Ferdinand Buisson
dictionnaire pédagogique)
Laïcité. - Ce
mot est nouveau, et, quoique correctement formé, il n'est pas encore d'un
usage général. Cependant le néologisme est nécessaire, aucun autre terme ne
permettant d'exprimer sans périphrase la même idée dans son ampleur. Nous
avons exposé une partie de la question au point de vue législatif et
statistique, surtout pour ce qui concerne les pays étrangers, en traitant
des écoles confessionnelles et non confessionnelles. Il nous reste ici à
mettre en lumière très sommairement le principe même de l'enseignement
laïque, ses caractères, ses conséquences, ses avantages et ses périls. Pour
cet exposé nous nous appuierons sur la législation française en vigueur : il
sera facile au lecteur de généraliser les doctrines que nous avons à
présenter sous cette forme.
La laïcité ou la neutralité de l'école à tous les degrés n'est autre chose
que l'application à l'école du régime qui a prévalu dans toutes nos
institutions sociales. Nous sommes partis, comme la plupart des peuples,
d'un état de choses qui consistait essentiellement dans la confusion de tous
les pouvoirs et de tous les domaines, dans la subordination de toutes les
autorités à une autorité unique, celle de la religion. Ce n'est que par le
lent travail des siècles que peu à peu les diverses fonctions de la vie
publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de
la tutelle étroite de l'Eglise. La force des choses a de très bonne heure
amené la sécularisation de l'armée, puis celle des fonctions administratives
et civiles, puis celle de la justice. Toute société qui ne veut pas rester à
l'état de théocratie pure est bientôt obligée de constituer comme forces
distinctes de l'Eglise, sinon indépendantes et souveraines, les trois
pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. Mais la sécularisation n'est pas
complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout l'ensemble de la vie
publique et privée le clergé conserve un droit d'immixtion, de surveillance,
de contrôle ou de veto. Telle était précisément la situation de notre
société jusqu'à la Déclaration des droits de l'homme. La Révolution
française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière
l'idée de l'État laïque, de l'État neutre entre tous les cultes, indépendant
de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L'égalité de
tous les Français devant la loi, la liberté de tous les cultes, la
constitution de l'état civil et du mariage civil, et en général l'exercice
de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition
religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l'ouvre de
sécularisation. Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou
indirects à l'ancien régime, malgré près d'un siècle d'oscillations et
d'hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion
fondamentale de l'Etat laïque, c'est-à-dire la délimitation profonde entre
le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mours de manière à n'en
plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail,
les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n'a pu
empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière,
la plus laïque de l'Europe.
Un seul domaine avait échappé jusqu'à ces dernières années à cette
transformation : c'était l'instruction publique, ou plus exactement
l'instruction primaire, car l'enseignement supérieur n'était plus tenu
depuis longtemps à aucune sujétion, et, quant à l'enseignement secondaire,
il n'y était astreint que pour ses élèves internes, c'est-à-dire en tant que
l'Etat se substituant aux familles est tenu d'assurer aux enfants, dans les
murs des collèges où ils sont enfermés, les moyens d'instruction religieuse
qu'ils ne peuvent aller chercher au dehors. L'enseignement primaire public,
au contraire, restait essentiellement confessionnel : non seulement l'école
devait donner un enseignement dogmatique formel, mais encore, et par une
conséquence facile à prévoir, tout dans l'école, maîtres et élèves,
programmes et méthodes, livres, règlements, était placé sous l'inspection ou
sous la direction des autorités religieuses.
L'histoire même de notre enseignement primaire expliquait ce régime.
Par des motifs divers, tous les gouvernements qui se sont succédé chez nous
depuis le commencement du siècle avaient répudié les projets de la
Convention et mis tous leurs soins à reconstituer ou à maintenir le système
ancien de l'école confessionnelle. Un système qui a pour lui une existence
de plusieurs siècles, tout un ensemble d'écoles formées et de maîtres en
possession d'état, qui a de plus l'approbation du clergé, celle de tous les
partis sauf un seul, et qui a enfin en sa faveur des considérations
économiques toujours puissantes même auprès des municipalités théoriquement
opposées à l'enseignement clérical, ce système ne pouvait être aisément
abandonné. Et pour qu'un gouvernement résolût d'y substituer hardiment le
régime de la laïcité, il fallait que d'une part l'opinion publique fût
revenue aux traditions de 1789 et de 1792 et vît d'une vue, bien claire la
nécessité d'accomplir dans l'instruction publique la même révolution que
dans tout, le reste de nos institutions, et il fallait d'autre part que le
gouvernement fût en mesure de lever les nombreux obstacles préalables qui
empêchaient de songer à cette transformation, c'est-à-dire qu'il fût maître
de l'enseignement public, qu'il en tint le budget dans sa main, qu'il l'eût
rendu gratuit et obligatoire, qu'il l'eût dégagé de la tutelle des communes
et de celle des bienfaiteurs de toute sorte qui, sous prétexte de le doter
plus ou moins richement, se réservaient le droit de le faire diriger à leur
gré.
C'est à une date très récente encore que ces diverses conditions se sont
trouvées remplies et que la loi française a pu établir la laïcité de l'école
primaire. On sait après quels débats acharnés et au prix de quels efforts
persévérants la loi du 28 mars 1882 a pu être promulguée.
Quelques pays nous avaient précédés dans cette voie.
Dès le commencement du siècle, la Hollande avait adopté le principe de
l'école neutre la loi de 1806 excluait de l'école l'enseignement religieux
dogmatique, et stipulait que cet enseignement ne pourrait être donné qu'en
dehors des heures de classe, par les membres du clergé des différentes
confessions. La loi de 1857 disait : « L'instruction religieuse est
abandonnée aux communautés religieuses. Les locaux scolaires pourront, en
dehors des heures de classe, être mis à leur disposition pour les élèves qui
fréquentent l'école. » La loi du 17 août 1878 a maintenu cette disposition.
En Autriche, la loi du 14 mai 1869, tout en plaçant la religion au nombre
des branches obligatoires d'enseignement à l'école primaire, dit que
l'enseignement religieux doit être donné par les ministres des différents
cultes. Toutefois, dans les localités où il n'y a pas d'ecclésiastiques,
l'instituteur peut être autorisé à donner des leçons de religion aux enfants
de sa confession.
En Suisse, la constitution fédérale de 1874 porte (art. 27) : « Les écoles
publiques doivent pouvoir être fréquentées par les adhérents de toutes les
confessions sans qu'ils aient à souffrir d'aucune façon dans leur liberté de
conscience et do croyance. » Cette disposition n'institue pas d'une manière
formelle la laïcité de l'école primaire ; aussi, dans presque tous les
cantons, l'école est-elle restée confessionnelle ; l'enfant appartenant à un
culte autre que celui que professe la majorité des élèves est simplement
dispensé d'assister aux leçons de religion. Les cantons de Berne, de
Thurgovie, de Neuchâtel et de Genève ont toutefois introduit chez eux la
laïcité du personnel enseignant, c'est-à-dire que les personnes appartenant
à des ordres religieux ne peuvent enseigner dans les écoles publiques. Seul,
le canton de Neuchâtel a établi en outre la laïcité de l'enseignement
lui-même : aux termes de la loi neuchâteloise de 1872, « l'enseignement
religieux est distinct des autres parties de l'instruction ; il est
facultatif ; les locaux scolaires sont à la disposition de tous les cultes
pour l'enseignement religieux, en dehors des heures de classe. »
En Belgique, comme en Hollande, l'enseignement religieux ne fait pas partie
du programme officiel de l'école ; il est « laissé aux soins des familles et
des ministres des divers cultes ; un local dans l'école est mis à la
disposition des ministres des cultes pour y donner, soit avant, soit après
l'heure des classes, l'enseignement religieux aux enfants de leur communion
fréquentant l'école. » (Loi du 1er juillet 1879.)
Aux Etats-Unis, l'école publique donne généralement un enseignement
religieux non dogmatique sous la forme de lecture de passages de la Bible ;
mais un certain nombre de villes ont établi la neutralité absolue de
l'école, c'est-à-dire ont supprimé la prière et la lecture de la Bible.
En Italie, la loi du 15 juillet l877 a rayé le catéchisme et l'histoire
sainte du nombre des matières obligatoires. Quelques communes ont profité de
cette disposition pour donner à leurs écoles primaires un caractère de
neutralité ; mais le plus grand nombre ont maintenu, comme par le passé,
l'enseignement religieux, devenu facultatif aux termes de la loi, mais suivi
en fait par l'unanimité des élèves.
La législation française de 1882 est une de Celles qui ont le plus
logiquement et le plus complètement établi le régime de la laïcité. Après
quelques mois d'expérience, nous ne pouvons pas prétendre en apprécier les
résultats ; mais, le principe posé, nous pouvons examiner les diverses
difficultés qu'il rencontrera dans l'application.
Distinguons d'abord deux questions que l'on confond souvent la laïcité du
personnel enseignant et la laïcité de l'enseignement lui-même.
I. Laïcité du personnel enseignant. - Que les écoles publiques ne doivent
employer comme personnel enseignant que des laïques, ce n'est point un
axiome, et ce n'est pas davantage une conséquence rigoureuse du principe
môme de l'enseignement laïque. Longtemps les congrégations religieuses,
sorte de personnel auxiliaire et de corps enseignant à la discrétion de
l'Eglise, ont eu en fait le monopole de ces fonctions : ce monopole est
détruit et nous ne le regrettons pas. Sans doute il serait souverainement
injuste de ne pas rendre justice aux services rendus pendant des siècles par
ces associations et par l'Eglise qui les dirigeait. Sans doute elles font
encore aujourd'hui sur plus d'un point en France et surtout hors de France
une ouvre digne d'éloge et de reconnaissance, et, soit qu'on prenne
l'institution dans son ensemble, soit qu'on ait en vue les exemples
individuels qu'il serait facile de multiplier, les uns appartenant à
l'histoire, les autres empruntés à notre expérience et n'ayant pour théâtre
que les plus obscurs villages, il ne serait pas difficile d'écrire un
plaidoyer plein de faits touchants et d'arguments irrécusables en faveur des
Frères et des Sours de tout ordre, si l'on avait à les défendre contre une
condamnation sommaire et générale. Mais sans calomnier les ordres
enseignants, sans méconnaître aucun de leurs mérites dans le passé ni dans
le présent, on est bien forcé, quand on a admis la laïcité de l'enseignement
public, de se demander si elle est compatible avec le maintien d'écoles
congréganistes. Par leur institution, par leurs origines, par les voux de
leurs membres, par l'esprit du pacte qui les constitue, les congrégations en
général, les congrégations enseignantes en particulier ont une raison d'être
qui est à peu prés la négation de l'idée môme de l'enseignement laïque. Pour
elles, la religion est le but, le seul but, et l'instruction n est que le
moyen de conduire à la religion. Demander à une congrégation la neutralité
religieuse, c'est une dérision. Prendre les congrégations dans leur ensemble
comme instrument destiné à laïciser l'enseignement, c'est trop d'illusion si
ce n'est pas trop d'ironie ; il faut donc s'attendre, quoi qu'on fasse, à
voir décroître l'élément congréganiste dans les rangs du personnel de
l'enseignement public, à mesure que l'idée de la laïcité pénétrera davantage
dans nos habitudes nationales.
Est-ce à dire que la loi doive exclure de toutes fonctions dans
l'enseignement public tout membre d'une congrégation ? Une distinction est
nécessaire : on peut soutenir qu'il y a lieu d'exclure la congrégation sans
exclure le congréganiste.
En effet, qu'a-t-on le plus universellement et le plus justement reproché
aux communautés religieuses dans l'exercice de leurs fonctions enseignantes
? C'est qu'elles ne relèvent pas en réalité de l'Etat et de l'Université
qu'elles sont censées servir ; elles ne lui obéissent qu'en apparence et ne
lui apportent qu'une déférence tout extérieure : les seuls véritables chefs
dont la congrégation suive de cour les préceptes et révère l'autorité, ce
sont ses chefs spirituels, et rien n'est moins étonnant : c'est le contraire
qui devrait surprendre de la part d'une réunion d'hommes ou de femmes qui se
sont précisément séparés du monde pour appartenir tout entiers à une
certaine discipline : comment veut-on qu'elle ne soit pas pour eux
infiniment au-dessus de toute influence humaine ? Le législateur l'a si bien
compris que, de tout temps, il a considéré comme tout naturel de laisser aux
chefs spirituels de la congrégation le droit de disposer de ses membres ; la
loi nouvelle elle-même n'a pas dérogé à cette règle : elle laisse encore au
supérieur de la congrégation la nomination des congréganistes sous réserve
de l'agrément de l'autorité civile. C'est ce dernier vestige de l'ancien
état de choses qui ne saurait subsister : la loi ne peut concéder à une
corporation quelconque ce droit d'interposition, et ce privilège de
constituer une sorte de petit Etat dans l'Etat. L'Université ne doit
connaître que des instituteurs et des institutrices individuellement nommés
et individuellement responsables. Quel que soit le nom qu'ils prennent et
l'habit qu'ils portent, tous doivent être nommés, déplacés, payés,
récompensés ou punis de la même façon et par les mêmes autorités. La
disparition du régime exceptionnel en faveur des congrégations est donc la
première réforme qui s'impose aujourd'hui pour que la réorganisation de
l'enseignement national soit complète et efficace.
Mais cette réforme entraîne-t-elle l'exclusion individuelle de tout
instituteur congréganiste ? Nous ne le pensons pas. Le fait d'appartenir à
une association religieuse - sauf le cas où il s'agirait d'une société
illicite, non autorisée, en révolte contre les lois - ne doit pas plus
constituer à l'avenir un cas d'indignité, qu'il n'aurait dû dans le passé
conférer un titre ou un privilège spécial. La loi exige de celui qui veut
être instituteur public ou privé certaines conditions et certaines garanties
: elle lui impose certaines obligations sous le contrôle d'autorités
compétentes. On ne voit pas pourquoi elle frapperait d'interdit une
catégorie quelconque de citoyens. De même qu'elle ignore s'ils sont
catholiques, protestants, israélites, elle peut ignorer s'ils ont fait vou
de célibat, s'ils portent la soutane ou le béguin. Ils seront dans le droit
commun, le jour où on les nommera dans les mêmes formes et aux mêmes
conditions que leurs collègues laïques s'ils s'y soumettent, pourquoi
maintenir une distinction entre eux et les autres ?
On répond : « Ils ne s'y soumettront pas : les congréganistes nommés
isolément, redevenant des instituteurs à titre individuel, mêlés
indistinctement aux laïques, exerçant dans la journée leurs fonctions
d'instituteurs et libres de rentrer ensuite à la maison commune pour se
livrer à tels exercices religieux que bon leur semblera, - un tel état de
choses, c'est la mort des congrégations. Elles aimeront mieux n'avoir pas un
de leurs membres dans l'enseignement public que de les voir reprendre ainsi
leur indépendance et leur responsabilité. » C'est possible, au moins pour
quelques-unes de ces corporations mais qu'importe ? elles agiront comme
elles croiront devoir le faire. Tout ce qu'on peut demander à l'Etat, c'est
de ne rien faire à leur égard qui soit contraire au droit commun et par
conséquent à l'équité. Le problème à résoudre est de ne créer ni une
situation exceptionnelle au bénéfice d'aucune congrégation, ni inversement
une situation exceptionnelle au détriment d'aucun citoyen, congréganiste ou
autre. Et c'est précisément le résultat qu'on atteindrait en reconnaissant
le droit individuel du congréganiste et en niant le droit collectif de la
congrégation. Pour déclarer qu'aucun individu appartenant à une association
religieuse ne pourra exercer les fonctions de l'enseignement, au moins de
l'enseignement public, il faudrait invoquer ou un cas d'indignité morale, ce
qui n est pas soutenable, ou un cas d'incapacité professionnelle, ce qui ne
peut être, puisque le congréganiste est tenu aux mêmes justifications de
savoir que le laïque, ou enfin une incompatibilité ; or il ne peut y avoir
incompatibilité qu'entre deux fonctions ou deux emplois et non pas entre une
fonction publique et des actes de la vie privée une incompatibilité de ce
genre ne se présume pas. On serait mal fondé à dire : Il y a incompatibilité
entre la fonction d'instituteur public par exemple et le fait d'être
israélite, parce que l'israélite ne voudra pas travailler le samedi. Il est
possible que tel israélite se refuse à cette obligation, et comme c'est une
obligation de la charge, il ne peut être nommé ou maintenu. Mais il est
possible aussi qu'il se plie à cette nécessité, et nous n'avons pas le droit
de prévoir le contraire pour l'éliminer.
De même pour les congréganistes. Il est possible que tel d'entre eux, soit
spontanément, soit par l'ordre de ses supérieurs, se refuse à accepter les
conditions de nomination et d'exercice que la loi a établies pour les
instituteurs sans distinction d'origine et d'état civil, et dans ce cas il
s'exclura lui-même ; mais il est possible aussi que, le progrès des mours y
aidant, un certain nombre d'instituteurs et d'institutrices d'une valeur
réelle se décident à exercer dans les conditions ordinaires, tout en se
réservant le droit de rentrer chaque jour, leurs classes faites, dans leur
communauté pour y Continuer des pratiques religieuses qui appartiennent au
domaine de la vie privée. Il n'est même pas impossible d'admettre qu'un
certain nombre de congrégations, celles qui ne poursuivent pas d'autre but
et n'ont pas d'autre arrière-pensée que d'exercer la bienfaisance, la piété,
la charité, s'accommoderaient plus vite qu'on ne le croit de ce régime,
comme elles se sont astreintes successivement aux diverses obligations
professionnelles que l'Etat leur a imposées ; tandis que d'autres
associations, qui veulent avant tout que leurs membres soient des
instruments dociles aux mains de leurs chefs, n'accepteront jamais cette
nomination directe, cette dispersion, cette responsabilité individuelle, ces
droits individuels à la retraite, en un mot toutes ces mesures qui
affranchissent le congréganiste de la congrégation. Mais là n'est pas la
question : ce n'est pas un point de fait, c'est un point de droit que l'Etat
aura à régler, et nous croyons avoir démontré qu'il peut être réglé
conformément à l'esprit libéral de notre législation, par l'abrogation pure
et simple de la clause de l'article 31 de la loi du 15 mars 1850 qui stipule
que « la présentation est faite par les supérieurs pour les membres des
associations religieuses vouées à l'enseignement et autorisées par la loi ou
reconnues comme établissements d'utilité publique. »
Il. Laïcité de l'enseignement proprement dit ou laïcité du programme. - Que
faut-il entendre par ces mots, et de quel degré de rigueur sont-ils
susceptibles ? Nous estimons qu'il faut les prendre dans le sens qui se
présente le premier à l'esprit, c'est-à-dire dans leur acception la plus
correcte et la plus simple : l'enseignement primaire est laïque, en ce qu'il
ne se confond plus avec l'enseignement religieux. L'école, de
confessionnelle qu'elle était, est devenue laïque ou non confessionnelle ;
elle n'est plus seulement « mixte quant au culte », situation qui pendant
longtemps a marqué, pour ainsi dire, la transition entre les deux régimes :
elle est « neutre quant au culte ». Les élèves de toutes les communions y
sont indistinctement admis, mais les représentants d'aucune communion n'y
ont plus autorité, n'y ont plus accès. C'est la séparation, si longtemps
demandée en vain, de l'église et de l'école. L'instituteur à l'école, le
curé à l'église, le maire à la mairie. Nul ne peut se dire proscrit du
domaine où il n'a pas entrée : c'est le fait même de la distinction des
attributions, qui n'a rien de blessant pour personne ni de préjudiciable
pour aucun service,
Réduit à ces termes, le problème de la laïcité ne peut donner lieu ni à de
bien vives discussions ni à des difficultés sérieuses, quelques efforts
qu'on tente pour les faire naître. Mais est-il possible de se tenir à ces
lignes générales ? Le culte de la logique, que nous professons plus
peut-être qu'aucun autre peuple, n'exige-t-il pas que nous disions où
commence et où finit la laïcité ? Suffit-il que le prêtre n'entre pas dans
l'école, que le catéchisme n'y soit pas enseigné ni les prières récitées,
pour que l'enseignement soit laïque ? Si l'instituteur lui-même a des
convictions religieuses, comment ne les communiquera-t-il pas à ses élèves ?
S'il n'en a pas ou s'il les dissimule, sera-t-il vraiment à la hauteur de sa
mission éducatrice ? Ainsi envisagé, le problème s'élève et s'étend, la
question législative et administrative fait place à la question
philosophique et pédagogique. Essayons sinon de la résoudre, du moins
d'indiquer en quel sens la solution nous semble devoir être cherchée.
Si par laïcité de l'enseignement primaire il fallait entendre la réduction
de cet enseignement à l'étude de la lecture et de l'écriture, de
l'orthographe et de l'arithmétique, à des leçons de choses et à des leçons
de mots, toute allusion aux idées morales, philosophiques et religieuses
étant interdite comme une infraction à la stricte neutralité, nous
n'hésitons pas à dire que c'en serait fait de notre enseignement national.
Ce serait ramener l'instituteur au rôle presque machinal de l'ancien
magister dont les deux attributs distinctifs étaient la férule et la plume
d'oie, l'une résumant toute sa méthode et l'autre tout son art. Si
l'instituteur ne doit pas être un éducateur, quelques titres qu'on lui
donne, quelque position qu'on lui assure, quelque savoir qu'il possède, sa
mission est amoindrie et tronquée au point de n'être plus digne du respect
qui l'entoure aujourd'hui. L'enfant du peuple a besoin d'autre chose que de
l'apprentissage technique de l'alphabet et de la table de Pythagore ; il a
besoin, comme on l'a si heureusement dit, d'une éducation libérale, et c'est
la dignité de l'instituteur et la noblesse de l'école de donner cette
éducation sans sortir des cadres modestes de l'enseignement populaire. Or
qui peut prétendre qu'il y ait une éducation sans un ensemble d'influences
morales, sans une certaine culture générale de l'âme, sans quelques notions
sur l'homme lui-même, sur ses devoirs et sur sa destinée ? Il faut donc que
l'instituteur puisse être un maître de morale en même temps qu'un maître de
langue ou de calcul, pour que son ouvre soit complète. Il faut qu'il
continue à avoir charge d'âmes, et à en être profondément pénétré. Il faut
qu'il ait le droit et le devoir de parler au cour aussi bien qu'à l'esprit,
de surveiller dans chaque enfant l'éducation de la conscience au moins à
l'égal de toute autre partie de son enseignement. Et un tel rôle est
incompatible avec l'affectation de la neutralité, ou de l'indifférence, ou
du mutisme obligatoire sur toutes les questions d'ordre moral, philosophique
et religieux. « Il y a deux espèces de neutralité de l'école, disait très
bien le ministre de l'instruction publique au cours de la discussion de la
loi : il y a la neutralité confessionnelle et la neutralité philosophique.
Et il ne s'agit dans cette loi que de la neutralité confessionnelle. »
L'instituteur se doit, doit à ses élèves et doit à l'Etat de ne prendre
parti dans l'exercice de ses fonctions ni pour ni contre aucun culte, aucune
église, aucune doctrine religieuse, ce domaine étant et devant rester le
domaine sacré de la conscience. Mais on pousserait le système à l'absurde si
l'on prétendait demander au maître de ne pas prendre parti entre le bien et
le mal, entre la morale du devoir et la morale du plaisir, entre le
patriotisme et l'égoïsme, si on lui interdisait de faire appel aux
sentiments généreux, aux émotions nobles, à toutes ces grandes et hautes
idées morales que l'humanité se transmet sous des noms divers depuis
quelques mille ans comme le patrimoine de la civilisation et du progrès, si
on lui contestait le droit de parler de l'âme et de la liberté, parce que ce
serait condamner le matérialisme ou le fatalisme ; de la tolérance, parce
que ce serait blâmer implicitement la doctrine exclusive de telle ou telle
église ; des devoirs envers soi-même, envers les autres, envers Dieu, parce
que ce serait pencher pour une morale chrétienne qui peut déplaire à un
athée. A cet égard ni le texte ni l'esprit de la loi, ni les règlements
délibérés pour l'application de la loi par le Conseil supérieur, ne
permettent le moindre doute. Et le ministre a eu raison, aussi longtemps
qu'a duré la discussion de cette loi, et malgré tous les efforts de ses
adversaires de s'obstiner à les ramener toujours de la spéculation et de la
logique à outrance aux faits et aux considérations pratiques ; il avait pour
lui le bon sens et l'expérience quand il soutenait qu'en somme
l'enseignement moral n'est ni une impossibilité ni une contradiction avec le
caractère neutre de l'école. - Mais quelle morale, ne cessait-on de lui
demander ? Et il ne cessait de répondre : « Mais tout simplement la bonne
vieille morale de nos pères, la nôtre, la vôtre, car nous n en avons qu'une.
Nous avons plusieurs théories sur la morale, mais dans la pratique c'est la
même morale que nous avons reçue de nos parents et que nous transmettons à
nos enfants. Oui, ajoutait-il en terminant, quoique vous fassiez pour
obscurcir cette notion, oui, la société laïque peut donner un enseignement
moral, oui, les instituteurs peuvent enseigner la morale sans se livrer aux
recherches métaphysiques. Ce n'est pas le principe de la chose qu'ils
enseigneront, c'est la chose elle-même, c'est la bonne, la vieille,
l'antique morale humaine. »
La laïcité de l'école n'exclut donc pas l'éducation morale, elle lui donne
au contraire un rôle et une portée qu'elle n'avait jamais eus auparavant.
Aussi les nouveaux programmes ont-ils fait une place à part à cet
enseignement laïque de la morale, en lui imprimant un caractère distinct de
tous les autres enseignements.
Tandis que les autres études, dit l'instruction du 27 juillet 1882,
développent chacune un ordre spécial d'aptitudes et de connaissances utiles,
celle-ci tend à développer dans l'homme l'homme lui-même, c'est-à-dire un
cour, une intelligence, une conscience. Cette éducation n'a pas pour but de
faire savoir, mais de faire vouloir ; elle émeut plus qu'elle ne démontre ;
devant agir sur l'être sensible, elle procède plus du cour que du
raisonnement ; elle n'entreprend vas d'analyser toutes les raisons de l'acte
moral, elle cherche avant tout à le produire, à le répéter, à en faire une
habitude qui gouverne la vie. A l'école primaire surtout, ce n'est pas une
science, c'est un art, l'art d'incliner la volonté libre vers le bien.
L'instituteur est chargé de cotte partie de l'éducation, en même temps que
des autres, comme représentant de la société : la société laïque et
démocratique a en effet l'intérêt le plus direct à ce que tous ses membres
soient initiés de bonne heure et par des leçons ineffaçables au sentiment de
leur dignité et à un sentiment non moins profond de leur devoir et de leur
responsabilité personnelle.
Pour atteindre ce but, l'instituteur n'a pas à enseigner de toutes pièces
une morale théorique suivie d'une morale pratique, comme s il s'adressait à
des enfants dépourvus de toute notion préalable du bien et du mal :
l'immense majorité lui arrive au contraire ayant déjà reçu ou recevant un
enseignement religieux qui les familiarise avec l'idée d'un Dieu auteur de
l'univers et père des hommes, avec les traditions, les croyances. Les
pratiques d'un culte chrétien ou israélite ; au moyen de ce culte et sous
les formes qui lui sont particulières, ils ont déjà reçu les notions
fondamentales de la morale éternelle et universelle, mais ces notions sont
encore chez eux à l'état de germe naissant et fragile, elles n'ont pas
pénétré profondément en eux-mêmes ; elles sont fugitives et confuses, plutôt
entrevues que possédées, confiées à la mémoire plus qu'à la conscience à
peine g exercée encore. Elles attendent d'être mûries et développées par une
culture convenable. C'est cette culture que l'instituteur public va leur
donner.
Sa mission est donc bien délimitée ; elle consiste à fortifier, à enraciner
dans l'âme de ses élèves, pour toute leur vie, en les faisant passer dans la
pratique quotidienne, ces notions essentielles de moralité humaine, communes
à toutes les doctrines et nécessaires à tous les hommes civilisés. Il peut
remplir cette mission sans avoir à faire personnellement ni adhésion, ni
opposition à aucune des diverses croyances confessionnelles auxquelles ses
élèves associent et mêlent les principes généraux de la morale. Il prend ces
enfants tels qu'ils lui viennent, avec leurs idées et leur langage, avec les
croyances qu'ils tiennent de la famille, et il n'a d'autre souci que de leur
apprendre à en tirer ce qu'elles contiennent de plus précieux au point de
vue social, c'est-à-dire les préceptes d'une haute moralité.
L'enseignement moral laïque se distingue donc de l'enseignement religieux
sans le contredire. L'instituteur ne se substitue ni au prêtre, ni au pète
de famille ; il joint ses efforts aux leurs, pour i faire de chaque enfant
un honnête homme. Il doit insister sur les devoirs qui rapprochent les
hommes et non sur les dogmes qui les divisent. Toute discussion théologique
et philosophique lui est manifestement interdite par le caractère même de
ses fonctions, par l'âge de ses élèves, par la confiance des familles et de
l'État : il concentre tous ses efforts sur un problème d'une autre nature,
mais non moins ardu, par cela même qu'il est exclusivement pratique c'est de
faire faire à tous ces enfants l'apprentissage affectif de la vie morale.
Plus tard, devenus citoyens, ils seront peut-être séparés par des opinions
dogmatiques, mais du moins ils seront d'accord dans la pratique pour placer
le but de la vie aussi haut que possible, pour avoir la même horreur de tout
ce qui est bas et vil, la même admiration de ce qui est noble et généreux,
la même délicatesse dans l'appréciation du devoir, pour aspirer au
perfectionnement moral, quelques efforts qu'il coûte, pour se sentir unis
dans ce culte général du bien, du beau et du vrai qui est aussi une forme,
et non la moins pure, du sentiment religieux. »
Cet exposé officiel de la manière dont le gouvernement de la République
entend pratiquer la laïcité de l'école est la meilleure réponse à ceux qui
affectent de conclure des dispositions de la loi de 1882 que l'école est
désormais une école d'athéisme. Ils disaient, par une métaphore aussi
grossièrement inconvenante que manifestement inexacte, que la loi nouvelle
chassait Dieu de l'école ; à les entendre il devait être défendu de
prononcer le nom de Dieu ou de lire un morceau quelconque de prose ou de
poésie contenant un seul mot entaché de religiosité. Que quelques esprits
violents et fanatiques à rebours aient conçu de tels projets et se soient
plu à en faire parade, c'est là un de ces faits isolés et absolument sans
portée qui peuvent se produire comme un témoignage de l'effervescence des
passions dans les premiers moments d'une réforme quelconque, mais qui ne
peuvent ni en dénaturer le principe ni en compromettre l'application, tant
le bon sens public en a vite fait justice. Une année s'est à peine écoulée
depuis la mise en vigueur du régime nouveau, et déjà tout le monde est
obligé de se rendre compte de l'immense progrès qu'a fait dans l'esprit
public le principe même de la laïcité. Amis et adversaires de la loi peuvent
déjà toucher du doigt l'exactitude des affirmations du gouvernement
lorsqu'au reproche de « supprimer l'enseignement religieux », il répondait «
il n'y a rien de pareil dans cette loi. On y trouve quelque chose de
beaucoup plus simple, car c'est l'imitation de ce qui se passe autour de
nous dans les pays les plus religieux. On y trouve tout simplement le
règlement d'une question de compétence, effectué pour le bien de tous, pour
le plus grand bien de la foi aussi bien que de la raison, pour la liberté
des instituteurs aussi bien que pour la liberté des ministres du culte, on y
trouve la séparation de deux enseignements qu'on ne peut sans les plus
graves inconvénients laisser dans les mêmes mains. Est-ce que du jour où
cette loi sera votée il ne sera plus donné d'enseignement religieux aux
enfants des écoles ? On le croirait à vous entendre. Mais non. Il sera donné
le dimanche, le jeudi, les jours de congé, et même les jours de classe en
dehors des heures de classe. Il sera donné par qui ? Par le ministre de
culte, il pourra l'être par l'instituteur lui-même s'il s'y prête librement
en dehors de la classe. Dès lors où sera la différence ? Tout le changement,
le voici : c'est que l'instituteur cessera d'être le répétiteur forcé et
obligé du catéchisme et de l'histoire sainte. Voilà toute la révolution,
voilà comment la société s'effondre et comment nous tenons de par le monde
école d'irréligion. »
Depuis le moment où la laïcité a été si sagement et si clairement définie,
de nombreuses questions n de détail ont surgi : celle qui a fait le plus de
bruit est celle du maintien des emblèmes religieux dans les anciens locaux
scolaires. La circulaire du 2 novembre 1882, en réglant ce point
d'application et quelques autres, déterminait une fois de plus l'esprit dans
lequel doit être entendue la laïcité de l'école publique et le rôle de
neutralité non militante qui doit être celui des instituteurs. Nous en
reproduirons en terminant le passage le plus essentiel ; il formera la
conclusion naturelle de cet article :
« Le principal objet de l'acte législatif qui a séparé l'école de l'Eglise,
son résultat à la fois le plus immédiat et le plus efficace doit être non la
transformation des locaux scolaires, mais celle des programmes, des leçons,
des exercices, de tout ce qui fait l'esprit de l'enseignement et la valeur
de l'éducation. La loi du 28 mars n'est pas un accident, un fait isolé dans
notre législation : en sécularisant l'école, elle ne fait qu'étendre le
droit commun, et en quelque sorte les principes mêmes de notre Constitution
à l'organisation de l'instruction nationale, c'est-à-dire au seul des
services publics qui, jusqu'ici, par une étrange contradiction, eût conservé
l'attache confessionnelle. Par conséquent, tout ce qui tendrait à rapetisser
cette loi, à la présenter au pays comme une sorte de règlement de police des
locaux scolaires, à en inaugurer l'application par un semblant de croisade
iconoclaste, pourrait bien servir les desseins de ses adversaires, mais en
altérerait la notion même et risquerait d'en faire méconnaître par les
populations le véritable caractère et la haute portée. Il n'y a qu'une
manière de la bien appliquer, c'est de l'appliquer dans l'esprit même où
elle a été votée, dans l'esprit des déclarations réitérées du gouvernement,
non comme une loi de combat dont il faut violemment enlever le succès, niais
comme une de ces grandes lois organiques qui sont destinées à vivre avec le
pays, à entrer dans ses mours, à faire partie de son patrimoine. » En
conséquence le ministre trace aux préfets une ligne de conduite qui se
résume ainsi : « Vous n'accorderez, sous aucun prétexte, ni atermoiement, ni
concession qui puisse porter atteinte au principe même de la loi ; mais
quant aux mesures indifférentes en elles-mêmes, quant aux délais qui vous
seront demandés, non pour éluder la loi, mais pour en mieux assurer le
fonctionnement, vous êtes seul juge des ménagements à garder ; et, pour en
marquer la limite dans chaque espèce, vous vous rappellerez toujours que le
gouvernement, plein de confiance dans le bon sens public, a la prétention,
tout en faisant respecter la loi, de la faire comprendre et de la faire
aimer. »
- V. encore le mot Neutralité et ceux auxquels il renvoie.
pour sa
biographie
on trouvera
ici
certains des articles de son dictionnaire pédagogique