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Du fascisme des marques

LE monde s'est récemment fait l'écho d'un débat entre les antipub et les anti-antipub. D'un côté, le philosophe Robert Redeker ose un éloge de la raison publicitaire en arguant de la nécessité économique de la publicisation des biens et de la liberté de choix offerte aux consommateurs par la créativité publicitaire (Le Monde daté 11- 12  avril). De l'autre côté, Michael Löwy, proche du mouvement antipub, raille la capacité de la philosophie à prendre pour objet la pub et moque la propension de la publicité à nous humaniser (Le Monde du 15  avril).

Ce débat, pour le moins manichéen, est tout à fait représentatif de notre attitude foncièrement paradoxale à l'égard de la publicité. Car, finalement, que reproche-t-on à la publicité  ? D'une part, nous maudissons le caractère désenchanteur et strictement behaviouriste d'une publicité fondée sur un modèle pavlovien de type stimulus-réponse alors que ce modèle issu de l'univers de la réclame a depuis longtemps montré son efficacité commerciale. La mise en évidence des bénéfices consommateurs d'une marque à travers la démonstration produit, le test comparatif ou le micro-trottoir ne sont pas des gimmicks éculés mais bel et bien de véritables leviers stratégiques propres à développer les ventes d'une marque. Nous en voulons alors à la pub de nous rappeler que nous autres consommateurs sommes à bien des égards comparables au chien de Pavlov.

Nous avons d'autre part perdu la foi en une publicité "séguélienne" visant à projeter du rêve sur nos existences ternes. La publicité a en partie perdu sa crédibilité par un geste créatif trop souvent démiurgique visant à mythifier la marchandise pour accroître sa désirabilité. Elle pâtit en quelque sorte d'avoir déconnecté la valeur d'image des marques de la valeur fonctionnelle des produits. En définitive, nous lui reprochons à la fois de nous lobotomiser et de tenter de réenchanter notre existence.

Or, même si certaines critiques publiphobes sont justifiées, que fait fondamentalement le mouvement antipub si ce n'est faire de la pub à la publicité en accroissant sa viscosité et en témoignant de sa capacité à mobiliser et recouvrir l'ensemble du champ social  ? Jean Baudrillard n'hésitait pas, il y a plus de trente ans, dans La Société de consommation, à considérer la publicité comme "l'espèce parasite la plus coriace de notre culture (...) -étant- comme une plante parasite ou la flore intestinale, ce qui nous permet de métaboliser ce que nous absorbons, de faire du monde et de la violence du monde une substance consommable".

Néanmoins, en versant dans le clivage stérile entre publiphiles et publiphobes, nous nous trompons de débat en nous laissant aveugler par les dérives considérables d'une économie des marques supplantant jour après jour la société publicitaire. En outrant son pouvoir idéologique et discursif, la pub s'est irrémédiablement éloignée du produit et du consommateur, laissant notamment le champ libre à de nouveaux modes d'expression des marques, au premier rang desquels le design, comme le symbolise la starisation de Philippe Starck.

Qu'on le veuille ou non, la publicité est devenue un élément marginal et complètement périphérique d'une société post-publicitaire. Les vecteurs de transmission de l'idéologie marchande ne concernent plus uniquement la publicité qui, rappelons-le, représente de nos jours moins du tiers des dépenses de communication des entreprises. Les marques ont, depuis une quinzaine d'années, quitté les médias traditionnels pour entrer dans notre vie quotidienne et intime par d'incessants dispositifs "hors média" (produits dérivés, opérations promotionnelles, marketing relationnel...).

A la publicité, qui suppose toujours un caractère d'extériorité et de médiatisation, s'est subrepticement substituée une économie des marques fondée sur l'immédiateté et l'omniprésence. Un individu manipulant aujourd'hui plusieurs centaines de produits marqués par jour est exposé quotidiennement à plus de 2  000 logos et connaît environ 5  000 noms de marque. Il n'est plus aujourd'hui possible de faire 50 mètres dans le moindre espace urbain sans croiser un logo Nike, un distributeur de Coca-Cola ou un McDonald's.

En multipliant les dispositifs d'interactions avec les consommateurs, les marques sont devenues d'incontournables partenaires de leur vie quotidienne et un puissant ferment du lien social. En phagocytant progressivement l'espace psychologique, émotionnel et social des individus, elles sont devenues de véritables dispositifs idéologiques capables d'imposer un véritable programme politique. Celui-ci repose sur la sacralisation de la marchandise en élargissant la consommation bien au-delà de l'échange marchand, pour la transformer en une série d'expériences par lesquelles les individus échangent en permanence de la valeur et du sens et négocient finalement leur identité.

En proposant une théâtralisation constante des objets et des lieux, les marques se sont donné pour mission de réenchanter les actes de consommation, voire la vie, en proposant à leurs consommateurs une vision du monde assortie de préceptes de vie. De la sorte, elles visent à forger de véritables univers utopiques fondés sur une représentation précise du bien commun, ainsi que l'illustre de façon outrancière le logo de la marque Auchan  : "La vie, la vraie".

L'économie des marques s'est érigée sur une théorie du bien-être, enjoignant en permanence l'être ensemble et le partage de valeurs permettant de fonder le sens de la communauté. A ce titre, les grandes marques s'érigent de facto en instances de gouvernement de nos façons de voir, d'imaginer, de penser et de faire, et ce dès notre plus jeune âge. A la démarcation théologique puis politique succède peut-être la démarcation économique, fondée sur l'omniprésence de la consommation et l'ubiquité de la marque dans une société largement dépolitisée et sécularisée.

Il serait illusoire de penser avec Redeker que, contrairement à la propagande, l'économie des marques admet le pluralisme et permet à chacun de s'arracher aux conformismes gélatineux qu'elle produit. En effet, le système des marques fondé sur une variété apparente vise en fait à réduire les capacités de choix du consommateur par la création d'un ordre linguistique paradoxal fondé notamment sur la raréfaction des arguments et l'amaigrissement du discours par une mise au pas du langage. En somme, la marque signe la mort de toute dialectique par un discours privilégiant le principe d'économie (dire une chose très fort avec un minimum de déperdition ainsi que l'illustrent des dispositifs tels que les logos et les slogans), mais aussi par la dénégation du principe de contradiction, dans la mesure où les marques articulent en permanence des régimes de valeurs contradictoires.

Sous l'apparence de la diversité, elles diffusent en continu une sorte de rhétorique binaire (ancien contre nouveau, branché contre ringard, hommes contre femmes), qui fonde un discours monolithique se centrant sur un avantage consommateur unique et différenciant. Le pouvoir idéologique des marques est donc d'obédience politique en ce qu'il vise à canaliser le désir de façon à instaurer une sorte de désir commun se substituant à la coexistence de désirs additifs séparés et spécifiques. Il s'agit donc, ni plus ni moins, d'une totalitarisation des esprits et des corps qui vise à promouvoir un système dont on ne peut s'extraire car il englobe de façon dialectique tout argument et son contraire.

Il s'agit d'un système univoque qui vise à annihiler toute idée de différence en tentant en permanence de contraindre le consommateur par divers procédés. Alors que le marketing fait l'apologie de la différentiation, l'emprise exercée par les marques vise in fine à réduire toute différence et, par là même, à neutraliser le désir par une réduction de toute différence et l'abolition de toute spécificité. Il s'agit donc, sous le sceau de la séduction, de marquer l'autre (au sens physique et symbolique que recouvre le terme de marque) comme pour en nier l'altérité et le ramener à la fonction et au statut d'objet entièrement assimilable.

C'est pourquoi il ne faut plus hésiter à parler d'une fascisation des marques au sens où ce système est fondé sur des procédés tels que l'héroïsation du consommateur, la déstructuration du langage, l'élimination de toute idée de dialectique, l'illusion permanente de l'abondance et du choix et le sentiment d'appartenance à une communauté.

Il est donc grand temps de sortir de cette rhétorique binaire à laquelle nous assigne la diatribe antipub. Plutôt que de diaboliser la publicité, il apparaît bien plus urgent de réfléchir aux conséquences d'une véritable économie des marques qui flirte de plus en plus, à notre insu, avec ce qu'il faut bien appeler le fascisme.

par Benoît Heilbrunn

benoît heilbrunn est sémiologue, professeur de marketing à l'école de management de lyon (em  lyon).