Neutralité
et impartialité
Jean Jaurès
Cité dans « Pour la laïque
et autres textes par Jean Jaurès » Bibliothèque républicaine Editions Le
Bord de l'Eau 2006
Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur 4 octobre 1908
La plus perfide manœuvre du
parti clérical, des ennemis de l'école laïque, c'est de la rappeler à ce
qu'ils appellent la neutralité, et de la condamner par là à n'avoir ni
doctrine, ni pensée, ni efficacité intellectuelle et morale.
En fait, il n'y a que le néant qui soit neutre. Ou plutôt les cléricaux
ramèneraient ainsi, par un détour, le vieil enseignement congréganiste.
Celui- ci, de peur d'éveiller la réflexion, l'indépendance de l'esprit,
s'appliquait à être le plus insignifiant possible ; rien ne faisait contre-
poids, maîtrisait irrésistiblement les intelligences.
Sans doute il serait matériellement impossible de retrancher aujourd'hui de
l'histoire des hommes ou de l'histoire de la nature tous les évènements qui
contrarient la tradition ecclésiastique. Les choses mêmes, si je puis dire,
ont une voix et jettent des cris. La cosmographie, la géologie, la vaste
histoire humaine renouvelée par la critique, ne s'accordent pas aisément
avec la lettre de certains récits bibliques enfantins et étroits ; toutes
les sciences, quelles qu'elles soient, abstraites ou concrètes, en habituant
l'intelligence à lier des idées selon une conséquence rigoureuse, comme le
fait la géométrie, ou à enchaîner les faits selon des lois, comme le font la
physique et la chimie, la mettent en défiance à l'égard du miracle. Et le
large tableau de la vie multiple et changeante des peuples, de la succession
des institutions, des croyances, des formes religieuses et sociales
émergeant par degrés et s'évanouissant peu à peu, libère l'intelligence des
partis aveugles.
La neutralité scolaire ne pourrait donc pas, à moins d'aller jusqu'à la
suppression de tout enseignement, retirer à la science moderne toute son âme
de liberté et de hardiesse. Mais ce qu'on attend de l'école, ce qu'on
s'apprête à exiger d'elle, c'est qu'elle réduise au minimum cette âme de
liberté ; c'est que, sous prétexte de ménager les croyances, elle amortisse
toutes les couleurs, voile toutes les clartés, et qu'elle ne laisse parvenir
à l'esprit les vérités scientifiques qu'éteintes et presque mortes. Il y a
une façon de raconter l'histoire de la terre, les « époques de la nature »
pour parler comme Buffon, qui émeut prodigieusement l'esprit et qui le fait
assister au long travail de notre planète comme à un drame incomparable. Il
y a au contraire une façon sèche, inerte, qui ne laisse dans l'esprit que
des mots et qui n'y suscite point la vie et les dangereuses curiosités
redoutes par l'Eglise.
De même il est possible de raconter l'histoire de France sans manquer à
l'exactitude matérielle des faits et des dates, mais de telle sorte que les
institutions successives, empire de Charlemagne, féodalité, monarchie
centralisée, explosion révolutionnaire de la démocratie bourgeoise, lente
poussée et préparation du socialisme, n'offrent à l'esprit rien de vivant et
se réduisent à une pauvre nomenclature. Dès lors, les intelligences ainsi
éduquées, n'ayant jamais goûté la vie, ne seront pas choquées de ce qu'a de
mort aujourd'hui la pensée ecclésiastique. Et l'Eglise guettera l'heure où
tous ces esprits, souffrant à leur insu de la pauvreté de l'enseignement
scolaire, seront à la merci de la première émotion idéaliste qu'elle pourra
leur ménager.
Ainsi, par la campagne de « neutralité scolaire », ce ne sont pas seulement
les instituteurs qui sont menacés de vexations sans nombre. C'est
l'enseignement laïque lui- même qui est menacé de stérilité et de mort.
Plus l'esprit est vivant, plus il étend à l'infini les applications des
idées qu'il reçoit. Quoi de plus abstrait en apparence que la géométrie ?
mais le jour où Roger Bacon pressent et proclame dans son Opus magnum que
tout l'univers est, en un sens, géométrie et mathématique, le jour où il
conclut que l'homme pourrait donc exercer une action croissante sur la
totalité des choses, et concentrer en un seul miroir assez de flamme pour
éclairer et embraser l'univers, ce jour- là il agrandit à l'infini la pensée
d'Archimède. Il pressent Diderot, Berthelot, Renan, et la froide géométrie
prend dans son esprit révolutionnaire une force de révolution. De même
encore, quand Descartes empruntait à la géométrie le type de la certitude,
il renouvelait par elle tout l'esprit humain. Et lorsque, par une tendance
d'esprit tout contraire, Pascal limitait la sphère de la géométrie et
affirmait tout un monde de vérités d'un autre ordre, il montrait encore que
la géométrie n'était pas restée pour lui science abstraite et morte, qu'il
en avait confronté la méthode avec toute la vie de l'esprit humain. Il
faudrait tuer les esprits pour empêcher les idées d'y développer ces vastes
conséquences, souvent imprévues, dont s'épouvantent les partisans de la «
neutralité scolaire », c'est-à-dire de l'immobilité ecclésiastique. Est- ce
à dire que l'enseignement de l'école doit être sectaire, violemment ou
sournoisement tendancieux ? Ce serait un crime pour l'instituteur de
violenter l'esprit des enfants dans le sens de sa propre pensée. S'il
procédait par des affirmations sans contrepoids, il userait d'autorité, et
il manquerait à sa fonction même qui est d'éveiller et d'éduquer la liberté.
S'il cachait aux enfants une partie des faits, s'il ne leur faisait
connaître que ceux qui peuvent seconder telle ou telle thèse, s'il ne
comprenait pas ou s'il ne faisait pas comprendre la force des raisons qui
ont légitimé telle ou telle institution, propagé telle ou telle croyance, il
n'aurait ni la probité ni l'étendue d'esprit sans lesquelles il n'et pas de
bon instituteur.
Que tout le mouvement de l'Europe moderne tende à la démocratie politique
d'abord, et aussi à la démocratie sociale, c'est ce qui ressortira sans
doute de l'enseignement historique de l'école. Mais ce n'est pas une raison
pour méconnaître les grandeurs de l'ancienne monarchie française et l'éclat
de l'ancienne aristocratie, et il suffirait à l'instituteur de méditer le
Manifeste communiste de Marx pour y voir le plus magnifique tableau de
l'ouvre de la bourgeoisie moderne. On peut donc se tourner vers l'avenir et
orienter vers des temps nouveaux la signification de l'histoire, sans
calomnier le passé et le présent. Cette largeur d'esprit est conforme aux
exigences de la science elle- même, car la science est l'interprétation de
la vie, et la vie ne procède point par tranches : elle va comme un fleuve où
bien des affluents se mêlent, et la passé se survit étrangement à l'heure
même où on le croit aboli.
De là la nécessité d'une méthode d'enseignement surtout positive. Ce n'est
point par voie de négation, de controverse, que doit procéder l'instituteur,
mais en donnant aux faits toute leur valeur, tout leur relief. A quoi bon
polémiquer contre des récits bibliques enfantins ? Il vaut mieux donner à
l'enfant la vision nette de l'évolution de la terre. A quoi bon railler la
croyance au miracle ? il est bien plus scientifique de montrer que tous les
progrès de l'esprit humain ont consisté à rechercher des causes et à savoir
des lois. Quand vous aurez ainsi mis dans l'esprit des enfants la science
avec ses méthodes et la nature avec es lois, c'est la nature elle- même qui
agira dans leur intelligence et qui en rejettera le caprice et l'arbitraire.
Et que pourront dire alors ceux qui accusent à tout propos l'instituteur de
violer la neutralité scolaire ? Voudront- ils, selon le mot admirable de
Spinoza, obliger la nature elle- même à délirer comme eux ?
Mais je n'ai fait aujourd'hui qu'effleurer la question par ses aspects les
plus généraux. Je me propose de préciser par des exemples, dans ma prochaine
chronique, l'application de la méthode que j'indique, et qui est tout à la
fois, si j'ose dire, enthousiaste et objective.
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