Autour de la publicité

Philosophie publicitaire ?

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.04.04

GRÂCE à Robert Redeker, la philosophie a réussi cette tâche qui semblait auparavant impossible : légitimer la publicité. Certes, l'auteur du point de vue publié par Le Monde daté 11-12 avril reconnaît quelques dangers à l'activité publicitaire : la colonisation commerciale de l'imaginaire, la volonté d'évacuer de l'humain sa complexité et sa profondeur. Mais ce sont des aspects secondaires : le bilan de la publicité est bel et bien globalement positif.

Par exemple, nier la publicité revient à « nier les avantages de la mondialisation » : en effet, la publicité « décloisonne et déterritorialise les sociétés et les hommes bien plus que toute autre pratique ». Il ne donne pas d'exemples, mais on pourrait avancer celui-ci : grâce à la publicité de McDonald's, les différentes pratiques culinaires cloisonnées et territoriales sont remplacées par une seule, planétaire : n'est-ce pas formidable ? Les altermondialistes croient naïvement que leur mouvement, leurs Forums sociaux mondiaux sont une pratique qui rapproche les hommes et les femmes au-delà des frontières et des cultures ; or la publicité de Coca-Cola - ou de n'importe quel autre produit planétaire - est bien plus efficace, puisqu'elle forme « une sorte de liant universel, de colle par laquelle les hommes tiennent les uns aux autres ». Coca-Cola colle les humains : n'est-ce pas une évidence ? « Buveurs de Coca-Cola de tous les pays, unissez-vous ! » pourrait donc remplacer bien avantageusement le mot d'ordre des manifestants de Seattle, « Le monde n'est pas une marchandise ».

Comme le montre si bien M. Redeker, les anti-pub sont au fond des adversaires sournois de l'ordre capitaliste libéral. Un monde sans publicité serait un monde « sans circulation des marchandises », sans « créativité industrielle », bref, la fin du monde (capitaliste). Or, comme l'on sait bien, tout ennemi du système capitaliste libéral ne peut être qu'un partisan du « socialisme réellement existant », ce monde où la publicité avait été abolie au profit de la propagande. Margaret Thatcher l'avait définitivement argumenté : « There is no alternative » : si l'on ne veut pas le goulag, il faut accepter le capitalisme libéral - et donc les bienfaits de la publicité, rouage indispensable du système.

Autre argument important avancé par le philosophe : « suscitant du désir, la publicité humanise, nous rendant, au même titre que la raison, plus hommes ». Pourquoi seulement les hommes ? La publicité humanise aussi les femmes, en les montrant dans les plus diverses positions commercialement et publicitairement avantageuses : dénudées ou habillées, à quatre pattes dans un pré, à cheval sur une machine à laver, etc. Seuls des esprits chagrins et des partisans du voile islamique pourraient voir dans ces beaux exercices de l'art publicitaire une dégradation du corps féminin et une agression sexiste contre les femmes.

En fait, le combat des militants anti-pub est une double guerre « contre les images - réinvestissant les clichés d'une vieille iconoclastie - et contre les corps ». Leur plus ardent désir c'est de « couvrir nos villes, nos couloirs de métro d'un voile de monocolore tristesse ». Certains de ses militants argumentent qu'ils n'ont rien contre les images, mas seulement contre leur manipulation commerciale par la publicité ; ils voudraient que les couloirs du métro soient couverts de peintures, de poèmes et d'autres formes d'expression artistique - comme c'est le cas par exemple, à Mexico City. Cela ne fait que révéler ce que notre philosophe appelle le conformisme « hautain » des intellectuels, qui refusent obstinément de reconnaître la qualité esthétique et intellectuelle de la publicité. De toute façon, comme leur projet est utopique, les deux seules possibilités sont : la beauté publicitaire dans nos rues et nos métros, ou « le manteau gris de tristesse des pays totalitaires ».

En dernière analyse, observe Redeker, ce qui motive les publiphobes c'est la haine de la gaieté (c'est d'ailleurs le titre du point de vue) : « celle du corps, celle des villes et des murs du métro ». Bien vu ! Les adversaires de la pub sont des individus obtus, incapables de saisir la gaieté des interruptions publicitaires de films à la télévision ; ou la gaieté des innombrables prospectus multicolores qu'on trouve tous les matins dans sa boîte aux lettres ; ou la gaieté des magnifiques panneaux publicitaires de dizaines de mètres carrés, qui cachent nos tristes paysages, nos grises forêts et nos monotones fleurs sylvestres.

C'est sans doute la haine des corps qui inspire leur opposition à la publicité des boissons sucrières et autres produits alimentaires qui contribuent à l'obésité des enfants et des adultes. Il faut être un partisan des « formes les plus morbides de l'ascétisme » pour ne voir dans l'entreprise publicitaire, si gaie et si joyeuse, qu'une insidieuse manipulation commerciale des esprits, des consciences et des désirs.

Bref, il faut être un de ces utopistes ringards et archaïques, disciples du « mythe primitiviste du bon sauvage », qui croient encore qu'un autre monde est possible, pour pouvoir s'imaginer qu'un monde sans agression publicitaire soit possible.

Je pense que si les entreprises publicitaires distribuaient tous les ans un Prix de la philosophie publicitaire, Robert Redeker mériterait certainement cette distinction. Je ne vois personne qui puisse lui disputer la première place dans une telle compétition.

par Michael Löwy