Entretien avec Jacques Bouveresse : Défendre la vérité désarméePhilosophe
réaliste, éminent spécialiste de Wittgenstein et de la philosophie
analytique, Jacques Bouveresse est aussi connu pour des ouvrages critiques
sur les impostures scientifiques et intellectuelles. Il est professeur au
Collège de France où il occupe la chaire de philosophie du langage et de la
connaissance. Nouveaux Regards : Nous souhaiterions, si vous le voulez bien, connaître l’état de vos réflexions et de vos travaux en matière philosophique, mais également vous interroger sur les problèmes d’actualité politique et sociale. En particulier, qu’en est-il, selon vous, des rapports entre le politique, les intellectuels et le pouvoir médiatique ? Jacques Bouveresse : Je viens de publier un article sur la question des médias et des intellectuels dans Le Monde diplomatique de mai dernier. J’en suis arrivé, je l'avoue, à un état assez voisin de la dépression vis-à-vis du monde intellectuel. Sur les incendies des immeubles vétustes où étaient entassées des familles immigrées, sur la crise des banlieues, sur les mobilisations contre le CPE, nous n’avons pas entendu ou lu la moindre réaction de nos grandes têtes pensantes ; pas une n’a réagi. Autrement dit, la question sociale a disparu. C’est bien ce que Bourdieu avait prévu dans les dernière années de sa vie. Nous en parlions souvent. La philosophie morale s’est complètement substituée à la philosophie sociale. Vous remarquerez que les livres qui se vendent se situent dans le registre « apprendre à vivre », comme ceux de notre illustre ex-ministre Luc Ferry. Vous remarquerez aussi la façon dont Alain Finkelkraut s’est exprimé sur le problème des banlieues, ou Hélène Carrère d’Encausse. Ce que nous avons entendu m'a semblé, dans leur cas, positivement honteux ; mais cela ne scandalise plus vraiment, parce que la prédication morale remplace de plus en plus la réflexion sur le social. Pour ce qui concerne la relation du monde politique et médiatique avec les intellectuels, le phénomène BHL m’intéresse depuis longtemps. Il y a d'ailleurs aussi la question des relations du monde politique avec les intellectuels. Les politiques sont tous béats d’admiration devant Bernard-Henri Lévy. J’ai lu le livre que Nicolas Beau et Olivier Toscer lui ont consacré 1. On y trouve une citation assez incroyable de Bernard Kouchner qui aurait dit : « Oh BHL, on savait depuis le début que c’était du toc, et qu'on a laissé faire. L'idéologie française, c'est aussi ça, parfois : conforter les intellectuels, même quand ils barbotent dans l'approximation et l'erreur.». J’ai trouvé ces propos effarants. Cela revient en gros à dire que, à tout prendre, mieux vaut passer pour des cyniques que pour des gogos. Les politiciens n’ont tenu aucun compte de ce qu’ont dit des gens sérieux et informés (comme par exemple Pierre Vidal-Naquet ) à propos de certains des livres de BHL. On n’est arrivé à rien, et en partie à cause de l’attitude du monde politique qui se prosterne devant la célébrité, alors qu’il ignore totalement les représentants de l’université lorsqu’ils essaient de dire « non ». Contre ce genre de chose, les arguments ne pèsent à peu près rien. N.R : Pourquoi êtes-vous devenu philosophe, et qu’est-ce, pour vous, être philosophe ? J.B : Pourquoi suis-je devenu philosophe ? Probablement comme beaucoup de gens dans mon cas, parce que j’ai eu un professeur de philosophie qui m’a fortement impressionné et même fasciné, et que je me suis dit que la philosophie était ce qu'il y avait de mieux et ce que je devais faire. La philosophie est censée s'occuper de questions qui sont plus importantes que toutes les autres et auxquelles il est absolument indispensable et urgent de s'attaquer. Alors qu’est-ce que c’est pour moi qu’être philosophe ? Donc, j’ai donc été enclin, de façon générale, à me concentrer davantage sur un aspect de la philosophie qu’on pourrait appeler critique, plutôt que constructif. C'est une attitude qui est souvent critiquée, parce qu'elle est considérée comme négatrice et stérile. On l'a reprochée à Wittgenstein et plus encore à Karl Kraus. Mais il ne faut pas oublier que si on veut avoir une chance de faire triompher la vérité, il faut commencer par lui faire de la place, et donc par éliminer l'erreur. Je crois aussi que l'on sait rarement avec certitude ce qu'il faut faire exactement, mais que l'on peut au moins, dans un bon nombre de cas, avoir les idées claires sur ce qu'il ne faut pas faire. Par conséquent, j’ai eu tendance à considérer, comme l’a
fait en particulier Wittgenstein, que l’aspect le plus important du travail,
en philosophie, réside dans la clarification conceptuelle et linguistique.
C’est un travail qui me semble à chaque instant plus nécessaire. Ainsi,
quand je vois l’utilisation que le monde politique fait du langage, j’ai
envie de faire de l’analyse et de la critique du langage, dans un sens plus
ou moins wittgensteinien, et de dénoncer les équivoques, les confusions
caractérisées, les sophismes, les approximations, les clichés, la rhétorique
creuse. C’est une tâche qui me semble éminemment philosophique. N.R : L’enseignement de la philosophie, tel qu’il est dispensé dans le secondaire par exemple, ne paraît pas très orienté vers l’aspect que vous privilégiez… J.B. : Il n’est effectivement pas très orienté sur cet
aspect. A un certain moment, j’ai participé à un travail de réflexion sur
l’enseignement de la philosophie avec Jaques Derrida. Comme vous le savez
peut-être, nous avions été chargés d’élaborer un projet de réforme qui a
suscité, à l’époque, des réactions virulentes d’une grande majorité des
professeurs de cette discipline. Une pétition dénonçant nos propositions a
été signée par 1 200 d’entre eux. La conséquence de cela a été que j’ai
décidé de ne plus intervenir publiquement sur cette question. Sur le
contenu, je persiste à penser que nos propositions étaient parfaitement
raisonnables. Peu de temps avant sa mort, Derrida a dit, dans une émission
de télévision, qu’il fallait se résigner à admettre que la corporation des
professeurs de philosophie était, en fait, profondément réactionnaire.
J’imagine sans peine ce que cette déclaration a dû lui coûter. J’ai, en effet, souvent eu l’impression que des réponses que je considère comme parfaitement raisonnables aujourd’hui seraient vraisemblablement tout à fait inacceptables et même probablement scandaleuses pour des élèves de terminale, parce qu’ils attendent autre chose. Ils veulent des réponses directes aux grandes questions concernant le sens de la vie. Si on leur dit : « Non, non, on ne peut pas s’attaquer à la question ainsi. Il faut d’abord faire un travail préalable de déblaiement, ce que Paul Valéry appelait le grand nettoyage de la situation verbale », ils risquent de ne pas comprendre. Commencer par s’interroger sur le sens même de la question, sur ce que l’on est en train de dire, et qui en fin de compte n’a peut-être pas de sens est une ascèse très difficile à faire accepter par des jeunes de cet âge. Est-ce que la formation des professeurs de philosophie leur
permet de faire face à ces difficultés ? Je n’en suis pas sûr. Mais je n’ai
pas de solution réelle à proposer. Je souhaiterais seulement que l’on
réfléchisse de manière sérieuse à la formation des enseignants, à ce qu’elle
devrait être pour que l’enseignement de la philosophie réponde à ce qu’on
est en droit d’attendre de lui aujourd’hui. N.R: En même temps, chez eux, il y a une grande attente et une grande joie de recevoir un enseignement de cette nature, même s’il y a des frustrations, des difficultés. Serait-il aujourd’hui envisageable de réfléchir à un enseignement philosophique au niveau européen, sachant que les politiques en matière éducative sont impulsées et se décident de plus en plus à ce niveau. J.B : Sur l’enseignement de la philosophie, je suis
entièrement d’accord : il faut le défendre, mais il faudrait sans doute le
réformer assez profondément. Qu’existe le besoin d’une réflexion proprement
européenne, j’y souscris entièrement, c’est même une des choses qui manque
le plus. L’Europe culturelle existe peut-être un peu, mais l’Europe
philosophique pratiquement pas. A part l’Allemagne (et encore), on ne sait
presque rien en France de ce qui se fait dans les autres pays européens (que
sait-on au juste de ce qui se fait en Italie ou en Espagne ? Et je ne parle
pas, bien entendu, de pays comme La Finlande, qui compte un nombre
exceptionnellement élevé de philosophes de tout premier ordre). Dans les
années 1960, on ne voulait rien savoir de ce qui se passait en philosophie
de l’autre côté de la Manche. N.R : Dans votre travail philosophique, percevez-vous différentes étapes ? Avez-vous l’impression d’avoir fait plusieurs choses en même temps ? On connaît surtout vos travaux sur la philosophie du langage de Wittgenstein. En bref, comment travaillez-vous ? J.B : En général, je travaille en même temps dans plusieurs
directions le plus souvent très différentes C’est assez compliqué parce que
je n’utilise pas de fiches et travaille presque uniquement de mémoire. Je
n’ai pas de difficulté particulière à passer d’un sujet donné à un autre,
même très éloigné, par exemple de Gödel à Karl Kraus. Une chose me rend
cependant un peu malheureux : je passe généralement pour un philosophe très
spécialisé, alors qu’en fait j’ai abordé à un moment ou à un autre (avec
quelle réussite, c’est une autre question) à peu près tous les secteurs de
la philosophie, des plus techniques aux plus « littéraires ». Le problème de la croyance est de plus en plus à l’ordre du
jour, et cela fait des années que je m’en préoccupe. Y a-t-il, comme on le
dit, un retour du religieux, ou bien n’est-ce qu’une simple apparence ? Ce
qui « revient » mérite-t-il, véritablement, d’être appelé le religieux, ou
bien ne s’agit-il pas en réalité de quelque chose d’autre ? J’ai été
beaucoup intéressé, sur ce point, par le livre de Georges Corm, La
Question religieuse au XXIe siècle
2, qui montre que, s’il y a des
formes nouvelles d’irruption du religieux dans le champ politique, il n’y a
probablement pas de retour de la religion elle-même. J’ai aussi relu avec
beaucoup de plaisir et de profit certains classiques comme Les Variétés
d’expériences religieuses, et La Volonté de croire de William James. N.R : En vous écoutant, on ne peut s’empêcher de penser, dans la même veine, à tout le travail de Platon pour dénoncer la rhétorique. Le problème est toujours là. Il explique en partie la crise actuelle que nous connaissons en politique. J.B : Nous avons nos Gorgias, nos Calliclès 3. Un peu comme Platon, j’essaie de défendre la vérité désarmée et menacée contre la toute-puissance de la rhétorique. La différence, évidemment, c’est que nous, nous avons accepté la démocratie, ce qui ne simplifie sûrement pas le problème. Platon et Aristote savaient, que la démocratie est toujours menacée par une forme de dégénérescence catastrophique qui s’appelle la démagogie. Nous sommes confrontés à des problèmes tout à fait semblables et qui sont, d’une certaine façon aggravés, par le fait que les systèmes de communication modernes fournissent à la manipulation et au mensonge des instruments d’une puissance inimaginable. Les dictateurs ne gouvernement pas seulement par la répression et la violence, mais également par le verbe. N.R : Vous revenez souvent à Karl Kraus. Quelle est son actualité sur la question du pouvoir des médias et de la presse ? Il est paru, ces derniers temps, une cascade d’ouvrages
critiques sur la presse. Mais ce n’est pas tout de formuler des diagnostics,
il faut aussi en tirer des conclusions. Or je n’ai pas l’impression que tel
ait été le cas. Kraus disait que l’anti-corruptionnisme abstrait sert la
corruption. Ce que l’on aimerait voir, ce sont des changements concrets et
l’on n’en voit pas beaucoup. Ainsi, les phénomènes d’« emballement »
médiatique, par exemple, peuvent avoir un effet absolument destructeur sur
la vie des gens (voir notamment ce qui s’est passé à l’occasion du procès
d’Outreau). On aimerait, après coup, que la presse ne se contente pas
d’excuses plus ou moins hypocrites, mais reconnaisse clairement ses fautes
et fasse le nécessaire pour qu’elles ne se répètent pas. Mais ce n’est pas
du tout l’impression qu’elle me donne. Pour être tout à fait franc, je dois
dire que son pouvoir (et sa bonne conscience) me font toujours un peu peur.
Le problème important, en ce qui concerne la corruption, n’est pas le fait qu’elle existe, mais bien la tolérance et la compréhension dont elle bénéficie. Comment expliquer autrement le succès politique d’un personnage aussi corrompu (et corrupteur) que Berlusconi qui, pour un peu, aurait réussi à se faire reconduire au pouvoir et espère bien, du reste, y revenir rapidement ? Ce sont les citoyens ordinaires qui commettent une faute quand ils renoncent à sanctionner la corruption notoire et choisissent même, dans certains cas, de la récompenser.. Comme le dit Kraus, le mot d’ordre semble être plus ou moins : « Ne perturbez pas les gens, mettez-vous à table ». Autrement dit, « N’embêtez pas les gens avec la corruption, faites en plutôt autant si vous le pouvez ». C’est désolant car, en France comme ailleurs, il y a un nombre considérable d’hommes et de femmes politiques qui sont très honnêtes, mais en même temps on a l’impression que, même eux, par solidarité, hésitent souvent à dénoncer ouvertement les brebis galeuses. Des exemples comme ceux de Pasqua ou de Tibéri, qui n’ont jamais jusqu’à présent été sanctionnés pour quoi que ce soit, incitent fortement à se demander s’il n’y a pas une sorte de prime à la corruption, tolérée plus ou moins par le monde politique lui-même. Ceux qui protestent sont qualifiés avec mépris de « moralistes », de puritains ou, pire encore, d’inquisiteurs. C’est désastreux, parce que le monde politique n’a sûrement pas fini de payer le discrédit dans lequel il est tombé et ne semble avoir aucune envie réelle de sortir. N.R : On a l’impression d’une réelle collusion entre les grands médias, les intellectuels et le pouvoir de l’argent. Comment en sortir ? J.B : Karl Kraus parlait de la détresse pitoyable des gens honnêtes face aux gens culottés, je dirais « culottés et malhonnêtes ». Les honnêtes gens ont rarement eu autant de raisons de se sentir floués et d’éprouver un sentiment de détresse face à l’arrogance et l’impudence des détenteurs du pouvoir et de l’argent qui se considèrent comme au-dessus des règles. Quand je vois le degré auquel on est tombé sous la domination du pouvoir de l’argent, c’est terrifiant. BHL nous a avertis à différentes reprises qu’il ne fallait
surtout pas « diaboliser » l’argent (c’est, d’après lui, une idée dangereuse
et, pour tout dire, préfasciste). Mais quand on observe avec quels égards et
même quelle vénération l’argent est traité aujourd’hui, il n’y a sûrement
pas de souci à se faire. Pour ma part, j’ai plutôt le sentiment qu’il est
proprement divinisé ! Je suis consterné par la passivité totale d’un monde
intellectuel qui contemple sans réagir l’évolution d’un capitalisme en
train, à bien des égards, de redevenir plus ou moins sauvage. Kraus avait
déjà commencé à se battre contre l’avènement d’une forme de capitalisme
essentiellement spéculatif et financier, orienté essentiellement en fonction
du profit des patrons et des actionnaires, et non de l’intérêt des salariés,
des entreprises et du pays lui-même. C’était déjà le cas, d’après lui, de
certaines des entreprises industrielles les plus puissantes en Autriche.
Compte tenu de ce qui est en train de se passer en ce moment, il y a des
textes de la Fackel qui, même s’ils ont été publiés dans les premières
années du XXe siècle, sont particulièrement intéressants à relire
aujourd’hui. Propos recueillis par Evelyne Rognon et Régine Tassi |