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Le point est imperceptible, vraiment. Un plateau étroit, couvert de ces prairies chatoyantes de simple verdeur à faire s’ébaudir les plus fringants troupeaux. Plat et calme, sans d’autre bruit que ce grésillement fracassant que fait retentir l’éternité quand elle paraît surgir des entrailles de la glaise ou des confins de l’univers, espace étroit au temps si étale, comme engoncé dans l’étroite vallée dessinée par le rideau moiré de monts si timides qu’ils s’achèvent humblement en rotondes collines, l’endroit est remarquable pourtant qui trace la ligne pliant le monde en deux, comme un papier sitôt ciselé.

Combien en ai-je rêvé de ces espaces insolites à force d’être banals, une trappe ici, un miroir là, qui, moins que de tracer une ligne de partage, ouvriraient au contraire le passage, j’allais écrire le basculement vers l’ailleurs, vers l’autre ; cet avers d’ici où tout fût contraire voire seulement différent, où tout fût mêlé voire emmêlé, où les brebis eussent désappris de bêler et les chiens d’aboyer pour les mieux rassembler ; où, plutôt, ovins et canins, dans le même maelström épais effilocheraient à la mesure de leurs inerties une identité toujours instable. J’ai rêvé, c’est vrai, de ces espaces qui conjugueraient notre impuissance de ces temporalités toujours plus figées, à la mesure de leur épanouissement. J’ai rêvé, oui, de ces espaces au temps mêlés où se mesureraient le lien et la déchirure car le temps justement à la fois tranche et s’écoule.

Ici, sans que rien ne le vienne marquer ni le veuille provoquer, par la plus folle des nécessités ou le plus sage des hasards, se fait presque oublier une ligne de partage : en deçà, les minces ruisselets qui, ici, accumulent de quoi faire source, filent vers le sud en d’impétueux fleuves empressés d’épouser la chaleur des vignes qui octroieront à leurs eaux ce carmin si précieux des pays d’oc. Au-delà, des rus presque identiques plongent vers le nord en des lits trop sages pour ne pas s’évaser à la démesure des rêves qu’ils arrachent, des roideurs qu’ils engouffrent.

Pourquoi cette infinie gouttelette sourdant du sol, s’achèvera dans la Mer du Nord plutôt que dans la Méditerranée, je l’ignore ! Je sais seulement qu’il en des lieux comme de ces temps qui percent ou comblent notre existence.

L’instant, lui aussi, se laisse malaisément percevoir. Il en est de lui, comme de cette ligne d’horizon, qui toujours définit notre visée, mais inlassablement se soustrait à nos mains trop avides. Il est la forme que prend notre présent, toujours ôté sitôt qu’approché. Je ne sais si le temps change, comme on dit, ou que nous changions en lui, je sais juste qu’il ne se décline que deux fois. Au futur, il dessine les formes de notre vanité, parfois de notre fatuité ; au passé, les subsides de nos regrets ou de nos amours. Entre les deux, rien ou presque, cette tempête silencieuse qui nous traverse et nous étreint.

Tel marche, serein, dans la forêt en quête de son silence ; tel autre s’agenouille et embrasse son enfant avide de babils : les deux franchissent sans le savoir la ligne qui partage l’être. Où deviner l’adret, où dénicher l’ubac ? Où, dans ces monts presque inassouvis du désir, repérer le soleil offert ?

Là, au ponant, percluse d’amours effritées, de rêves forgés et de terre labourées, il est une ligne où la sagesse le dispute à la patience et le rêve au désir. Là, il faut s’asseoir et miraculeusement s’émouvoir des couleurs égayées que l’aventure, au pénultième arpent sait encore croquer. Pleurer devant l’accomplissement bientôt offert, non pour s’en attrister que pour s’en repaître pour la promesse renouvelée.

Ici, au levant, gourd de tant de jeunesse accumulée, de fougue brouillonne, la même ligne jette, de part et d’autre, le geste avaricieux et l’alvéole de l’être. Ici, il faudrait, mais le bras si impatient le permettra-t-il jamais, il faudrait oui ! s’asseoir plutôt que de brusquer sans cesse l'ardeur de l’avenir, s’agenouiller et scruter, l’immarcescible seconde où le soleil dénudera, comme aux confins des origines, les éclisses liminaires de ses lueurs.

 Aux confins de la sagesse et de la puissance, gît cette ligne-là, comme si l’une et l’autre ne se pouvaient rejoindre qu’en cette parousie improbable, qui ne gît ni au mitant, ni aux bordures de nos pas, mais dans cette lente bourrasque qui nous entraîne tous, où sans y prendre garde le futur sitôt qu’entraperçu, s’effrite déjà dans l’histoire. Cette ligne, nous traverse, comme si nous n’étions, nous-mêmes que cet espace plié d’entre le Nord et le Sud, écartelés de désirs et de craintes, de torpides espérances, ou de froidures évites.

Elle qui traverse, incontinent mon chemin, ploie sans même le croire, la quadrature des projets, des désirs et des monotonies. La raison si bien trempée qui fit dessiner l’ordre, pulvérise la roide crainte en autant d’ions oniriques que d’atomes erratiques. Le sage ordonnancement explose, et le torrent, fougueux semble défier la ligne et vouloir inverser l’ordre. 

J’aime, oui, ces lignes, de ne les voir jamais, de les redouter en même temps qu’esquisser, pour la pliure de l’âme qu’elles exigent, pour le renversement qu’elles imposent. Celle-là, eût pu longer la ligne, et j’eusse pu ne pas même l’apercevoir. Mais il en est des lignes comme des fronts, sitôt plantés, sitôt pourfendus.

Il en est, ainsi, des instant, profonds comme des abysses infinis, où l’être exorbitant semble devoir s’engloutir, mais où l’enfouissement même, miraculeusement, métamorphose la révélation.

L’être décidément s’enorgueillit où il est au plus ténu : aux bordures presque effilochées des tissus, aux arêtes sournoises des crêtes trop fières pour ne pas défier les cieux. La ligne n’est jamais droite : trop féminine, elle est à la jointure ce qui à la fois sépare et recueille, la statuaire accomplie de l’ambivalence de l’être.

J’aime que la pensée et le temps ourdissent ainsi leur improbable complot pour dessiner ce ruissellement sempiternel où ce qui sépare miraculeusement revigore ce qui unit.

Pour autant qu’elle le puisse et veuille encore, la ligne est d’amour et l’être qui s’y niche, prêt à bondir, à tout bousculer, à tout embellir, prompt à briser et édifier, à gommer et esquisser, et tout uniment, rassembler Nord et Sud, Occident comme Orient, cet être, oui, ne saurait porter d’autre nom que le tien.