L'idéal laïc

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Les principes de l'idéal laïc
Henri Pena-Ruiz

  Il s'agit du texte de la conférence donnée par Henri Pena-Ruiz au  CDDP d'Ille et Vilaine le 9 juin 2004. Les questions rédigées pas Jean-Pierre Gabrielli ont été introduites a posteriori avec l'accord de l'auteur

 

Pourriez-vous d’abord définir les principes de l’idéal laïc ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

Pour entrer tout de suite in medias res, au cœur des choses, je voudrais essayer d’expliquer, dans une déduction raisonnée, les trois principes de l’idéal laïc, conçu dans toute sa positivité, et évidemment, là, commencer par pourfendre le contresens dramatique qui voudrait voir dans la laïcité l’ennemie des religions, contresens qui se plaît à inventer une image négative et polémique de la laïcité pour pouvoir ensuite mieux la discréditer.

Il est clair à mes yeux – c’est une position de principe – que la laïcité n’est pas plus ennemie des religions qu’elle ne le serait de l’humanisme athée, mais qu’elle a pour souci essentiel que les humanistes athées et les croyants jouissent strictement des mêmes droits. Ce qui a évidemment des implications et des conséquences quant à la neutralité de la sphère publique, de l’école et de l’ensemble des institutions de la res publica, de cette chose commune à tous, qui a pour tâche de mettre en avant ce qui est commun à tous les hommes et non pas seulement ce qui est commun à certains, ce vœu d’universalité étant évidemment à mes yeux ce qui fait de la laïcité un principe de concorde de tous les hommes par delà leurs différences, au lieu de les enfermer dans leurs différences.

Au lieu de les assigner à résidence, il me semble que la laïcité a pour rôle essentiel de mettre en avant ce qui est commun à tous les hommes. Louis Aragon, dans La Rose et le réséda, célébrait l’union des croyants et des athées dans la résistance contre le fascisme – union des croyants, des athées et, ajoutons pour être complet dans le panorama des options spirituelles, des agnostiques (1). J’utilise le terme d’« option spirituelle » à dessein : ce mot « option » signifie choix, et tout choix est nécessairement facultatif si du moins il est libre. Le choix d’un credo religieux doit être libre. Le choix de l’humanisme athée doit être libre.

Les trois grands types d’options spirituelles (divers croyants, athées et agnostiques) ne doivent-ils pas être reconnus comme étant strictement égaux, aucun d’entre eux ne devant jouir de privilège ? La Pologne catholique imposant la prière publique dans les écoles bafoue la laïcité, l’union soviétique stalinienne persécutant les religieux et érigeant le matérialisme athée en doctrine officielle bafouait la laïcité.

La laïcité n’est donc pas le privilège accordé à une option spirituelle quelle qu’elle soit, mais plutôt le souci d’assurer à tous les êtres humains qui adoptent une option spirituelle une stricte égalité de droit, ainsi qu'une stricte égalité de devoirs. Ceci a des conséquences quant au respect de la neutralité confessionnelle des institutions publiques, qu’il ne faut évidemment pas confondre avec le respect de la neutralité confessionnelle en toute circonstance : dans la maison du croyant ou dans les lieux de culte, le symbole religieux est de mise, il doit s’y afficher dans sa plénitude et dans sa lisibilité, mais dans ces lieux emblématiques de la République où il s’agit d’afficher non pas ce qui divise les hommes mais ce qui les réunit par delà leurs différences, il faut que la neutralité du lieu scolaire soit le symbole de l’universalité de l’humanité. Si on admet que les hommes sont hommes avant de se dire musulmans, catholiques, athées, agnostiques ou bouddhistes, il faut penser l’option spirituelle comme une différenciation et non pas comme une différence dans laquelle les hommes seraient prisonniers et assignés à résidence.

Tel est l’un des grands enjeux de la philosophie de la laïcité, dans un monde de tous les déchirements, dans un monde où nous avons vu ressurgir avec une certaine douleur les fanatismes politico-religieux, dans un monde où on peut tuer un homme parce qu’il n’a pas le même credo, ou tout simplement parce qu’il ne vit pas le même credo de la même manière.

L'Europe a déjà connu ces fanatismes dans son histoire...

 

Henri Pena-Ruiz

 

Ce fut le cas avec la persécution des protestants par les catholiques, mais dans les pays où les protestants ont pris le pouvoir, les protestants ne furent pas davantage exemplaires à l’égard des catholiques. Ainsi, pour Lock, dans son Epistolia de tolerancia, on pouvait tolérer tout sauf les papistes et les athées – les papistes étant supposés assujettis à une puissance outre-monde, les ultramontains, les athées étant supposés ne pas pouvoir tenir parole parce que ne croyant pas en l’au-delà. On voit comment le protestant Lock était lui aussi lourd de préjugés, alors qu’il avait défini de façon impeccable l’idée que la puissance publique n’avait pas à se soucier de la puissance des âmes et qu’il fallait lancer la laïcité sur la voie royale de la disjonction du politique et du religieux ; il reste que cet homme pensait dans les limites, les présupposés et les préjugés d’une religion qui se donnait comme la norme.

Dire qu’on ne peut tolérer les catholiques parce qu’ils sont supposés assujettis à une puissance politique outre-Manche, c’est déjà faire preuve d’un certain procès d’intention à l’égard des catholiques, qui peuvent l'être tout simplement parce qu’ils vivent leur foi en catholiques et que cela n’implique aucune espèce d’allégeance à une puissance tierce.

Dire que les athées ne peuvent tenir parole parce que, ne croyant pas dans l’au- delà, ils ne sont pas tenus par les tremblements et craintes qu'il implique, c’est aussi faire preuve d’une singulière étroitesse d’esprit.

Bayle avait déjà congédié ce genre de sottise en disant que si on ne devait pas s’étonner qu’il y eût des chrétiens monstrueux, on ne pouvait pas non plus s’étonner qu’il y ait eu des athées vertueux et que la « dé-liaison » principielle de la moralité et de la religion devait être posée comme allant de soi – et c’était pourtant un croyant qui parlait à travers lui.

 Comment en ce cas réaliser l'idéal laïc face à la diversité des croyances et des engagements ?

 

Henri Pena-Ruiz

 Je crois que le grand problème de la communauté politique – et ce n’est d’ailleurs peut-être pas une spécificité de notre époque – est celui-ci : comment faire une unité avec une diversité ? Parce que si nous devons fonder une communauté politique, une police, une cité, nous devons donc vivre ensemble. Et si nous devons vivre ensemble, nous devons nous donner des principes qui règleront nos rapports, et ces principes devront assurer l’unité de la communauté que nous formerons. Mais il se trouve que nous sommes divers.

Sans doute y a t-il parmi vous les trois types d’options spirituelles représentées :

Sans doute que certains d’entre vous croient en Dieu, en l’existence d’un principe extérieur et supérieur au monde qui en est l’origine et qui en est aussi un peu la caution, la règle. Il y a donc parmi vous des croyants.

Sans doute il y a-t-il aussi parmi vous des athées qui ne croient pas en Dieu mais qui croient dans l’aventure humaine, d’une humanité livrée à elle-même et capable de trouver en elle-même ses propres valeurs.

Et sans doute y a-t-il aussi parmi vous des agnostiques, c'est-à-dire des personnes qui suspendent leur jugement parce qu’elles réputent ces questions de l’au-delà ou de l’existence de Dieu exorbitantes par rapport au pouvoir de la raison humaine. Elles n’en ont pas moins le souci d’une sociabilité naturelle des hommes, comme Hume qui estimait qu’on n’avait pas à aller imaginer je ne sais trop quelle nécessaire référence à une transcendance divine pour fonder les sociétés.

Alors j’aimerais vous entraîner dans une sorte de fiction simple : imaginons que nous soyons le laos, c'est-à-dire la population (2). Qu’est-ce que le laos ? Selon le dictionnaire Bailly grec/français, c’est l’unité indivisible d’une population dont aucun membre ne se distingue des autres. Or on sait que dans le vocabulaire religieux s’est constituée une distinction conceptuelle entre le laos et le cleros, le cleros recouvrant les hommes qui jouent un rôle officiel dans l’administration de la foi dans une religion déterminée.

Dire d’un homme qu’il est un simple laï, un simple laïc, un simple membre du peuple, c’est évoquer le fait qu’il est un homme parmi d’autres dans le peuple, que rien ne le distingue des autres. Cette sorte d’indifférenciation principielle des hommes du laos raisonnera dans l’unité du mot laïcité, à savoir que dans l’idée de laïcité raisonne toujours l’idée de l’unité du peuple, unité en deçà ou au-delà de ses différences, ou unité à reconquérir à partir d’un enlisement dans les différences.

 

 

 

Aujourd'hui, cette unité qu'implique la laïcité est confrontée à des tentations communautaires : comment la maintenir ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

Il s'agit d'expliquer aux enfants qui sont tentés par la dérive communautariste qu’ils sont hommes avant d’être musulmans, juifs ou athées.

Nous fûmes bouleversés, au sein de la commission Stasi, lorsque madame Thérèse Duplaix, proviseur du lycée Turgot à Paris (11ème arrondissement), nous expliqua que dans la cour de récréation les élèves se regroupaient désormais par affinité ethnico-religieuse. Que, dans des cantines de la République française, il y ait des tables de juifs et des tables de musulmans est particulièrement catastrophique. On imagine comment les couverts peuvent voler d’une table à l’autre. De même il est catastrophique que, dans les cours de récréation, les jeux et les regroupements ne se fassent pas au gré des apparentements et des sympathies transcendant les origines, mais par l’enlisement dans la différence et la constitution d’un groupe qui ne se définit par inclusion qu’en procédant à l’exclusion. Là est toute la question.

Comment s’unir, peut-on s’unir par un principe qui est porteur d’exclusion ou qui n’inclut que parce qu’il exclut ? Si je dis : nous formerons une communauté musulmane ou une communauté catholique, alors le non-musulman ou le non-catholique est stigmatisé.

Isabelle la Catholique, que d’aucuns envisagent de canoniser en Espagne – je me passe de commentaires –, avait décidé que les juifs et les Maures n’étaient pas partie prenante de la communauté espagnole – « En Espagne, on est catholique ou on est rien », disait Franco – : on sait ce que fut la tragédie des conversos lorsque Isabelle la Très Catholique décida que les juifs se convertiraient au catholicisme ou seraient exécutés et affecta à l’Inquisition comme tâche majeure de débusquer les faux conversos. Des centaines de milliers de personnes périrent sur les bûchers de l’Inquisition. On voit là à quoi peut conduire la définition du vivre ensemble par un principe d’inclusion qui est un principe d’exclusion. On est catholique, on est juif, on est musulman et les autres sont définis négativement.

Aujourd'hui, certains tentent de réitérer l’opération à propos de l’Europe, qui se définirait comme chrétienne ou religieuse, ce qui signifierait que les agnostiques ou les athées n’y auraient plus droit de cité ou qu’ils y seraient citoyens de seconde zone. Car si on reconnaît l’héritage religieux de l’Europe, alors pourquoi ne pas reconnaître l’héritage athée ? Les philosophes des Lumières ont œuvré pour la Déclaration des droits de l’homme à l’époque où les autorités religieuses les déclaraient impies et contraires à la religion. Il serait assez invraisemblable qu’on inaugurât l’espace de droit et de liberté de l’Europe en commençant par une mention discriminatoire, à savoir qu’il existerait deux types d’options spirituelles : la bonne, la religieuse, et la moins bonne, l’athéisme ou l’agnosticisme.

Donc comment nous unir ? Nous unirons-nous par un principe qui, par son universalité même, ne sera pas porteur d’exclusion, ou par un principe qui, par sa particularité même, sera porteur d’exclusion ?

 

Cette tension permanente entre la diversité et l’unité n’est-elle pas un risque pour l’Etat ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

Je crois que la grande question de philosophie politique est là. Jean-

Jacques Rousseau dans la Sixième lettre écrite de la montagne disait : « Qu’est-ce qui fait que l’Etat est un ? » Il entendait par Etat non pas une instance de domination transcendante par rapport au corps social, mais la communauté politique elle-même, la cité, la civitas, c'est-à-dire ce moment où une communauté humaine se constitue comme communauté politique. Avant de savoir comment un peuple se donne un roi, disait Rousseau, il faut savoir comment un peuple est un peuple. Et cette question est primordiale, elle est originelle.

Imaginons que nous sommes le laos, imaginons que parmi nous les trois grandes options spirituelles soient représentées et imaginons quelque chose comme ce qui se passa lorsque les Etats généraux se proclamèrent Assemblée constituante (en effet, une des principales revendications des cahiers de doléances était la rédaction d'une constitution) (3). Il faut que les règles soient dites et explicites, ou du moins que les principes fondateurs des règles soient dits afin que l’on sache à quoi s’en tenir dans le permis et le défendu, et justement que le permis et le défendu ne soient plus définis par une autorité extrinsèque qui se veut déléguée de Dieu (Ministre de Dieu sur la Terre, disait Bossuet). Il ne faut plus une politique tirée des paroles de l’écriture sainte, mais que le peuple qui s’autoconstitue comme cité, comme communauté politique, sache quelles seront les règles fondamentales. L’Assemblée constituante va définir les principes du vivre ensemble, sur la base desquels le législateur produira les lois (4).

Bref, je vous demande d’imaginer que nous venons de faire la Révolution, ou que nous sommes en train de la faire, que nous sommes dans le contexte d’une réappropriation du corps social et que nous nous érigeons en tant que laos, en tant que peuple en assemblée constituante. Il existe une diversité parmi nous, il y a des croyants des diverses religions, des athées, des agnostiques.

Première question : serait-il légitime que ceux qui croient en Dieu imposent leur credo aux athées ou aux agnostiques ?

Si l’on se réfère au premier article de la Déclaration du 26 août 1789, on y lit : « Les hommes naissent et demeurent égaux et libres en droits. » Le mot important est « naissent » : cela signifie que la liberté n’est pas quelque chose qui pourrait se négocier, qui serait à géométrie variable en fonction de pouvoirs arbitraires, comme l’arbitraire du Prince. Non, la liberté existe en l’homme dès qu’il respire, elle est consubstantielle à l’humanité et, dès lors, elle vaut comme règle pour tout pouvoir. Il n’appartient pas à un pouvoir de remettre en cause cette liberté, qui est comme la respiration de l’humanité.

Et entre ces libertés, il en est sans doute une qui est primordiale, on le sait depuis les stoïciens, c’est la liberté de conscience. Marc Aurèle, le grand empereur stoïcien, élève de l’esclave Epictète, disait que la liberté est comme une citadelle intérieure (5). Donc la liberté est imprenable, elle est une sorte de for intérieur qui fait que, que je croie ou non, si je méprise celui qui me persécute dans l’intimité de ma conscience, rien ne pourra faire qu’il s’empare de ma conscience. Comme disait Epictète à son maître qui le martyrisait : « Certes tu pourras briser mes membres, tu pourras peut-

être même t’emparer de mon corps, jamais tu ne t’empareras de mon âme ou de ma conscience qui est le principe même de mes pensées. »

 

Pour vous, la laïcité implique donc avant tout la liberté de conscience ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

Philosophiquement, la liberté de conscience s’ancre dans cette idée que l’homme est libre et que sa liberté commence par cette liberté essentielle qu’est la liberté de conscience. C'est pour moi le premier principe qui définit l'idéal laïc.

Cela va bien au-delà de la simple tolérance. Comme le disait Mirabeau dans un discours célèbre, « Je ne demande pas la tolérance », car qui dit tolérance suppose une autorité qui tolère (tolerare en latin veut dire « supporter ») et l’autorité qui aujourd’hui tolère peut très bien demain ne plus tolérer. Les protestants en firent l’amère expérience en France, eux qui avaient vu leur liberté de culte reconnue dans certaines places fortes que leur octroyait le roi Henri IV, huguenot de cœur converti au catholicisme. « Paris vaut bien une messe » : Henri IV et Michel de l’Hôpital rédigeant l’édit de Nantes, un édit de tolérance, toléraient les protestants, mais encore dans cette tolérance il y avait une autorité qui tolère et des gens qui étaient tolérés. En définitive, la liberté n’était pas pleine et entière parce qu’elle était seconde par rapport à un acte qui la faisait advenir. La Déclaration des droits de l’homme change ceci radicalement en disant : « La liberté est première », elle est indérivable, elle appartient à l’homme en tant qu’homme, il n’appartient à aucun pouvoir de la monnayer ou de la réduire.

Par conséquent la tolérance est bien dans l’éthique des rapports entre les hommes. Si je crois en Dieu et si je vois un athée en face de moi, je dois le respecter. Ce que je respecterai, ce n’est pas nécessairement sa croyance, ce sera son droit de croire librement. Les croyances ne sont pas plus respectables que les idéologies. Critiquer une religion doit être une liberté.

Si un professeur d’histoire explique en classe que Mahomet a dirigé en 627 le massacre de la tribu juive des Banou Qurayza, il n’est pas vraisemblable que des parents s’insurgent contre la parole du professeur, c’est un fait historique avéré. Si un professeur d’histoire explique que Calvin a fait exécuter le médecin matérialiste d’origine espagnole Michel Servet à Genève, où il faisait régner un « moralement et religieusement correct » terrible, ce n’est pas un jugement de valeur, c’est un fait et il n’est pas recevable que des protestants s'indignent parce qu’on évoque l'ordre effrayant que Calvin faisait régner à Genève. On ne bafoue pas ici leurs croyances, on dit le vrai.

De même les catholiques n’ont pas à s’insurger quand on explique que la très sainte Inquisition a fait brûler des centaines de milliers d’hommes et que le philosophe italien Giordano Bruno, pour avoir dit que l’univers était infini, a été brûlé en place de Rome en 1600. De même, si un professeur d’histoire explique que Staline a envoyé des millions d’hommes au goulag, c’est un fait historique et on imagine mal que des communistes s'en indignent.

 

Que répondez-vous à ceux qui le ressentent comme une intolérance face à leurs croyances ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

L’éthique de la tolérance est nécessaire, mais elle n’implique pas de respecter les croyances comme telles, elle implique de respecter le droit et la liberté de croire. Bref, ne remontons pas du nécessaire respect de la liberté de croire au respect des croyances.

Les croyances comme toutes représentations humaines sont justifiables de l’approche critique de la raison, voire même de la dérision, de la satire, de tous les genres par lesquels l’esprit humain manifeste sa liberté.

La liberté de conscience ce n’est pas seulement la tolérance, nous savons que la tolérance juridique est limitée, en revanche, la tolérance comme éthique du respect d’autrui dans sa liberté de croire est une qualité requise pour le vivre ensemble.

Ni credo obligé ni credo interdit. Serait-il légitime que les croyants bénéficient de plus de droits dans la sphère politique que les athées ? Et la réciproque : serait-il légitime que les athées bénéficient de plus de droits que les croyants dans la sphère publique ? Nous répondrons en raison du même principe des Droits de l’homme : non.

Les hommes sont aussi hommes, quelles que soient leurs options spirituelles, quel que soit le contenu de leur croyance particulière. Donc le deuxième principe de la laïcité est la stricte égalité des droits des croyants, des athées et des agnostiques, ce qui signifie qu’il ne peut y avoir d’école confessionnelle financée sur fonds public, ou alors, au nom de l’égalité des droits, il faudra revendiquer des écoles ou l’on enseignera l’humanisme athée sur fonds public.

Je ne suis pas partisan que les libres penseurs athées revendiquent, au titre de l’égalité des droits, des écoles privées financées sur fonds public où se diffuserait l’humanisme athée. Je n’en suis pas partisan ? Pourtant ce serait de bonne guerre par rapport à la loi Debré de 1959, qui pérennise l’héritage pétainiste en réintroduisant un financement public des écoles privées. C’est sous Pétain que les écoles privées furent financées par l’Etat et que fut rompu le pacte des lois laïques de 1881 à 1886 qui avaient posé le principe : fonds publics pour l’école publique et argent privé pour l’école privée.

Donc je ne suis pas partisan que les libres penseurs jouent ce jeu, parce qu’alors on aurait un autre danger communautariste, je crois qu’il ne faut pas chercher à dépecer l’espace public et à partager le gâteau de la sphère publique entre des communautés isolées les unes des autres.

 

Nous avons vu les principes de liberté de conscience et d'égalité des droits. Quel est le troisième principe de l'idéal laïc ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

C'est précisément cette troisième valeur qui m’interdit d’imaginer le fractionnement de l’argent public de la sphère commune. La dérive communautariste est un grand danger de notre époque et je pense que le troisième principe de l’idéal laïc, c’est que la loi commune doit avoir pour but l’intérêt commun, c'est-à-dire l’intérêt de tous : la loi commune doit être finalisée par l’universel. J’entends par universel ce qui est commun à tous les hommes, j’entends par particulier ce qui est commun à certains hommes. Les religions sont particulières, les droits de l’homme sont universels. Il y a des hommes qui croient en Dieu, il y a des hommes qui ne croient pas en Dieu, la croyance est particulière.

C’est l’idée qu’en étant tous différents et comme devant être reconnus libres et égaux dans leurs différences, les hommes sont hommes, qu’ils ont à fonder un espace public, un bien commun et que la sphère publique ne doit mettre en avant que ce qui est commun à tous les hommes. Cette valeur exige qu’il n’y ait aujourd’hui aucun privilège lié à une option spirituelle.

La troisième grande valeur fondatrice de la laïcité, c’est l’idée que le bien commun ou l’espace commun ne doit pas être fragmenté en communautés étanches les unes par rapport aux autres, qu’il ne doit pas y avoir au titre de la reconnaissance des différences une mosaïque avec des pièces de faïence juxtaposées. L’Inde nous montre hélas le cas de frictions graves aux frontières des communautés particulières. Pour un hindou et un sikh qui n’ont pas de lois communes, qu’est-ce qui réglera leurs rapports ? C’est la guerre. Parce qu'en l’absence d’une loi humaine, c’est la loi du plus fort qui reprend ses droits. De même, dans les zones de non-droit des banlieues sensibles de la République française, quand le caïd islamiste de quartier impose le voile à la jeune fille et lui dit : « Tu n’as d’autre alternative, que de choisir entre te voiler et nous te respecterons ou aller tête nue et nous te traiterons comme une putain », le silence de la loi républicaine fait les beaux jours de la servitude communautariste.

Fadela Amara, présidente de l'association «Ni putes ni soumises» nous a bouleversés à la commission Stasi quand elle nous a expliqué cela. Beaucoup d’entre nous qui à l’époque étaient réticents à l’idée de légiférer pour protéger l’école publique de l’imposition d'une tutelle par des caïds politico-religieux, beaucoup ce jour-là, devant le témoignage bouleversant de Fadela Amara, ont basculé du côté de l’idée que la loi républicaine, par son discours explicite, produirait de l’égalité pour les femmes par rapport aux hommes, produirait de l’émancipation des femmes par rapport à la tutelle communautariste, alors que le silence de la loi ouvre évidemment à l’emprise des groupes politico-religieux un espace qu’ils ne devraient pas avoir.

Donc le troisième principe de la laïcité après la liberté de conscience et l’égalité des droits des athées, des croyants et des agnostiques, c’est l’universalité de la loi commune qui doit être dévolue uniquement à la promotion du bien commun.

On a beaucoup évoqué aussi l’enseignement du fait religieux… Quelle est votre analyse à ce sujet ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

Nous sommes croyants, athées, agnostiques, mais nous envoyons nos enfants par hypothèse à la même école, parce que nous considérons que l’école de la République, l’école du laos, du peuple tout entier, doit promouvoir ce qui est commun à tous les hommes, la connaissance qui émancipe le jugement, l’exercice autonome du jugement, la culture universelle : ce sont des biens communs à tous les hommes. Comme disait Condorcet dans son premier mémoire sur l’instruction publique : « Les connaissances sont universelles, les croyances sont particulières. » Si l’école de la République est le lieu universel, elle doit évidemment promouvoir les connaissances, en y incluant la connaissance de tout ce qui a été important dans la culture humaine, celle des mythologies, des univers symboliques, des religions, mais une connaissance du fait religieux éclairé par le regard d’un historien qui n’est pas juge et partie, qui n’est donc pas le prêtre. Comme disait Max Weber, « le prophète n’a pas sa place dans l’école, il a sa place dans le lieu de culte » : la connaissance du fait du religieux est donc une nécessité, on ne peut pas introduire des tabous dans les programmes scolaires, mais il importe que cette connaissance soit effectuée dans le strict respect de la déontologie. Il n’ y pas à faire de sensibilisation religieuse dans l’école de la République : cela, c’est la part éducative de la sphère privée, qui appartient éventuellement aux familles. Il n’y a pas non plus à faire de sensibilisation à l’humanisme athée, cela relève aussi de la sphère privée.

Dans l’école de la république on doit enseigner le fait religieux dans le strict respect d’une déontologie laïque. Jules Ferry dans sa Lettre aux instituteurs écrivait : « Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu'où il vous est permis d'aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire. »

Si dans ma classe je m’apprête à dire «Jésus Christ a marché sur les eaux » ou si je parle de religion révélée sans mettre « révélée » entre guillemets, je dois me demander ce que dirait un père de famille athée devant un tel discours. Il dirait évidemment que l’instituteur prend parti, puisqu’il ne rapporte pas le miracle de Jésus marchant sur les eaux comme étant délégué par ceux qui y croient, ce qui supposerait qu’il faudrait dire « aurait marché » sur les eaux ou « selon certains Jésus Christ a marché sur les eaux, selon d’autres une telle chose est totalement impossible et relève du racontar ».

La nécessité, ce n’est pas d’adopter la première ou la deuxième thèse, c’est de dire que les deux existent, ce qui permet de délier les élèves par rapport à certains coefficients de crédulité ou d’incrédulité. C'est une tâche très difficile, mais cette tâche est l’honneur de l’école de la République.

L’école de la République n’est pas là pour délivrer un message, elle est là pour délivrer tout court, c'est-à-dire pour émanciper dans le petit être humain qui est confié aux instituteurs ou aux professeurs la puissance du jugement qui fera de lui un être libre et qui fera de lui le cas échéant quelqu’un qui choisira son option spirituelle, mais qui ne sera pas conditionné a priori par son option spirituelle. Si l’homme est libre son engagement spirituel doit être libre.

Le rôle des institutions publiques n’est évidemment pas de promouvoir une option spirituelle particulière, de conditionner les consciences, mais de développer l’instruction qui vise l’autonomie du jugement, la culture universelle, la connaissance de ce qui a compté dans la culture. Il est très important que les élèves sachent qui était Prométhée dans la mythologie gréco-latine, cet homme qui déroba le feu à Dieu selon le récit mythologique. Qu’est-ce que la culture ? C’est le processus d’autoproduction de l’homme par lui-même. Connaître la légende de Prométhée, ce n’est pas y adhérer, mais restituer un récit qui a fait sens. On pourrait faire de même avec le Sermon sur la montagne, sans porter de jugement. L’enseignant n’a pas à juger, il a seulement à faire connaître.

Par conséquent, à la question de savoir si un enseignement du fait religieux a sa place dans les disciplines qui peuvent s’y intéresser, l’histoire, l’histoire de l’art, la philosophie, la littérature, la réponse est évidemment positive ; ce serait un singulier obscurantisme que de vouloir retrancher du savoir humain quelque chose qui a joué un tel rôle. Mais en même temps que la réponse est positive, il faut que la déontologie laïque soit irréprochable. C’est bien pourquoi il n’est pas possible de faire intervenir des prêtres dans l’enseignement public pour parler de religions.

 

Serait-ce à dire que les religions n’ont pas le droit de s’exprimer dans l’espace public ?

 

Non, pas du tout .Si monsieur le cardinal Lustigier veut dire dans l’espace public, à la radio, à la télévision ou par voie de presse qu’il est hostile à la légalisation de la pilule du lendemain, il a le droit de le faire. En revanche, que l’église revendique d’être consultée dans le processus d’élaboration de la loi, c'est-à-dire qu’elle revendique un statut de groupe de pression privilégié auquel le législateur doit avoir à faire, voilà qui est déjà très différent. La République ne reconnaît pas de lobbies ; elle ne reconnaît que des citoyens individuels. Le jugement des citoyens individuels peut se former et se forger grâce au débat démocratique, et là les familles de pensée doivent intervenir. Il y a eu par exemple un formidable débat au moment de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse par madame Simone Weil, les uns et les autres s’exprimant pour ou contre : c’est bien, mais jamais on ne doit confondre libre expression dans l’espace public et emprise sur l’espace public.

 

Donc ne caricaturons pas la laïcité : lorsque la laïcité dénie aux religions comme à l’humanisme athée tout droit de regard sur l’espace public, cela ne veut pas dire qu’elle leur dénie toute possibilité de s’exprimer dans l’espace public.

 

Selon vous, l'école tient-elle une place particulière dans l'espace public, qui justifie une loi particulière ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

A l’intérieur de l’espace public, il y a des institutions qui, par vocation et destination, mettent en avant ce qui est commun à tous les hommes. L’école est l’institution républicaine par excellence : l’école n’est pas un simple service, on ne va pas à l’école comme on monte dans l’autobus ; l’école a des élèves, elle n’a pas des usagers. De même, une jeune femme voilée qui entre dans un bureau de poste pour acheter un carnet de timbres ne doit pas rencontrer en face d’elle une préposée des PTT qui serait elle-même voilée, car cette femme qui est devant elle représente la République et Marianne ne peut être ni voilée ni arborer un quelconque signe religieux.

Mais cette dissymétrie qu’on peut constater dans les services publics – on conçoit bien qu’une femme voilée puisse entrer dans un bureau de poste acheter un carnet de timbres à la guichetière non voilée –, cette dissymétrie n’est pas opérante pour l’école, car les enfants sont le plus souvent mineurs, ils sont en cours de construction d’eux-

mêmes, ils ne sont pas enfermés dans des identités closes auxquelles on voudrait les clouer. Le discours de bons sentiments qui consiste à dire « laissons-les d’abord affirmer leur identité et après, ils découvriront la médiation pour la dépasser » est un discours irresponsable.

Qu’est-ce que l’identité d’une jeune fille de 13 ans ? En est-elle seulement maîtresse ? Sartre, dont l’existentialisme est un humanisme, disait que jusqu’au dernier souffle, la liberté de se définir existe pour l’homme ; mon identité n’est jamais close, peut-

être ne se révèlera-t-elle que sur mon lit de mort au moment où je ne pourrai plus me réapproprier ce que je suis ou ce que j’ai été. Il serait irresponsable de clouer des jeunes filles à des identités imaginaires et à ne plus voir dans la fillette que la musulmane supposée parce qu’elle a le teint un peu mat.

Je vous raconte une anecdote : dans une cantine scolaire, un jeune Libanais assez typé se voit tendre automatiquement par l’agent de service qui était là le jour où il y avait le choix entre du porc et du poulet, une cuisse de poulet : délit de faciès ; il avait l’air d’un musulman pour l’agent, comme si on pouvait avoir l’air d’une religion. C’est hallucinant et effrayant ces déterminations des gens, cloués à une identité religieuse.

 

L'identité religieuse ne peut-elle être vue comme une part de l'identité des peuples ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

On s’insurge assez qu’en Grèce la mention d’appartenance à une religion soit mentionnée sur la carte d’identité, c’est un vrai déni de justice, tout à fait stigmatisant.

La notion d’identité collective est périlleuse quand on se définit par un facteur inclusif exclusif : je suis orthodoxe, tu es catholique, j’écris en alphabet latin, tu écris en alphabet syrillique et nous allons nous entretuer pour cela. Clouer les hommes à des identités collectives, qui ne sont jamais que des fantasmes imaginés (voir Etienne Balibar et son livre sur « les identités imaginaires »), n’est-ce pas le premier des périls ? C'est assigner un être humain à résidence, comme on fait d’un animal qui vit dans un écosystème et pas dans un autre.

Nulle norme ne doit s’imposer à moi, la philosophie de la laïcité réunit une éthique de vie libre, une spiritualité libre et une anthologie de la liberté. Si je veux vivre en union libre ou me marier, c’est mon choix, le mariage judéo-chrétien n’a pas à s’imposer à moi. Une éthique de la liberté, une éthique de vie, une spiritualité libre si je veux choisir un humanisme athée ou une spiritualité chrétienne, c’est mon choix.

 Cette conception de l'idéal laïc tend à l'universalité, mais elle paraît spécifique à une tradition centralisatrice française.

 

Henri Pena-Ruiz

 

Face au danger que fait courir à la paix l’enfermement dans la différence, la résurgence du fanatisme identitaire, il faut rappeler cet idéal universaliste de la laïcité que l’on n’a pas à stigmatiser comme on le fait si facilement en ricanant sur le jacobinisme ; la centralité républicaine n’est pas une centralité de Paris par rapport aux provinces, c’est une centralité de la péréquation sociale.

 

C’est cette centralité qui fait qu’il existe un bien commun. Par exemple, c’est grâce au service public que le kilowatt /heure sera le même en Ile-de-France et dans le Massif central, même si les coûts d’acheminement dans le Massif central sont beaucoup plus élevés. La péréquation qui veut que les régions riches paient un peu pour les régions pauvres, c’est cela la centralité républicaine. C’est le grand centre de production de solidarité qui fait que le bien commun et l’espace commun existent.

 

Il n’y aurait pas de laïcité s’il n’y avait pas la référence à un bien commun à tous par delà les différences.

 

Vous revenez aux fondements mêmes de notre République : comment l'idéal laïc peut-il être réaffirmé ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

La figure laïque se différencie de deux figures traditionnelles que j’ai rappelées brièvement de l’organisation du politique.

La première figure traditionnelle, c’est le cléricalisme dans le catholicisme imposé comme religion dans la monarchie de droit divin ou dans la théocratie de Théodose (ive siècle après J.-C.), qui fait du christianisme la religion de l’Empire. Théodose poursuit un projet politique de maintien de l’unité de l’Empire, mais décide pour assurer le maintien du christianisme de détruire tous les temples païens. Il ordonne ainsi l’exécution d’une mathématicienne païenne grecque, Hypatia, par des moines chrétiens fanatisés. Dans cette figure de la théocratie, on impose l’unité en brisant la diversité. On l’a revu avec Louis XIV révoquant l’Edit de Nantes et affirmant « un roi, une foi, une loi ». Il est vrai que les protestants n’étaient pas plus avancés dans cette théorie, eux qui avaient adhéré à l’idée « tel roi telle religion » : cela veut dire que si le roi de l’endroit où j’habite est protestant, je ne pourrai pas être catholique. Par conséquent, la première figure théologico-politique qui résout le problème de l’unité, mais en écrasant la diversité, est évidemment irrecevable.

La deuxième figure est le communautarisme qui, au nom de l’affirmation de la diversité, enferme les hommes dans leurs différences jusqu’à donner l’illusion d’un espace commun à tous, d’une loi commune à tous, jusqu’à procéder à une juxtaposition communautariste avec, aux frontières de ces communautés, des violences qui ne manquent pas de surgir puisque les hommes ne reconnaissent que des lois particulières et qu’ils n’ont donc pas d’interface pour organiser leurs rapports. Cette figure communautariste n’est pas non plus acceptable.

Alors, me direz-vous, quelle figure adopter ? La figure laïque. La figure laïque part de la distinction du privé et du public, et elle fait cela de façon très simple, je m’étonne qu’aujourd’hui des hommes, religieux ou non, la remettent en question. Je rappelle que Hannah Arendt, dans Les Origines du totalitarisme, faisait du non- respect de l’indépendance de la sphère privée le critère majeur de définition du totalitarisme. Il y a totalitarisme quand la normativité politique s’applique à tous les aspects de la vie humaine.

A mon sens le totalitarisme est l’exact contraire de la laïcité, parce que dans la laïcité on part de cette idée : parmi nous, il y a des croyants, des athées et des agnostiques, nous avons donc chacun notre sphère privée, libre à nous de pratiquer dans notre sphère privée notre croyance, de nous unir, de nous associer ; mais ce que nous ne devons pas faire, c’est imposer notre credo aux autres.

A partir de ce moment-là, nous construisons l’espace public en faisant abstraction de nos différences, non pas en les niant mais en apprenant à vivre nos différences de telle façon que nos ressemblances n’en soient pas oubliées. S’il existe une éthique de la différence, il existe aussi une éthique de la ressemblance.

Je n’oublierai jamais qu’un de mes héros de référence quand je militais – je milite toujours d’une certaine façon –, était Nelson Mandela. Que revendiquait Mandela ? Que la couleur de la peau ne soit pas prise en considération pour l’obtention d’un poste, être indifférent à la différence, fermer les yeux sur la couleur de la peau et ne voir que l’être humain qui ne se limite pas à sa négritude ou à la couleur de sa peau. L’enseignement humaniste de Nelson Mandela, c’est qu’il faut toujours viser la ressemblance non pas en déniant la différence mais en apprenant à l’homme à vivre ses différences dans l’horizon de ses ressemblances.

L’éthique de la ressemblance par delà de la différence est essentielle à la laïcité. C’est bien pourquoi, pour la laïcité, on ne peut pas restaurer un ordre politique qui opprimerait au nom d’un particularisme. La grandeur de la laïcité, c’est qu’elle ne veut pas intervertir les dominants et les dominés. Ce n’est pas parce qu’hier la religion dominait l’athéisme que l’athéisme doit aujourd’hui dominer la religion. La laïcité veut beaucoup plus radicalement et profondément que cesse le principe de la domination de certains hommes sur d’autres au nom d’une option spirituelle. C’est pour quoi, je le redis, il serait scandaleux que l’Europe qui se construit consacre la domination de l’option spirituelle religieuse sur l’option spirituelle athée.

Ce n’est pas par hostilité à la religion que je dis cela, d’ailleurs personne ne peut imaginer ce qu’est mon option spirituelle, que je me permets de garder pour moi, dans ma sphère privée, parce que je considère que ma conception de la laïcité ne dérive pas de mon option spirituelle.

 

Est-ce à dire que les religions peuvent être rassurées par le cadre républicain ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

Je fais une sorte de pari public : y-a t-il un chrétien, un croyant qui pourrait se sentir lésé par cette conception de la laïcité ? Telle est la mise à l’épreuve cruciale. Mais la question inverse va se poser immédiatement : y a-t-il un athée ou un agnostique qui pourrait se sentir lésé par cette conception de la laïcité ? Epreuve cruciale.

Je peux vous affirmer que nul ne peut se sentir lésé par cette conception de la laïcité si du moins il admet que la laïcité est la stricte égalité principielle de toutes les options spirituelles et des gens qui s’y rattachent. Si j’admets cela, si je suis croyant, je n’ai rien à craindre de la laïcité. J'étais invité par une association de protestants, association sociale évangélique à Lyon, il y a quelque temps, qui m’avait demandé de travailler sur le thème : les religions ont-elles quelque chose à craindre de la laïcité ? Ma réponse, vous pouvez l’imaginer a été évidemment négative, mais étayée par tout ce que je viens de dire.

La laïcité sera intraitable avec la confusion du politique et du religieux. Cette confusion a montré dans l’histoire à quel point elle est néfaste, et ceci quel que soit le monothéisme en jeu. Il faudra bien se garder de stigmatiser la seule religion musulmane ; il y a eu les lumières de l’islam au xi e siècle dans le royaume de Cordoue avec Averoes, il y aujourd’hui les ténèbres de l’islam avec Ben Laden, Tarek Ramadan et les islamistes qui hésitent à condamner la lapidation pour adultère. L’islam a produit ses lumières, l’islam, aujourd’hui hélas peut-être, est dans les ténèbres. Mais il y a eu les ténèbres du christianisme, aujourd’hui il y a plutôt les lumières du christianisme, celui-ci s’étant rallié à la laïcité. Cela ne fut d'ailleurs pas forcément de gaieté de cœur puisque je rappelle qu’en 1864 un Syllabus de Pie IX affirmait que la liberté et l’égalité étaient impies et contraires à la religion et que le droit de changer la religion n’était pas acceptable. Je rappelle également que l’Index librorum prohibitorum, l’index des livres interdits dans lequel le Vatican a consigné les plus grandes œuvres de la culture humaine, dont Les Misérables de Victor Hugo, n’a été supprimé qu’au moment de Vatican II, c'est-à-dire en 1963. Cette liste honteuse, établie par l’orthodoxie catholique, fit dire à Victor Hugo s’adressant au parti clérical en 1851 : « Vous voulez gouverner l’enseignement et contrôler les écoles comment le pourriez-vous alors s’il n’y a pas eu une œuvre de l’humanité qui ait eu grâce à vos yeux ? »

Ne suivons pas l’idéologue impérialiste Samuel Huntington dans The Class of civilisation, qui ose restaurer cette hiérarchie des cultures qu’en d’autres temps Lévi-Strauss dans Race et Histoire (conférence prononcée pour l’Unesco) avait si bien dénoncée en montrant le danger de l’ethnocentrisme, c'est-à-dire l’illusion par laquelle une civilisation particulière se donne comme universelle et en vient à justifier la conquête coloniale.

Samuel Huntington, auteur de référence de certains, auteur de référence sans doute de G. W. Bush , prétend que des civilisations sont meilleures que d’autres et que le christianisme est au dessus du reste ; il oublie que c’est l’Occident chrétien qui a inventé les guerres de religions, les croisades, l’inquisition, la Shoah, l’extermination du peuple déicide, choses que l’on ne peut, sauf erreur de ma part, imputer à l’islam.

 

Pourtant, certains musulmans ont ressenti la loi sur le port des signes religieux comme dirigée contre eux, on a beaucoup parlé de « loi sur le voile ».

 

Henri Pena-Ruiz

 

La laïcité ne vise pas une religion en particulier. Je m’insurge contre la malhonnêteté d'un journaliste du Monde, Xavier Ternisien pour ne pas le nommer, qui a parlé constamment de loi sur le voile alors que Bernard Stasi, chrétien et laïc, n’avait cessé de dire qu’il n’y aurait pas de loi sur le voile et que s’il y avait une loi elle s’appliquerait à tous les signes religieux. Le fait que les catholiques se conforment globalement au respect de la neutralité de la tenue vestimentaire ne doit pas conduire à mettre hors champ les symboles catholiques. Cela relève d’une pédagogie de la loi que de rappeler que la République ne fait pas de distinguo entre les religions : de la même façon qu’entre 1881 et 1905, en 25 ans, les catholiques (qui appartenaient à la religion dominante de ce pays) ont dû apprendre à replacer leurs symboles religieux dans deux types d’espace, les lieux de culte et les maisons des croyants, et ont dû observer le respect des espaces publics et de leur neutralité ; de la même façon, les autres religions doivent respecter cette règle.

Cela a été possible pour les catholiques, quelquefois dans la douleur : en vingt-cinq ans, les catholiques ont fait disparaître des prétoires, des salles de classe, des édifices publics, des mairies les symboles auxquels ils étaient habitués. Sans doute fut-ce pour eux une douleur, mais la laïcisation n’était pas tournée contre le catholicisme, encore moins contre la foi religieuse ; d’ailleurs elle était opérée par des déistes, des protestants, par des gens qui n’étaient pas forcément tous des athées (pensons à Ferdinand Buisson, à Jules Ferry qui était déiste). Les partisans de la laïcisation n’étaient pas des opposants à la religion, mais il a semblé normal que puisque Marianne devait être représentative de tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances, il fallait que tous les lieux, toutes les institutions qui étaient communs à tous les hommes, que le bien commun soit désormais dépourvu de toute symbolique religieuse.

La symbolique ayant sa place légitime et libre dans les lieux de culte et dans la maison des croyants, effectivement les catholiques apprirent à replacer leurs symboles dans les espaces qui leur étaient dévolus. Les musulmans doivent apprendre la même chose, les juifs aussi, qui s’abstiennent de venir en kipa dans les salles de classe de l’école publique.

 Comment dans la pratique séparer ce qui est acceptable de ce qui ne l'est pas ? Que pensez-vous de l'accusation d'hypocrisie parfois portée contre la loi ?

 

Henri Pena-Ruiz

 

La loi est générale et cela non pas par hypocrisie. On sait bien qu’il y a très peu de problèmes d’enfants venus avec des croix charismatiques, mais il y en a eu dans certains lycées au moment des JMJ (journées mondiales de la jeunesse), pendant lesquelles des jeunes gens sont venus avec des croix en buis, ostentatoires, des jeunes qui avaient envie de se démarquer. Ces croix n’avaient rien à voir avec le petit médaillon de la vierge discret, le plus souvent dissimulé sous un chandail, par lequel le jeune croyant exprime plutôt l’intériorité de sa foi mais ne cherche pas à solliciter le regard de l’autre en le provoquant pour se marquer et se démarquer.

Il me semble assez légitime de faire une telle distinction, qui n’est pas seulement une distinction quantitative. Il ne s’agit pas seulement de taille, encore que l’on sait bien qu’à partir d’un certain degré le quantitatif devient du qualitatif : lorsque je viens avec une croix de buis que j’arbore manifestement sur mon costume, je me montre comme chrétien, c’est pourquoi la croix charismatique n’est pas plus acceptable que le voile ou la kipa ; en revanche, une petite étoile de David en pendentif sur une chaînette, un petit médaillon de la Vierge, un petit crucifix ou une petite main de Fatima n’ont pas ce caractère qualitatif de signe qui vise à se marquer et se démarquer.

Je crois que cette distinction-là est tenable. Il faut voir à quoi elle correspond : elle ne correspond pas au désir de brimer l’expression des convictions religieuses, mais au désir de dire : voilà, il existe plusieurs lieux dans la société. On doit reconnaître les écoles, lieux de culture et non lieux de culte, et on ne voit pas pourquoi les écoles n’auraient pas droit à leurs règles propres alors qu’on reconnaît que les lieux de culte ont les leurs règles. Je dois être respectueux du lieu école quelles que soient mes croyances.

Cela fait trente ans que j’enseigne la philosophie, j’ai passé l’agrégation en 1970 : je me réjouis, quand j’entre dans ma salle de classe, de ne pas pouvoir discerner au premier regard qui est musulman, qui est catholique, qui est athée. J’ai devant moi des êtres humains qui sont là pour philosopher, pour s’élever au meilleur de la culture, pour apprendre à se passer de maître et devenir des citoyens libres. Que se passerait-il si, par une interprétation erronée de la tolérance, l’école se mettait à intérioriser les symboles de l’affrontement des dieux et de la guerre des dieux ? L’école cesserait d’être l’école.

L’école n’est pas un lieu de manifestation d’appartenance, c’est plutôt un lieu de déliaison par rapport aux appartenances, de déliaison non pas violente mais d’émancipation. Le jeune beur de famille musulmane qui vient à l’école doit apprendre qu’il existe autrement que comme simple musulman, qu’il existe comme homme universel. Alain disait dans ses Propos sur l’éducation : « je vise toujours l’être universel et l’élève. » Je suis content que mes instituteurs n’aient pas vu en moi le petit immigré issu de l’immigration espagnole : je m’appelais Henri Pena Ruiz, j’étais au Pré-Saint-Gervais en Seine-Saint-Denis, j’avais tout pour réunir le traitement différencié qu’on prétend vouloir réserver aux enfants de l’immigration pour respecter, comme on dit, leurs différences.

 

C’est l’honneur de l’école de la République de viser l’être universel dans les petits hommes qui lui sont confiés et d’élever ainsi l’humanité au meilleur d’elle-même pour que la laïcité ainsi cultivée et déployée devienne un principe de concorde.

 

Notes

 

(1) On entend par agnostique non pas un athée mais quelqu’un qui ne se prononce pas sur l’existence de l’au-delà car il considère que l’existence de Dieu ou d’un au-delà de la mort est inconnaissable, ce qui est strictement l’étymologie du grec agnostos.

 

(2) En grec il y a trois mots pour dire peuple ou population :

 

– il y a demos, la communauté des citoyens (à Athènes, le demos était singulièrement réduit puisqu'il excluait les femmes, les esclaves et les métèques). Le demos était le peuple dans le sens du populus, la catégorie politique du peuple ;

 

– il y a ethnos, qui désigne la population selon ses caractères distinctifs (cela a donné ethnie, ethnographie) ;

 

– et puis il y a le laos, qui a donné laïc, laïcité.

 

(3) Qu’est-ce que la constitution ? C’est un ensemble de principes fondamentaux qui permet d’échapper à l’arbitraire. Cf. Montesquieu.

 

(4) En terme de hiérarchie des normes, les principes constitutionnels priment sur les lois, qui priment sur les circulaires.

 

(5) Ceci a conduit Pierre Hadot, grand spécialiste de la philosophie antique, à écrire ce magnifique livre qu'est La Citadelle intérieure.