Regarder comprendre se souvenir

La "pub" est-elle bienfaisante ou nocive  ?

LE débat qui a opposé dans ces colonnes Robert Redeker et Michael Löwy est évidemment passionnant. Qui peut se désintéresser aujourd'hui de la publicité et de ses conséquences  ? Mais ce débat montre ses limites car, rapidement, on n'y parle plus de la publicité elle-même. Ce thème devient secondaire et prétexte à un affrontement entre les deux auteurs sur le thème de la nocivité du libéralisme ou du socialisme. Voilà bien une caractéristique de l'époque. Quelque sujet que l'on aborde, le voilà ramené à l'affrontement de ces deux titans idéologiques. Et si l'on revenait à la question initiale, sur laquelle le public, très ambivalent, aimerait bien un peu d'éclaircissement. Alors, bienfait ou nocivité de la pub  ?

Le problème, à mon sens, est mal posé dès que l'on se met à parler de la publicité au singulier, comme s'il s'agissait d'un bloc homogène de pratiques à condamner ou à rejeter d'une seule pièce. N'est-il pas possible de distinguer plus précisément entre certaines pratiques publicitaires, qui respectent l'auditoire, et d'autres qui le méprisent, ou même tentent de le manipuler  ?

La publicité n'est pas là pour nous informer, elle est là pour nous convaincre. Il faut sans doute renoncer à la nostalgie de l'objectivité, au moins dans ce domaine. Un fabricant propose un produit, il tente de nous convaincre de l'acheter et, dans ce dessein, il peut utiliser toutes les ressources de l'argumentation. Il engage pour cela ceux qui sont censés en être les spécialistes, au moins dans ce domaine, les publicitaires.

Jusque-là nous sommes au cœur du dispositif démocratique dont l'un des piliers, comme l'avaient bien remarqué Kant et d'autres grands esprits des Lumières, est le principe de publicité des idées, au sens le plus large que l'on peut donner à ce terme. La démocratie, c'est la liberté, le débat, l'ensemble des pratiques qui consistent à se convaincre mutuellement dans le but de prendre des décisions. De ce point de vue, la parole publicitaire est autant nécessaire que la parole politique ou la parole publique en général. La publicité est la dernière branche qui a poussé sur le grand arbre de la rhétorique, forme de vie du langage elle-même consubstantielle à la démocratie.

Le problème, que les premiers démocrates grecs ont connu mieux que quiconque, est que l'on peut convaincre de différentes façons et qu'argumenter n'en est qu'un des versants, le plus pacifique et le plus respectueux des autres. Une analyse serrée des messages publicitaires fait apparaître qu'un certain nombre d'entre eux sont de nature typiquement argumentative  : ils nous proposent de bonnes raisons d'acheter les produits, dont ils nous font une présentation légitimement orientée. Ces messages nous laissent libres de notre choix et concourent à notre prise de décision.

Mais la même analyse nous révèle, hélas, que beaucoup d'autres messages publicitaires utilisent d'autres procédés pour convaincre, qui ne relèvent plus de la rhétorique mais plutôt de la manipulation. Les techniques sont connues. Par exemple, on accole à l'image du produit un stimulus séduisant, frappant, d'ordre érotique ou esthétique, et on espère que cette contamination par amalgame rendra en retour le produit séduisant pour l'acheteur potentiel. On ne cherche pas à lui proposer de bonnes raisons, on viole sa conscience à petites doses.

Qu'on ne s'y trompe pas, cela n'est pas sans efficacité. Les publicitaires le savent bien  : tous les procédés pour convaincre ne relèvent pas de la même catégorie, et beaucoup d'entre eux ont parfaitement conscience de franchir une ligne rouge lorsqu'ils passent d'un registre à un autre.

Cette ligne rouge qui sépare d'une part argumentation et respect de l'auditoire, de l'autre volonté de passer en force et cynisme, était bien connue du monde grec. Dans son traité de rhétorique, Aristote indique que la plupart des assemblées démocratiques n'admettent pas que l'on "plaide hors de la cause", que l'on quitte le terrain des arguments pour faire appel à des énoncés hors propos pour "séduire les juges". Comme dans l'histoire de la maîtresse de Praxitèle, qui tenta de se faire acquitter d'un meurtre en montrant son magnifique corps nu aux jurés. Le franchissement de cette ligne rouge, somme toute technique, fait sortir celui qui s'y laisse aller, de l'espace de la parole démocratique pour le ramener sur le terrain de l'archaïsme, de la force pure et de la violence pulsionnelle.

On se souvient qu'un juge français avait condamné la publicité pour Benetton, qui mettait en scène, en lieu et place d'arguments pour convaincre d'acheter les produits de cette marque, des images provocantes et choquantes de fesses masculines nues estampillées "HIV". On se souvient moins des attendus du jugement. La condamnation était doublement motivée, d'une part par le fait qu'il y avait atteinte aux droits et à la sensibilité des victimes du sida, et d'autre part parce que le message n'avait rien à voir avec le produit. Le juge avait-il lu Aristote  ? En tout cas, il savait, en homme de la loi démocratique, que plaider hors de la cause est condamnable sur le fond parce que cela touche à un principe essentiel.

A l'aune du "plaider hors de la cause", beaucoup de publicités aujourd'hui ne passent pas l'examen de la démocratie. Il est vrai que, comme ses juges sont issus de la profession elle-même et qu'ils "vérifient"assez peu, les auteurs de tels débordements n'ont rien à craindre pour l'instant.

On voit donc que si l'on ne parle pas de la publicité mais des publicités, les auteurs qui se sont affrontés dans les colonnes du Monde ont tous les deux raison. Robert Redeker peut, en toute légitimité, vanter les mérites démocratiques de la publicité. Mais, puisqu'il évoque lui-même les contraintes de la propagande, il gagnerait à reconnaître que celle-ci a une place de choix au cœur du dispositif publicitaire lui-même.

Michael Löwy, quant à lui, pourrait admettre, sans que le fond de son analyse en souffrît, que l'" insidieuse manipulation commerciale des esprits, des consciences et des désirs" qu'il évoque ne vaut que pour certains procédés, parfaitement condamnables. Ce n'est pas parce qu'un produit est commercial qu'il ne peut pas être l'objet d'une argumentation respectueuse du client. Ainsi ce n'est pas la représentation du corps de la femme, ou de l'homme, dans l'espace public qui est en soi condamnable (c'est un autre débat) mais son instrumentalisation comme procédé quasi pavlovien par certains publicitaires.

A trop condamner la publicité en général, ceux qui s'y livreraient seraient vite entraînés sur la pente de la condamnation du politique en soi - "tous menteurs  !" - et de toute parole publique - "tous manipulés  !". A trop la louer, comme si on devait y être libre d'utiliser tous les procédés langagiers, jusqu'aux plus cyniques, on prend le risque d'encourager, par extension, une totale liberté de la parole politique et de faire ainsi le lit des démagogues qui menacent aujourd'hui d'envahir l'espace politique.

Sur le fond, nos deux auteurs ont raison. Il faut débattre de la publicité car elle met en scène, sous nos yeux, l'ambivalence du statut de la parole et, peut-être, nos hésitations sur les bienfaits de la démocratie.

par Philippe Breton

Philippe Breton est chercheur au cnrs.