Cette
conception de l'histoire a donc pour base le développement du procès réel de
la production, et cela en partant de la production matérielle de la vie
immédiate ; elle conçoit la forme des relations humaines liée à ce mode de
production et engendrée par elle, je veux dire la société civile à ses
différents stades, comme étant le fondement de toute l'histoire, ce qui
consiste à la représenter dans son action en tant qu'Etat aussi bien qu'à
expliquer par elle l'ensemble des diverses productions théoriques et des
formes de la conscience, religion, philosophie, morale, etc., et à suivre sa
genèse à partir de ces productions, ce qui permet alors naturellement de
représenter la chose dans sa totalité (et d'examiner aussi l'action
réciproque de ses différents aspects). Elle n'est pas obligée, comme la
conception idéaliste de l'histoire, de chercher une catégorie dans chaque
période, mais elle demeure constamment sur le sol réel de l'histoire ; elle
n'explique pas la pratique d'après l'idée, elle explique la formation des
idées d'après la pratique matérielle. (...)
Ce sont également ces conditions de vie, que trouvent prêtes les diverses
générations, qui déterminent si la secousse révolutionnaire, qui se
reproduit périodiquement dans l'histoire, sera assez forte pour renverser
les bases de tout ce qui existe ; les éléments matériels d'un bouleversement
total sont, d'une part, les forces productives existantes et, d'autre part,
la formation d'une masse révolutionnaire qui fasse la révolution, non
seulement contre des conditions particulières de la société passée, mais
contre la « production de la vie » antérieure elle-même, contre l'« ensemble
de l'activité » qui en est le fondement ; si ces conditions n'existent pas,
il est tout à fait indifférent, pour le développement pratique, que l'Idée
de ce bouleversement ait déjà été exprimée mille fois... comme le prouve
l'histoire du communisme.
Jusqu'ici, toute conception historique a, ou bien laissé complètement de
côté cette base réelle de l'histoire, ou l'a considérée comme une chose
accessoire, n'ayant aucun lien avec la marche de l'histoire. De ce fait,
l'histoire doit toujours être écrite d'après une norme située en dehors
d'elle. La production réelle de la vie apparaît à l'origine de l'histoire,
tandis que ce qui est proprement historique apparaît comme séparé de la vie
ordinaire, comme extra et supra-terrestre. Les rapports entre les hommes et
la nature sont de ce fait exclus de l'histoire, ce qui engendre l'opposition
entre la nature et l'histoire.
Par conséquent, cette conception n'a pu voir dans l'histoire que les grands
événements historiques et politiques, des luttes religieuses et somme toute
théoriques, et elle a dû, en particulier, partager pour chaque époque
historique, l'illusion de cette époque. Mettons qu'une époque s'imagine être
déterminée par des motifs purement « politiques » ou « religieux », bien que
« politique » et « religion » ne soient que des formes de ses moteurs
réels : son historien accepte alors cette opinion. L'« imagination », la
« représentation » que ces hommes déterminés se font de leur pratique réelle
se transforme en la seule puissance déterminante et active qui domine et
détermine la pratique de ces hommes.
|