Discours
de Paul Bert sur la laïcité et l'obligation scolaire (1880)
Le 20 janvier 1880, le
gouvernement Jules Ferry dépose un projet de loi sur la laïcité et sur
l'obligation de l'école élémentaire. Le 4 décembre, Paul Bert, rapporteur de
la commission ayant établi le projet, en dévoile la substance et la
philosophie devant la Chambre. Le débat achoppe notamment sur la question de
l'enseignement religieux. Le texte est voté le 24, cependant il n'est
promulgué que le 28 mars 1882, le Sénat ayant longtemps repoussé cette
réforme républicaine fondamentale du système scolaire, qui impose notamment
le « certificat d'études ».
La laïcité et l'obligation scolaire
Paul Bert : La laïcité,
messieurs, telle que l'entendaient nos honorables collègues, peut être
envisagée à deux points de vue différents.
Il y a d'abord la laïcité des programmes, ou la suppression de
l'enseignement religieux dans l'école publique.
Il y a, d'autre part, la laïcité du personnel, qui consiste à remettre les
écoles publiques, dans leur ensemble, aux mains d'instituteurs laïques.
Pour cette seconde partie de la laïcité, il nous a semblé, comme à M. le
ministre, qu'il était possible d'attendre un troisième projet de loi ; et
que, en tous cas, l'insuffisance du personnel, en ce qui concerne les
institutrices, faisait que cette loi ne présentait pas un caractère
d'urgence absolue.
Mais nous avons pensé qu'il n'était pas possible d'ajourner ce qu'on appelle
en France la laïcité du programme, ce qu'on appelle, dans d'autres pays, la
neutralisation de l'école, la séparation de l'école et des Églises.
[Applaudissements à gauche.]
C'est pourquoi, messieurs, l'article 1er du projet de loi que nous vous
soumettons aujourd'hui est ainsi conçu :
« L'instruction religieuse ne sera plus donnée dans les écoles primaires
publiques des divers ordres ; elle sera facultative dans les écoles privées.
Les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du
dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s'ils le désirent,
à leurs enfants, telle instruction religieuse que bon leur semblera. »
[Très bien ! très bien ! à gauche.]
Cet article 1er est suivi d'un second article qui n'en est en quelque sorte
qu'une déduction, qu'un corollaire dans l'ordre administratif.
« Art. 2. - Sont abrogées les dispositions des articles 18 et 44 de la loi
des 15 et 27 mars 1850, en ce qu'elles donnent aux ministres des cultes un
droit d'inspection, de surveillance et de direction dans les écoles
primaires publiques et privées et dans les salles d'asile. »
[Nouvelle approbation à gauche.]
Messieurs, nous avons fait précéder de cette définition de l'école notre loi
sur l'obligation, parce que nous avons jugé que cela était indispensable,
surtout en proclamant l'obligation. Alors que nous édictons une loi qui peut
frapper de peines assez sévères le père de famille, s'il n'envoie pas son
enfant à l'école ; en présence de cette situation que, dans l'immense
majorité des cas, c'est l'école publique qui devra s'ouvrir à l'enfant, il
nous a paru indispensable d'affirmer au père de famille que rien ne sera
enseigné dans cette école qui puisse porter atteinte à la liberté de
conscience de son enfant et à la sienne propre.
[Vives marques d'approbation à gauche.]
Nous avons voulu commencer par lui affirmer que son enfant ne recevra pas à
l'école une instruction contraire à ses sentiments, en telle sorte que,
rentré au foyer familial, il devienne une source de discussions et une
occasion de scandales.
[Interruptions à droite. Très bien ! Très bien ! à gauche.]
M. Villiers : Le mot « scandale » est fort.
Paul Bert : Cela dépend de la manière dont sera donnée l'instruction
religieuse.
Comment pourrait-on condamner un père de famille qui vous dirait : Je
comprends l'importance de l'obligation qui m'est imposée ; j'accepte et
j'approuve votre loi qui d'une obligation morale me fait une obligation
légale. Mais comme je ne puis instruire moi-même mon enfant ou le faire
instruire par un précepteur, je refuse de l'envoyer à l'école publique où il
recevra un enseignement religieux que je repousse. Je sais que j'agis contre
son intérêt ; je sais qu'il est par là frappé d'infériorité sociale ; je
sais que son avenir est en péril ; mais il y a quelque chose que je prise
plus haut que son intérêt matériel, plus haut que sa situation sociale, plus
haut même que la science acquise, c'est l'intégrité conservée de sa
conscience. Je ne veux pas, moi protestant, envoyer mon enfant à l'école
catholique, la seule qui existe dans ma commune, je ne le veux pas, parce
que là on lui donnera l'enseignement catholique ; je ne le veux pas non
plus, moi juif, parce qu'on lui donnera un enseignement chrétien ; enfin je
ne le veux pas, moi, classé comme catholique, qui n'ai eu cependant de
rapports avec la religion catholique qu'au premier jour de ma naissance,
alors qu'on m'a porté sur les fonts baptismaux, je ne veux pas qu'on donne à
mon enfant l'enseignement catholique.
[Très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche. Rumeurs à droite.]
[.]
Avons-nous le droit d'imposer cette obligation, qui est, personne ne le
discute, inscrite dans le droit naturel, avons-nous le droit de l'inscrire
dans la loi civile, le pouvons-nous, le devons-nous ? [.]
Ah ! Si le devoir naturel d'élever son enfant, de l'instruire, était un de
ces devoirs purement moraux qui n'ont sur l'intérêt général de la société
qu'un retentissement lointain, je comprendrais l'hésitation. Car c'est chose
grave, qui mérite en effet qu'on y réfléchisse, et qui explique bien des
hésitations que de venir placer la loi au foyer de la famille, entre le père
et l'enfant pour ainsi dire ; et, lorsqu'il y aura conflit entre
l'injonction de la loi et l'autorité du père de famille, de frapper celle-ci
de déchéance. Je le reconnais, c'est chose grave et qui peut faire hésiter
quand on n'envisage que cette face de la question. Mais je prie ceux qui en
sont frappés de se retourner et d'envisager l'autre face, de considérer non
plus l'intérêt du père de famille, sa volonté, son caprice plus ou moins
excusable, mais de considérer l'intérêt général de la société.
Faut-il redire encore combien l'instruction publique est cause de prospérité
matérielle et morale pour la société ? Faut-il répéter ces banalités - s'il
est permis de donner à ces vérités éternelles, cette caractéristique
irrespectueuse -, faut-il répéter que la richesse sociale augmente avec
l'instruction, que la criminalité diminue avec l'instruction, qu'un homme
ignorant non seulement est frappé d'infériorité personnelle, mais qu'il
devient ou peut devenir pour l'intérêt social une charge et un danger ? Tout
ceci est véritablement par trop connu, et ce serait abuser des moments de la
Chambre que de le répéter et de le développer.
Si l'intérêt de la société est ainsi engagé dans la question, si l'intérêt
de l'enfant est ainsi compromis, que devient le caprice ou la mauvaise
volonté du père de famille ? Il a contre lui l'intérêt de l'État et
l'intérêt de son enfant ; et n'y eût-il que cet intérêt de l'enfant, que,
quant à moi, je prendrais parti contre le père pour l'enfant, pour cette
faiblesse que seule la loi protège, et qu'elle a progressivement enlevée à
une autorité jadis absolue, absolue jusqu'à la mort. Et d'ailleurs, est-ce
que c'est la première fois que la loi se met entre le père de famille et
l'enfant ? Est-ce qu'elle ne le protège pas contre les brutalités physiques
du père ? Est-ce qu'il n'est pas protégé lorsqu'il s'agit de lui assurer la
propriété de quelque héritage ? Et enfin, pour prendre l'exemple le plus
poignant, est-ce que la loi militaire ne l'arrache pas au foyer domestique
pour aller défendre la patrie et les intérêts de l'État ?
[Très bien ! très bien ! à gauche et au centre.]
Toutes ces raisons ne militent-elles pas en faveur de l'obligation de
l'instruction primaire, ne combattent-elles pas en faveur de la limite posée
à cette autorité du père de famille, que personne ici ne voudrait voir toute
puissante ?
[Marques nombreuses d'adhésion.]
Telle est la situation ; l'obligation est légitime, on ne peut pas le nier.
Est-elle nécessaire ? Quelques-uns disent non, et ils s'appuient sur une
statistique qui a, en effet, quelque chose d'assez consolant :
En 1863, sur une population d'enfants âgés de 6 à 13 ans, qui s'élève, en
chiffres ronds, à quatre millions et demi, trois millions cent mille
seulement - je laisse les fractions - fréquentaient les écoles publiques ou
privées.
En 1866, la proportion s'est élevée à trois millions trois cent mille.
En 1876, elle est devenue trois millions huit cent mille, tout près de trois
millions neuf cent mille.
Cela marche, il n'y a pas de doute ; le besoin de l'instruction primaire
finit par pénétrer les masses populaires et convaincre les natures les plus
récalcitrantes.
Mais, messieurs, ne négligez pas ceci, vous ne le pouvez pas ; n'oubliez pas
les 624 000 enfants, le septième de la population scolaire, qui, en 1876, ne
recevaient aucune instruction, n'apprenaient ni à lire, ni à écrire, ne
recevaient aucune notion de l'histoire de leur pays, aucune notion de
moralité générale. Ces enfants, pouvez-vous les laisser dans cet état
inférieur ?
Ne sentez-vous pas quel danger ils constituent au sein de notre société ?
Pouvez-vous vous résoudre à n'être que des philosophes ou des statisticiens
enregistrant des courbes et vous disant : à la façon dont les choses
marchent, dans quinze ans tous les enfants seront entrés dans les écoles
publiques. Vous ne le pouvez pas et vous ne le voudrez pas.
Source : Bert (Paul), Journal Officiel, Débats parlementaires, Chambre des
députés, rapport, 5 décembre 1880.