Nietzsche

Volonté de puissance §227

Origine des valeurs morales. - L'égoïsme vaut ce que vaut physiologiquement celui qui le possède. Chaque individu représente toute la ligne de l'évolution non seulement tel que l'entend la morale, comme quelque chose qui commence avec la naissance): s'il représente l'évolution ascendante de la ligne homme, sa valeur est en effet extraordinaire; et le souci qu'inspire la conservation et la protection de sa croissance nietzschepeut être extrême. Le souci de la promesse d'avenir qui est en lui donne à l'individu bien venu un si extraordinaire droit à l'égoïsme.) S'il représente, dans l'évolution, la ligne descendante, la décomposition, le malaise chronique, il faut lui attribuer peu de valeur: et la plus simple équité exige qu'il enlève aux hommes bien venus aussi peu de place, de force et de soleil que possible. Dans ce cas, la société a pour devoir d'assigner à l'égoïsme ses limites les plus étroites ( - l'égoïsme peut parfois se manifester d'une façon absurde, maladive, séditieuse - ): qu'il s'agisse d'individus ou de couches populaires tout entières qui s'étiolent et dépérissent. Une doctrine et une religion de l'" amour ", entrave de l'affirmation de soi, une religion de la patience, de la résignation, de l'aide mutuelle, en action et en paroles, peuvent être d'une valeur supérieure dans de pareilles couches, même aux yeux des dominants: car elles répriment les sentiments de la rivalité, du ressentiment, de l'envie qui sont propres aux êtres mal partagés - elles divinisent pour eux, sous le nom d'idéal, d'humilité et d'obéissance, l'état d'" esclavage ", d'infériorité, de pauvreté, de maladie, d'oppression. Cela explique pourquoi les classes (ou les races) dominantes, ainsi que les individus, ont maintenu sans cesse le culte de l'" altruisme ", l'évangile des humbles, le " Dieu sur la croix ". La prépondérance des évaluations altruistes est la conséquence d'un instinct en faveur de ce qui est mal venu. L'évaluation la plus profonde juge ici: " je ne vaux pas grand-chose "; - c'est là un jugement purement physiologique, c'est, plus exactement, le sentiment d'impuissance, le défaut d'un grand sentiment affirmatif de puissance (dans les muscles, les nerfs, les centres du mouvement). L'évaluation se traduit, selon la culture spécifique de ces couches, en jugement moral ou religieux (la prépondérance des jugements religieux ou moraux est toujours un signe de culture inférieure): elle cherche à trouver des fondements, dans les sphères par où l'idée de " valeur " est arrivée à sa connaissance. L'interprétation par laquelle le pécheur chrétien croit se comprendre lui-même est une tentative pour trouver justifié le manque de puissance et de confiance en soi: il aime mieux se sentir coupable que de se trouver vainement mauvais. C'est déjà un symptôme de décomposition que d'avoir besoin d'interprétation de ce genre. Dans d'autres cas, le déshérité ne cherche pas la raison de son infortune dans sa " faute " comme fait le chrétien, mais dans la société: tel le socialiste, l'anarchiste, le nihiliste, - en considérant leur existence comme quelque chose dont quelqu'un doit être la cause, ceux-ci se rapprochent du chrétien qui croit aussi pouvoir mieux supporter son malaise et sa mauvaise conformation lorsqu'il a trouvé quelqu'un qu'il peut en rendre responsable. L'instinct de la vengeance et du ressentiment apparaît ici, dans les deux cas, comme un moyen de supporter l'existence, comme une sorte d'instinct de conservation: de même que la préférence accordée à la théorie et à la pratique altruistes. La haine de l'égoïsme, que ce soit de celui qui vous est propre (chez le chrétien) ou de celui des autres (chez le socialiste) apparaît ainsi comme une évaluation où prédomine la vengeance; et, d'autre part, comme une ruse de l'esprit de conservation chez ceux qui souffrent par l'augmentation de leurs sentiments de mutualité et de réciprocité... En fin de compte, comme je l'ai déjà indiqué, cette décharge du ressentiment qui consiste à juger, à rejeter et à punir l'égoïsme (celui qui vous est propre ou l'étranger) est encore l'instinct de conservation chez les déshérités. En somme, le culte de l'altruisme est une forme spécifique de l'égoïsme qui se présente régulièrement dans des conditions physiologiques particulières. - Lorsque le socialiste exige, avec une belle indignation, la " justice ", le " droit ", les " droits égaux ", il se trouve seulement sous l'empire de sa culture insuffisante qui ne sait pas comprendre le pourquoi de sa souffrance: d'autre part c'est un plaisir pour lui; - s'il se trouvait en de meilleures conditions il se garderait bien de crier ainsi: il trouverait alors son plaisir ailleurs. Il en est de même du chrétien: celui-ci condamne, calomnie et maudit le " monde ", - il ne s'excepte pas lui-même. Mais ce n'est pas là une raison pour prendre au sérieux ses criailleries. Dans les deux cas, nous sommes encore parmi des malades à qui cela fait du bien de crier, à qui la calomnie procure un soulagement.