Euclide

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Euclide a tord : les espaces ne sont pas homogènes. Il eût été trop beau sans doute que les points, atomes géométriques de notre imagination n’emplissent aucun espace et s’équivalent comme autant de nombres essentiels à notre action. Non, vraiment, les points sont ici, devant nous, comme autant de menaces invisibles qui chantent leurs dirimantes certitudes.

Non les flèches ne percent jamais leurs cibles et vains sont les efforts d’Achille à pourfendre l’ennemi. L’histoire sans fin déroule invariablement ses péripéties qui toutes reviennent au même point, où la flèche, sans doute pour nous complaire, contrefait le mouvement. Et l’histoire, sans finitude aucune, déroule ses péripéties sans qu’on en puisse jamais espérer le terme.

Le père regarde sa progéniture poser ses pas dans les mêmes traces erratiques et pleure de soupçonner ses leçons inaudibles ; la mère rêve d’un palais où l’harmonie le disputerait à l’amour et souffre des invectives que pourfendent dans leur course folle les flèches qui décidément atteignent toutes les cibles de n’en viser aucune. Et l’enfant, l’enfant surtout, qui dans son empressement à déchirer les limbes, contrefait la marche, droite et fière de qui veut grandir, sait-il que demain, dans l’angoisse de ses douleurs, dans l’incertitude de ses errances, dans l’extase fugace de ses lueurs, sait-il vraiment que bientôt il gémira d’avoir délaissé ce seul continent où les roses sont rouges et les rires lumineux ?

Qohélet l’a proclamé, Nietzsche l’a écrit : le sillon que nous traçons derrière la mégalomanie des maîtres, toujours finit par s’incurver et le cercle qu’il trace, pour rassurant qu’il puisse sembler, nous enserre néanmoins dans le cercle infini de nos babillages.

Le temps n’est pas, il est seulement la trace de nos pas incertains abandonnée sur le sable de nos insuccès, de nos rires et de nos peurs. Le temps ne va nulle part, non plus que nous : ni de l’avant, ni de l’arrière ; il est, comme nos gesticulations ridicules à vouloir vivre, cet interstice précieux et tragique à la fois, où le mouvement semble s’arracher à l’inertie mais la prolonge pourtant. Oui, le moteur est immobile ainsi que nos bras malhabiles ; vivre n’est jamais que ce soupir poussé, presque par inadvertance, dont on ignore pour toujours s’il est de délivrance ou de souffrance.

L’arbre, au printemps écorné, semble fier de son ramage et porte les pépiements volages comme autant de promesses que d’aubes. Les corps perclus d’engelures réinventent une ultime fois l’aubade, où d’ensemble, le chemin semble retrouvé où se parler, se chanter et rêver. Et, par cet extase redessinée, veulent tracer la ligne si fragile où l’autre enfin ne serait plus l’autre, mais celui qui, dans l’étreinte et le recueillement, s’approche et se mêle. Mais les corps, comme les âmes désapprennent trop vite l’oblation et le cercle menace d’encore se refermer. La tristesse, engoncée dans les replis intimes de l’être,  menace toujours le don comme si joie et tristesse mêlées étaient le destin de la main offerte, ou que rien d’ultime ne se pût jamais ni offrir ni recevoir. La main tendue bientôt se referme dans l’air vicié de nos certitudes, harassée de tant contenir, évidée de ne savoir plus rien transmettre. Calleux d’avoir trop et si mal servi, le poing se referme quand il se rêvait offertoire : oui, décidément la main résume, pour notre gloire et notre infortune, toute l’ambivalence de l’être. Main qui frappe ou qui caresse, qui détruit ou échafaude ; main tendue ; mais armée.

L’homme tout entier réside dans sa main.

Celui-ci avec ferveur rabote et réchauffera bientôt les pieds de son aimée de ce sabot massif et pourtant si finement ciselé parce qu’il sait qu’il n’est de vie que par cet entrelacs  tant attendu où le corps échaudé embraserait enfin l’âme. Tel autre, malhabile à saisir et maintenir ce qui du réel résiste, dessine sur la page, de sa main hésitante mais spontanée pourtant, ces arabesques invraisemblables d’où pourtant émergera le sens. L’ode qu’il compose, la ligne qu’il trace valent moins que la musique qu’elles exhalent. Sans doute importe-t-il que les mots s’envolent, car la cadence à peine contournée, s’incurve dans l’âme et y déposera, dans l’arithmétique des gestes, un peu de cette itération qui ouvre à l’effort la grâce d’un chemin.

De la main qui déchire à celle qui sur le corps offert caresse le crépuscule des jours,  de la main qui charroie les sols à celle qui défait, toujours brame la même rage d’être.

Il n’est qu’un lieu, qu’une alvéole où l’effort le conjugue à l’être et ce lieu sans doute le connaissons-nous de l’avoir tant désappris. Il n’a ni nom ni espace, infini d’étroitesse, dilapidateur de retenue, il gît où croît le désert, dans ce qui sauve et se perd, dans l’insondable mouvement qui nous relie.

Pépite muette gisant au coin écorné de la pierre où achoppent nos efforts, rêve inavouable de tous les orpailleurs de l’âme, aveuglante d’être si visible, inaccessible d’être si proche.

 

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