi,
ce courant a ouvert le débat à nouveaux frais : sur la place des religions
dans les sociétés démocratiques, sur l'enseignement des religions à l'école,
sur l'islam dans la République, sur le pluralisme cultuel et culturel de la
société, sur la loi Debré, sus l'enseignement des langues minoritaires, etc.
Il fonde un nouveau lien entre laïcité et solidarité, là où jusqu'ici, le
lien dominant était entre laïcité et démocratie. Il encourage l'expression
des différences dans la société, qu'il ne considère pas comme une menace
pour l'unité politique de la Nation. Il accomplit enfin un travail important
de relecture et de vulgarisation des textes laïques et de leurs fondements
philosophico-politiques, jusque-là très peu compris de nos concitoyens.
Son credo militant est la lutte contre les discriminations par une
intégration politique des citoyens les plus défavorisés par la culture ou
les origines ethniques dans une Nation respectueuse des différences de
culture, voire les valorisant. Il met l'accent sur une liberté de conscience
« non découplée » de la liberté de culte, sur l'égalité en droit des cultes
(il y a encore beaucoup à faire), plus que sur l'autonomie de l'Etat qui ne
lui semble pas menacée aujourd'hui, sur les nouvelles cléricatures qui lui
semblent moins religieuses que civiles (les médias, par exemple), sur
l'universalité de la liberté de conscience et de la liberté religieuse plus
que sur l'universalité de la laïcité reconnue comme une construction
historique et juridique bien française, dont «l'exportation» telle quelle
est sujette à caution...
4
Christine
Guimonnet
Professeur d'histoire-géographie
Une laïcité en danger avec d'importants défis.
Les défis auxquels la République est confrontée deviennent
plus apparents depuis une quinzaine d'années.
En un siècle, la composition démographique de la France a changé et les flux
migratoires ont apporté de nouvelles populations mais aussi de nouvelles
confessions, en particulier l'islam. On retrouve en France par le biais de
ces populations différents courants de l'islam mais aussi du christianisme
oriental. La laïcité a justement pour avantage de de préserver la
coexistence de tous sur le territoire et ce en dépit des origines ethniques
et des particularités religieuses.
Or, l'Etat (quand il ne l'a pas favorisé) a laissé s'installer le
communautarisme, qui devient de plus en plus gênant dans la mesure où des
populations se sentent avant tout membres d'un groupe ethnique ou religieux
et ce de manière quasi exclusive et n'entendent pas adhérer au concept de
communauté citoyenne découlant du modèle républicain.
Cela rejaillit sur le système scolaire qui est mis à rude épreuve et où la
laïcité est régulièrement contestée, de diverses façons. Le but de l'école
est de rassembler, durant le temps scolaire consacré à l'apprentissage les
élèves par delà leur diversité. Non de diviser, ce qu'entraînent les
revendications particularistes. Des exemples exposés ci-après on ne doit pas
établir une généralité, mais comme ils touchent un nombre grandissant
d'établissements, ils ne peuvent donc plus être passés sous silence :
- On assiste d'abord à une multiplication des absences pour motif religieux
et des demandes de dérogations. Dans son arsenal administratif, l'Éducation
Nationale dispose de suffisamment de justifications autorisant des absences
ponctuelles dans la mesure où ces dernières demeurent compatibles avec
l'accomplissement des tâches inhérentes aux études et au respect de l'ordre
public dans l'établissement. Dans le cas contraire, face à des absences
régulières, le Conseil d'État peut débouter les requérants, comme avec
l'arrêt Koen de 1995. Les magistrats avaient jugé que la requête de
l'étudiant Jonathan Koen, inscrit en classes préparatoires scientifiques au
lycée Masséna de Nice ne pouvait s'accommoder de l'absence permanente le
samedi matin, à cause de l'importance des cours et des contrôles de
connaissances dans le cadre de la préparation d'un concours des grandes
écoles.
- Viennent ensuite les contestations du contenu des cours, pour motifs
religieux ou politiques : pour motifs politiques, on verra par exemple des
parents turcs se plaindre si le professeur d'histoire évoque le génocide
arménien. De plus en plus d'élèves musulmans refusent ce qui a trait à la
philosophie des Lumières, les textes où on critique le rôle de la religion
(Voltaire, Montesquieu) ; refusent aussi l'enseignement de la théorie de
l'évolution (cours de Sciences de la vie et de la terre) ; contredisent le
professeur qui fait un cours sur la civilisation musulmane .Certains
garçons, les plus contestataires, sont généralement ignares en matière de
religion (et de civilisation musulmane en particulier) et bien que n'ayant
pour la plupart jamais lu le Coran (en ces temps où l'effort est nié, le
livre est bien trop long.) ont pourtant des idées très arrêtées à propos de
son contenu ou de son interprétation !
- Comme on ne veut pas entendre un enseignant parler de sa propre religion,
on refuse aussi ce qui concerne l'histoire religieuse des autres :
christianisme, judaïsme. Ce qui se manifeste par un refus de faire les
devoirs, de visiter une cathédrale (en ne voyant pas que c'est l'intérêt
historique et architectural du bâtiment qui prime. (.)
La pratique religieuse commence à entrer dans l'enceinte scolaire. Depuis
quelques années, le ramadan a pris des proportions telles que certains
collèges voient s'évaporer une bonne partie de leur population durant la
période du jeûne. Des élèves tentent de réclamer la rupture du jeûne en
classe. Certaines attitudes sont ouvertement provocatrices.
(.)
La laïcité est aussi mise à mal quand des conflits de communautés entrent
dans l'espace scolaire, générant des propos et attitudes haineux, du
racisme, de l'antisémitisme. L'élève ne sent plus élève, futur citoyen en
devenir (certains ignorent même qu'ils ont la nationalité française ) mais
membre d'un groupe.
(.)
Enfin, je ne peux dissocier dans notre société la défense de la laïcité de
celle de l'intérêt général et de celui du maintien dans nos classes d'un
enseignement de qualité. C'est ce dernier qui nous permet de faire de nos
élèves des citoyens pourvus d'une solide culture et de l'esprit critique
nécessaire à la compréhension d'un monde de plus en plus complexe.
Puisque c'est en apprenant qu'on se construit - car on ne construit pas son
savoir sans avoir au préalable appris quelque chose.- c'est toute une
conception de la laïcité et de l'école qui sont ici à défendre.
5
Monique Canto-Sperber Paul Ricœur
philosophes
Une laïcité d'exclusion est le meilleur ennemi de l'égalité
ATICLE PARU DANS Le Monde DU 04.01.04
On débat aujourd'hui de l'éventualité d'une loi interdisant
le port des signes religieux à l'école.
Les arguments qui plaident en faveur d'une telle loi sont bien connus. Ils
visent à montrer que la loi est nécessaire pour des raisons de principe. Il
faut préserver l'école des appartenances religieuses en affirmant haut et
fort qu'elle est un lieu de neutralité, où nul ne doit se singulariser en
fonction de sa religion. Par ailleurs, l'école ne peut admettre aucun signe,
tel le foulard, qui distinguerait les femmes et symboliserait leur statut
d'infériorité par rapport à l'homme.
D'autres arguments portent sur les conséquences. Ils soulignent qu'il faut
agir avant que la situation ne devienne incontrôlable. Une interdiction
suscitera sans doute un ajustement des comportements. Si le foulard, la
kippa ou la croix visible sont interdits à l'école, les enfants, et leurs
familles, sauront qu'il est inutile de chercher à créer un rapport de force.
D'autres arguments enfin ont trait aux moyens d'action. Seule une loi peut
donner l'autorité nécessaire à l'affirmation des valeurs laïques et un cadre
clair aux décisions des chefs d'établissement : ces derniers ne feront
qu'appliquer la loi.
Sur le bord opposé, réticent à l'égard d'une telle loi, les arguments sont
plus hétérogènes. Certains contestent le principe même d'une interdiction.
D'autres, qui ne sont pas nécessairement hostiles à une telle interdiction,
considèrent toutefois que la loi n'est pas le meilleur moyen de la mettre en
ouvre. C'est le scepticisme à l'égard des effets dissuasifs des
interdictions, surtout quand leur légitimité est incertaine, qui caractérise
ce point de vue. Le souci aussi de ce que deviendront les enfants exclus de
l'école. Reconnaître la force du principe de laïcité ne dispense pas de
s'interroger sur l'interprétation à en donner et sur les conditions de son
application. Dans la mesure où cette position prend acte de la difficulté
qu'il y a à accorder, dans nos sociétés, les principes de laïcité et de
neutralité avec celui de libertés, il vaut la peine de détailler les raisons
qui la justifient.
Le rappel de la liberté religieuse, d'abord. Chacun est libre d'exprimer sa
religion, non seulement dans le lieu privé, mais aussi dans l'espace commun,
à condition qu'une telle expression ne porte atteinte ni aux autres
personnes ni aux institutions sociales. Puisque les polémiques se
concentrent sur le foulard, la question est donc de savoir s'il est vrai
qu'un foulard, même discret, choque, fasse intrusion, introduise un élément
de pression et perturbe l'enseignement.
Mais peut-on vraiment espérer démontrer de manière raisonnable et non
contestée qu'un bout de tissu ait un tel effet ? Non. C'est donc autre chose
qui justifierait le bien-fondé des décisions d'exclusion des jeunes filles à
foulard. On ne considérerait pas le foulard seulement comme un signe
d'expression religieuse, mais comme portant une menace beaucoup plus
générale sur l'école ou la République. Or personne n'a encore établi que le
foulard à lui seul incarnait dans tous les cas une telle menace. Et si
celle-ci était avérée, ne faudrait-il pas alors interdire le foulard en tous
lieux, y compris dans la rue ?
On peut être hostile au fait que des jeunes filles portent le foulard dans
l'enceinte scolaire, mais encore plus hostile à l'éventualité de les exclure
pour cette raison. La tolérance religieuse est un principe fondateur de nos
sociétés. Et quand il est nécessaire de la restreindre, ce ne peut être que
pour des raisons dont la légitimité ne fait pas de doute. C'est au nom de
faits et de menaces incontestables qu'on limite la liberté, pas au nom
d'inquiétudes ou d'idées de dérives possibles.
Par ailleurs, comment interpréter l'exigence de neutralité à l'école
publique ? Neutralité, cela signifie d'abord absence de traitement
préférentiel et refus des privilèges pour quelque religion que ce soit. Les
locaux sont neutres. L'enseignement dispensé à l'école est affranchi de
toute référence religieuse. C'est précisément pour cette raison qu'il
n'existe pas de motif d'incompatibilité qui remette en cause l'obligation de
suivre les cours en totalité, sciences de la vie et éducation physique
incluses.
Quant aux professeurs qui se sont engagés volontairement dans cet espace de
neutralité, ils sont tenus, comme tous les autres agents de l'Etat ou
employés des services publics, de ne manifester dans l'exercice de leurs
fonctions aucune appartenance religieuse. Pas de professeurs à foulard, à
kippa ou avec une croix visible, que ce soit dans les cours ou pour les
examens. La même exigence devrait du reste être inscrite explicitement, à
titre de réquisit de la déontologie, dans les professions qui sont au
service du public, au premier rang desquelles la médecine.
Mais les élèves ? Y a-t-il un sens à exiger d'eux la même neutralité, la
même laïcité "sans qualités" requises des professeurs et de l'administration
? Doivent-ils souscrire un engagement à la laïcité lorsqu'ils entrent à
l'école ? Doivent-ils s'abstraire de ce qu'ils sont ? de leur milieu
familial ? de leur religion ? Les élèves ne sont pas des agents de l'Etat,
ils viennent d'une société tissée de liens et d'habitudes. Faut-il, pour les
éduquer, commencer par les désincarner ?
La laïcité, c'est l'engagement de garantir à chacun la possibilité de
s'émanciper de ses appartenances et de ses origines. L'école peut conduire
l'enfant à un tel affranchissement, non l'exiger de lui au départ. L'école,
assurément, est un lieu de formation. Elle n'a pas pour fonction de refléter
la société, mais d'affirmer ses propres normes. Mais ces valeurs qui la
distinguent du monde extérieur, elle doit les mettre en ouvre par son mode
de fonctionnement, non par des conditions d'entrée. L'école donne
l'expérience concrète des valeurs du dialogue et de la connaissance, libres
de toute autorité religieuse. C'est une telle expérience qui forme les
esprits à la laïcité, plus efficacement qu'une obligation préalable
souscrite sans adhésion aucune.
Enfin, que répondre à l'observation pleine de sens : le foulard, ce n'est
pas quelques centimètres carrés de tissu sur la tête, c'est une marque, la
marque de l'asservissement de la femme, c'est un signe, le signe du rapport
de forces que des groupes de pression veulent créer au sein de l'école ?
C'est vrai, incontestablement, pas dans tous les cas, mais parfois. Et après
?
Dans l'enceinte scolaire, le principe de la non-discrimination entre fille
et garçon est fondateur. Le foulard y porte directement atteinte. Peut-on
déduire de ce constat qu'il faut l'en bannir ainsi que les filles qui le
portent ? L'école n'est-elle pas le lieu où ces jeunes filles pourront faire
l'expérience de l'égalité entre filles et garçons ? Le foulard les
stigmatise comme femmes, mais les professeurs et les autres élèves les
traitent comme égales. Ce seul rappel suffit à convaincre qu'il est d'autant
plus nécessaire qu'elles suivent le même enseignement que les autres enfants
de leur âge. Car le sens le plus profond de l'exigence d'égalité à l'école
est bien là : permettre aux jeunes filles voilées d'accéder à cette forme de
vie où elles sont traitées pareillement aux garçons. Si elles doivent un
jour se battre pour être égales, c'est à partir de ce vécu qu'elles le
feront. La chance d'avoir pu vivre l'expérience d'une laïcité de
confrontation, de confrontation bienveillante, les y aidera. Les exclure,
c'est les priver d'une telle chance, c'est décider délibérément de ne pas
les traiter comme les autres.
N'oublions pas non plus que si des jeunes filles sont contraintes à porter
le foulard ou même incitées à cela depuis l'enfance, il arrive aussi que
d'autres décident de le porter par engagement personnel ou pour se démarquer
de leur famille. Ces dernières acquiescent sans doute à une forme de
soumission de la femme, mais elles y acquiescent à première vue librement.
Il faut le reconnaître et se rappeler qu'on n'émancipe pas les personnes
contre leur gré en leur demandant de renoncer d'abord à ce qu'elles ont
librement choisi. Si l'école a une mission, c'est de faire valoir le sens de
l'égalité, c'est de donner une occasion concrète de liberté, soumise à la
loi, et affranchie de l'arbitraire comme des autorités abusives.
On peut souhaiter que les jeunes filles finissent par renoncer au foulard.
Elles ne le feront que pour autant que l'école leur aura permis de vivre
jour après jour l'égalité entre les sexes et une forme de respect mutuel.
Prononcer l'exclusion, c'est les priver du seul accès qu'elles peuvent avoir
à cette expérience de liberté. Il est contradictoire de souhaiter que les
jeunes filles trouvent en elles de vraies ressources d'autonomie alors qu'on
commence par leur imposer, contre leur gré, de renoncer à leur choix
religieux.
Dernier argument qui porte cette fois sur le recours à la loi. La loi est
générale dans ses objets, universelle dans sa portée. Une loi sur le foulard
ne risque-t-elle pas de discréditer son effet à vouloir régler des
situations où le sens même de son application sera constamment contesté ? On
ne peut y recourir en la matière qu'en cas de danger certain et grave. La
loi de 1905 définit les valeurs de la laïcité. La future loi d'orientation
scolaire formulera les principes fondateurs de la neutralité et de l'égalité
des sexes à l'école. Il existe de nombreux types de normes à côté des lois.
C'est aux décrets de donner une interprétation détaillée des principes et
des conditions d'application et aux responsables des communautés scolaires
d'apprécier, à l'aide des règlements intérieurs, les cas qui tombent sous
ces conditions. Comment plaider pour une société autonome et active si ceux
qui sont en position d'autorité ne peuvent exercer les responsabilités qui y
sont liées ? Aucune loi, sous une apparente simplification du problème, ne
saurait se substituer à un tel exercice.
Il faut distinguer entre le foulard-expression de la liberté religieuse, qui
doit rester discret, et le foulard-provocation, souvent associé à des
comportements activistes et prosélytes. Ce dernier est inadmissible, et à
exclure, non parce qu'il s'agit d'un foulard à signification religieuse,
mais parce qu'il serait jugé par les responsables d'établissement être une
perturbation avérée à l'ordre scolaire. Les groupes de pression qui
pourraient chercher à établir un rapport de forces au sein de l'école ou à
l'égard des jeunes filles maghrébines sans foulard devraient par là être
dissuadés.
Certains se gausseront : admettre que persiste une part irréductible
d'appréciation, n'est-ce pas confondre les principes avec les centimètres de
tissu ? Mais aucun énoncé d'un principe ne dispense d'une réflexion sur les
cas où il s'applique. Dans toutes les solutions sociales stables, il y a une
part de convention. Telle est la formule générale sous laquelle la société
moderne règle le rapport des libertés. Nous définissons sans cesse des
limites, conventionnelles certes, quoique non arbitraires, et
contraignantes. La conciliation entre l'intérêt public, les normes communes
et le principe des libertés est parfois difficile, mais c'est ainsi que nos
sociétés éprouvent la force de leurs valeurs et la confiance qu'elles y
placent.
Par Monique Canto-Sperber et Paul Ricœur
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Henri Pena Ruiz
Laïcité ouverte : une notion piège
Cité dans « Histoire de la laïcité Genèse d'un idéal » Collection
Découvertes Gallimard
L'esprit d'ouverture est une qualité. Mais il ne prend sens
que par opposition à un défaut : la fermeture. C'est pourquoi on n'éprouve
la nécessité d'ouvrir que ce qui exclut, enferme, et assujettit. Et on le
fait au nom d'idéaux qui quant à eux formulent tout haut des exigences de
justice. Les droits de l'homme, par exemple, proclament la liberté et
l'égalité pour tous les êtres sans discrimination d'origine, de sexe, de
religion ou de conviction spirituelle. Viendrait- il à l'idée de dire que
les « droits de l'homme » doivent « s'ouvrir » ?
Faisons le même raisonnement pour la notion polémique et mal intentionnée de
« laïcité ouverte ». La laïcité, rappelons- le, c'est l'affirmation
simultanée de trois valeurs qui sont aussi des principes d'organisation
politique : la liberté de conscience fondée sur l'autonomie de la personne
et de sa sphère privée, la pleine égalité des athées et des agnostiques et
des divers croyants, et le souci d'universalité de la sphère publique, la
loi commune ne devant promouvoir que ce qui est d'intérêt commun à tous.
Ainsi comprise, la laïcité n'a pas à s'ouvrir ou à se fermer. Elle doit
vivre, tout simplement, sans aucun empiètement sur les principes qui font
d'elle un idéal de concorde, ouvert à tous sans discrimination.
La notion de laïcité ouverte est maniée par ceux qui en réalité contestent
la vraie laïcité, mais n'osent pas s'opposer franchement aux valeurs qui la
définissent Que pourrait signifier ouvrir la laïcité, sinon mettre en cause
un de ses trois principes constitutifs, voire les trois en même temps ?
Qu'on en juge.
Faut- il une liberté de conscience « ouverte » ? Mais si les mots ont un
sens cela veut dire qu'une autre exigence que la liberté de conscience doit
être reconnue, et que serait- elle sinon l'imposition d'un credo, comme par
exemple l'obligation de se conformer à un certain code religieux ? Cas
limite de cette obligation : l'intégrisme, qui d'une certaine norme
religieuse veut faire une loi politique La condamnation du divorce, ou de
l'apostasie, ou de l'humanisme athée, est souvent pratiquée par des
religieux qui ne cessent de parler de laïcité ouverte.
Faut- il une égalité « ouverte » ? Qu'est-ce à dire sinon que certains
privilèges maintenus pour les croyances religieuses seraient compatibles
avec une telle « laïcité », qui consisterait donc à donner plus de droits
aux croyants qu'aux athées dans la sphère publique ? Des dignitaires
catholiques peuvent ainsi, simultanément, plaider pour une « laïcité ouverte
» et refuser publiquement de remettre en cause le régime concordataire
d'Alsace- Moselle qui pourtant prévoit des privilèges pour trois religions
(catholique, protestante et judaïque) notamment par un subventionnement
public tant des ministres du culte que d'un enseignement confessionnel dans
les écoles publiques. Pourquoi pas un enseignement des autres religions et
de l'athéisme pour ceux qui le veulent ?
Une telle voie ne réaliserait l'égalité qu'en fractionnant indéfiniment la
sphère publique, oblitérée alors par la mosaïque des communautarismes, alors
qu'elle doit rester le lieu d'affirmation et de promotion de ce qui est
commun à tous.
on pourra écouter
ici
une conférence donné par H Pena Ruiz sur ce sujet