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La Raison dans l'histoire.

Dans l'histoire universelle nous avons affaire à l'Idée telle qu'elle se manifeste dans l'élément de la volonté et de la liberté humaines. Ici la volonté est la base abstraite de la liberté, mais le produit qui en résulte forme l'existence éthique du peuple. Le premier principe de l'Idée est l'Idée elle-même, dans son abstraction ; l'autre principe est constitué par les passions humaines. Les deux ensemble forment la trame et le fil de l'histoire universelle. L'Idée en tant que telle est la réalité ; les passions sont le bras avec lequel elle gouverne.
Ici ou là, les hommes défendent leurs buts particuliers contre le droit général ; ils agissent librement. Mais ce qui constitue le fondement général, l'élément substantiel, le droit n'en est pas troublé. Il en va de même pour l'ordre du monde. Ses éléments sont d'une part les passions, de l'autre la Raison. Les passions constituent l'élément actif. Elles ne sont pas toujours opposées à l'ordre éthique ; bien au contraire, elles réalisent l'Universel. En ce qui concerne la morale des passions, il est évident qu'elles n'aspirent qu'à leur propre intérêt. De ce côté ci, elles apparaissent comme égoïstes et mauvaises. Or ce qui est actif est toujours individuel : dans l'action je suis moi-même, c'est mon propre but que je cherche à accomplir. Mais ce but peut être bon, et même universel. L'intérêt peut être tout à fait particulier mais il ne s'ensuit pas qu'il soit opposé à l'Universel. L'Universel doit se réaliser par le particulier.
Nous disons donc que rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque refoulant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion.

 

La Raison dans l'Histoire, (cours professé en 1830),
 trad. Kostas Papaioannou, coll. 10/18,1965, p. 201.

L'histoire se meut sur un terrain plus élevé que celui où la moralité a proprement sa demeure, et constitue la morale privée (Privatgesinnung), la conscience (Gewissen) des individus, leur volonté propre et leur manière d'agir, toutes choses qui possèdent en elles-mêmes leur valeur et leur imputation, leur récompense et leur châtiment. Mais ce que la fin ultime existant en soi et pour soi de l'Esprit requiert et accomplit, ce que fait la Providence, se trouve au-dessus des obligations, des estimations et des prétentions dont relèvent les individus du point de vue de leur éthique. Ceux qui ont résisté, par conviction éthique et donc par noblesse morale, à ce que le progrès de l'idée de l'Esprit rendait nécessaire, se situent, du point de vue de la L'histoire se meut sur un terrain plus élevé que celui où la moralité a proprement sa demeure, et constitue la morale privée (Privatgesinnung), la conscience (Gewissen) des individus, leur volonté propre et leur manière d'agir, toutes choses qui possèdent en elles-mêmes leur valeur et leur imputation, leur récompense et leur châtiment. Mais ce que la fin ultime existant en soi et pour soi de l'Esprit requiert et accomplit, ce que fait la Providence, se trouve au-dessus des obligations, des estimations et des prétentions dont relèvent les individus du point de vue de leur éthique. Ceux qui ont résisté, par conviction éthique et donc par noblesse morale, à ce que le progrès de l'idée de l'Esprit rendait nécessaire, se situent, du point de vue de la valeur morale, plus haut que ceux dont les crimes sont convertis, dans un ordre supérieur, en moyens d'exécution de la volonté de cet ordre supérieur. Mais, dans les bouleversements de ce genre, les deux partis se situent généralement à l'intérieur d'un monde en ruine ; il en résulte que le droit défendu par ceux qui se considèrent comme légalement justifiés, n'est qu'un droit formel, abandonné par l'Esprit vivant et par Dieu. Les actions des grands hommes, qui sont des individus, appartenant à l'histoire universelle, paraissent ainsi justifiées, non seulement en raison de leur inconsciente signification intérieure, mais aussi au point de vue du monde. Ce point de vue implique d'ailleurs que les milieux moralisants (moralische Kreisen) n'ont aucun droit de poser des exigences à l'encontre des grandes actions historiques et de leurs auteurs, car ceux-ci n'y appartiennent pas. La litanie des vertus privées, modestie, humilité, amour du prochain, bienfaisance, ne doit pas leur être opposée. Du reste l'histoire universelle pourrait entièrement négliger la sphère où se situent la moralité et l'opposition — dont on a si souvent et si faussement parlé — entre la morale et la politique ; et cela, non seulement parce que l'histoire devrait s'abstenir de tout jugement — ses principes et le nécessaire rapport des actions à ceux-ci sont déjà en soi le jugement — mais parce que les individus en tant que tels n'entrent pas dans son jeu et qu'elle peut donc les passer complètement sous silence. En effet, ce qu'elle doit raconter ce sont les actes de l'Esprit des peuples.

 

Ces grands hommes semblent obéir uniquement à leur passion, à leur caprice. Mais ce qu'ils veulent est l'universel. (...) C'est la psychologie des maîtres d'école qui sépare ces deux aspects. Ayant réduit la passion à une manie, elle rend suspecte la morale de ces hommes ; ensuite, elle tient les conséquences de leurs actes pour leurs vrais motifs et leurs actes mêmes pour des moyens au service de ces buts : leurs actions s'expliquent par la manie des grandeurs ou la manie des conquêtes. Ainsi par exemple l'aspiration d'Alexandre est réduite à la manie de conquête, donc à quelque chose de subjectif qui n'est pas le Bien. Cette réflexion dite psychologique explique par le fond du cœur toutes les actions et leur donne une forme subjective. De ce point de vue, les protagonistes de l'histoire auraient tout fait, poussés par une passion grande ou petite ou par une manie, et ne méritent donc pas d'être considérés comme des hommes moraux. Alexandre de Macédoine a conquis une partie de la Grèce, puis l'Asie ; il a donc été un obsédé de conquêtes. Il a agi par manie de conquêtes, par manie de gloire, et la preuve en est qu'il s'est couvert de gloire. Quel maître d'école n'a pas démontré d'avance qu'Alexandre le Grand, Jules César et les hommes de la même espèce ont tous été poussés par de telles passions et que, par conséquent, ils ont été des hommes immoraux ? D'où il suit aussitôt que lui, le maître d'école, vaut mieux que ces gens-là, car il n'a pas de ces passions et en donne comme preuve qu'il n'a pas conquis l'Asie, ni vaincu Darius et Porus, mais qu'il est un homme qui vit bien et a laissé également les autres vivre.

 

L'expérience et l'histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils n'ont jamais agi suivant les maximes qu'on aurait pu en tirer. Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si particulière, que c'est seulement en fonction de cette situation unique qu'il doit se décider : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d'aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent ; il n'a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l'actualité.

 

Les individus historiques sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hommes veulent. Il est difficile de savoir ce qu'on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela, mais on reste dans le négatif et le mécontentement : la conscience de l'affirmatif peut fort bien faire défaut. Mais les grands hommes savent aussi que ce qu'ils veulent est l'affirmatif. C'est leur propre satisfaction qu'ils cherchent : ils n'agissent pas pour satisfaire les autres. S'ils voulaient satisfaire les autres, ils eussent eu beaucoup à faire parce que les autres ne savent pas ce que veut l'époque et ce qu'ils veulent eux-mêmes. Il serait vain de résister à ces personnalités historiques parce qu'elles sont irrésistiblement poussées à accomplir leur œuvre. Il apparaît par la suite qu'ils ont eu raison, et les autres, même s'ils ne croyaient pas que c'était bien ce qu'ils voulaient, s'y attachent et laissent faire. Car l'œuvre du grand homme exerce en eux et sur eux un pouvoir auquel ils ne peuvent pas résister, même s'ils le considèrent comme un pouvoir extérieur et étranger, même s'il va l'encontre de ce qu'ils croient être leur volonté.

 

G.W. F. Hegel, Introduction à la philosophie de l'histoire
— La raison dans l'histoire
. Paris, Plon — 10/18, 1965.
Traduction de Kostas Papaioannou, pp. 5-56.

 

 

(…) Je distingue trois manières d'écrire l'histoire: a) l'histoire originale; b) l'histoire réfléchie; c) l'histoire philosophique. 

a) En ce qui concerne l'histoire originale, on peut en donner une image précise en citant quelques noms: Hérodote, Thucydide, etc. Il s'agit d'historiens qui ont surtout décrit les actions, les événements et les situations qu'ils ont vécus, qui ont été personnellement attentifs à leur esprit, qui ont fait passer dans le royaume de la représentation spirituelle ce qui était événement extérieur et fait brut, et qui ont transformé ce qui a simplement été en quelque chose de spirituel, en une représentation du sens interne et externe. C'est de la même manière que procède le poète qui donne à la matière de ses impressions la forme de la représentation sensible. Dans l'œuvre de ces historiens, on trouve, il est vrai, comme un ingrédient, des rapports et des récits faits par d'autres, mais seulement à l'état de matière première contingente et subordonnée. Le poète lui aussi est tributaire de sa culture, de sa langue et des connaissances qu'il a reçues — mais son œuvre lui appartient en propre. De même l'historien compose en un tout ce qui appartient au passé, ce qui s'est éparpillé dans le souvenir subjectif et contingent et ne se maintient que dans la fluidité de la mémoire; il le dépose dans le temple de Mnémosyne et lui confère une durée immortelle. De tels historiens transplantent les faits du passé sur un sol meilleur et supérieur au monde de la caducité dans lequel ceux-ci se sont passés, et les élèvent dans le royaume des esprits immortels où, comme aux Champs-Élysées des Anciens, les héros accomplissent éternellement ce qu'ils ont fait une seule fois dans leur vie. 

De cette histoire originale j'exclus les mythes, les traditions, les chants populaires et les poèmes en général, car ce sont des modes confus [de commémoration], propres aux peuples dont la conscience demeure confuse. Je reviendrai plus tard sur la question de savoir quels sont les rapports qui existent entre un peuple et sa conscience de l'histoire. Les peuples à conscience confuse non plus que leur histoire confuse ne peuvent devenir l'objet de l'histoire philosophique, laquelle a pour but de connaître l'Idée dans l'histoire, de saisir l'esprit des peuples qui ont pris conscience de leur principe et savent ce qu'ils sont et ce qu'ils font. 

Nous verrons plus tard quel est le rapport entre l'histoire (historia) et la chronique (res gestae). La véritable histoire objective d'un peuple commence lorsqu'elle devient aussi une histoire écrite (Historié). Une civilisation (par exemple celle trois fois millénaire de l'Inde) qui n'est pas parvenue à écrire sa propre histoire est également incapable d'évolution culturelle. 

Ces historiens originaux transforment donc les événements, les actes et les situations de l'actualité en une œuvre de représentation destinée à la représentation. Il en résulte que: a) le contenu de ces histoires est nécessairement limité: leur matière essentielle est ce qui est vivant dans la propre expérience de l'historien et dans les intérêts actuels des hommes, ce qui est vivant et actuel dans leur milieu. 

L'auteur décrit ce à quoi il a plus ou moins participé, tout au moins ce qu'il a vécu: des époques peu étendues, des figures individuelles d'hommes et des faits. Ce qu'il élabore est sa propre expérience vécue et c'est avec des traits isolés, non réfléchis, qu'il compose son tableau pour offrir à la postérité une image aussi précise que celle qu'il avait lui-même devant les yeux ou celle que lui offraient les récits également intuitifs des autres. 

b) Un autre trait caractéristique de ces histoires, c'est l'unité d'esprit, la communauté de culture qui existe entre l'écrivain et les actions qu'il raconte, les événements dont il fait sou oeuvre. 

Il est dispensé de la réflexion car il vit dans l'esprit même de l'événement et n'a pas besoin de le transcender comme il arrive dans toute compréhension réflexive. Cette communauté d'esprit existe même lorsque la société est plus fortement divisée en classes (Stand) et que la culture et les maximes morales dépendent de la classe à laquelle appartient l'individu; dans ce cas l'historien doit appartenir à la classe des hommes d'État et des chefs d'armée dont les buts, les intentions et les actes ont façonné le monde politique qu'il décrit. Dans la mesure où l'esprit de ce monde politique est formé et élaboré, (le chef politique ou militaire qui en devient l'historien) est lui aussi conscient de soi. Un aspect essentiel de sa vie et de son action a été précisément la conscience qu'il a eue de ses buts et de ses intérêts ainsi que de ses principes; un aspect de son action, la manière dont il s'est expliqué devant les autres pour influencer leur jugement et mettre en mouvement leur volonté. 

En ce sens, les discours sont des actes et même des actes tout à fait essentiels et très efficaces. Certes, on entend souvent des hommes se justifier en disant « Ce n'étaient que des paroles ». Si cela est vrai, s'il ne s'agit que de mots, leur innocence est établie; en effet, de tels discours ne sont que de purs bavardages et le bavardage jouit du privilège de l'innocence. Mais les discours entre peuples ou bien ceux qui s'adressent à des peuples et des princes sont des actes et en tant que tels ils constituent un objet essentiel de l'histoire, en particulier de l'histoire antique. 

Ce qui compte, ce ne sont pas les réflexions personnelles par lesquelles l'auteur interprète et présente cette conscience; il doit plutôt laisser les individus et les peuples dire eux-mêmes ce qu'ils veulent, ce qu'ils croient vouloir. Il ne s'agit pas pour lui de donner une interprétation personnelle de leurs motivations et de leurs sentiments ou de les traduire dans le langage de sa propre conscience. Les mots qu'il met dans leur bouche ne sont pas des mots étrangers qu'il aurait fabriqués. Ces discours, c'est peut-être lui qui les a élaborés, mais ils avaient même contenu et même sens chez ceux qu'il fait parler. Ainsi lisons-nous chez Thucydide les discours de Périclès, l'homme d'État le plus profondément cultivé, le plus authentique, le plus noble, ainsi que les discours d'autres orateurs, ambassadeurs, etc. Dans ces discours, ces hommes expriment les maximes de leur peuple, de leur personnalité propre, la conscience de la situation politique comme de leur nature éthique et intellectuelle, les principes de leurs buts et de leur manière d'agir. L'historien n'a pas eu à réfléchir pour son propre compte; ce qu'il fait apparaître à travers les discours des orateurs, n'est pas une conscience étrangère et qu'il leur aurait prêtée, mais leur propre civilisation et leur propre conscience. Si l'on veut connaître l'histoire substantielle et saisir l'esprit des nations, si l'on veut participer à leur vie, il faut étudier à fond ces historiens originaux et s'attarder auprès d'eux — et l'on ne s'y attardera jamais trop. Si l'on ne veut pas devenir un historien de métier, mais tirer plaisir de l'histoire, on peut largement se limiter à cette lecture.

Du reste, de tels historiens ne sont pas aussi nombreux qu'on pourrait l'espérer. J'ai déjà nommé Hérodote, le père de l'histoire, c'est-à-dire le premier et en ce sens le plus grand des historiens — ainsi que Thucydide. Tous les deux sont d'une admirable naïveté. La Retraite des Dix-Mille de Xénophon est un livre tout aussi original. Il faudrait citer encore Polybe. Les Commentaires de César sont un chef-d'œuvre de simplicité et de concision dû à un grand esprit. Les historiens de ce genre ne sont pas propres à la seule Antiquité. Pour que de tels historiens puissent voir le jour il faut non seulement que la culture du peuple ait atteint un certain degré d'épanouissement, mais de plus qu'elle ne s'isole pas dans la spiritualité pure et l'érudition, qu'elle soit donc solidaire de la direction politique et militaire. Le Moyen Âge a compté bon nombre de chroniqueurs naïfs tels les moines, mais ce n'étaient pas des hommes d'État. Et s'il y a eu des évêques cultivés à la tête des affaires, il leur manquait la conscience politique. Dans les temps modernes toutes les conditions ont changé. Notre culture transforme tous les événements en comptes rendus. Nous en avons d'excellents, simples, intelligents et précis surtout pour les événements militaires; on peut bien les placer à côté de ceux de César et ils sont même les plus instructifs si l'on considère la richesse de leur contenu, c'est-à-dire l'exactitude de leurs informations en ce qui concerne les moyens et les circonstances. 

C'est le moment d'évoquer plusieurs Mémoires français. Ils sont pour la plupart écrits par des hommes spirituels sur de petites suites d'événements, sur des anecdotes dont le contenu est souvent maigre, mais qui s'ouvrent sur des domaines historiques plus vastes. Les Mémoires du cardinal de Retz sont un chef-d'œuvre de ce genre. En Allemagne on trouve rarement des maîtres aussi importants, ayant été aussi des personnages historiques. L'Histoire de mon temps de Frédéric II est une exception honorable. Il ne suffit pas d'avoir été le contemporain des événements qu'on raconte ou d'en être bien informé. L'auteur doit appartenir à la classe et au milieu social des acteurs qu'il décrit; leurs opinions, leur manière de penser et leur culture doivent être les mêmes que les siennes. Pour bien connaître les faits et les voir à leur vraie place, il faut être placé au sommet — non les regarder d'en bas, par le trou de la serrure de la moralité (…) ou de quelque autre sagesse. 

À notre époque il est indispensable de s'élever au-dessus du point de vue limité des classes et s'informer auprès de ceux qui sont dépositaires du droit de l'État et détiennent le pouvoir gouvernemental. D'autant plus que les classes auxquelles l'accès à l'influence politique directe est plus ou moins fermé s'enthousiasment pour les principes moraux et y voient un moyen de se consoler de leur infériorité et de disqualifier les classes supérieures. 

Nous pouvons appeler réfléchissante la deuxième manière d'écrire l'histoire. Il s'agit d'une forme d'histoire qui transcende l'actualité dans laquelle vit l'historien et qui traite le passé le plus reculé comme actuel en esprit. Cette espèce est la plus variée et elle englobe tous ceux que nous considérons d'habitude comme des historiens. Ce qui compte ici, c'est l'élaboration des matériaux historiques et ce travail d'élaboration se fait dans un esprit qui diffère de l'esprit du contenu. D'où l'importance décisive que revêt le choix des principes dans la méthode d'interprétation et d'exposition des faits historiques. Chez nous en Allemagne la réflexion — et l'intelligence — sont très diversifiées: chaque historien construit pour soi-même sa propre méthodologie. Les Anglais et les Français savent en général comment on doit écrire l'histoire: leurs historiens sont tous imprégnés des représentations d'une culture commune, tandis que chez nous chacun s'ingénie à tourner autour de sa propre particularité. Il s'ensuit que les Anglais et les Français ont d'excellents historiens; chez nous, si l'on considère la critique des livres d'histoire, telle qu'elle s'est développée depuis dix ou vingt années, on constate que l'auteur de chaque compte-rendu commence par exposer sa propre théorie sur la manière dont l'histoire doit être écrite pour l'opposer ensuite à celle du livre qu'il critique. Nous sommes toujours en train de chercher comment l'histoire doit être écrite. 

a) On réclame en général une vue d'ensemble de toute l'histoire d'un peuple, d'un pays, voire de l'humanité tout entière. Les livres de ce genre sont nécessairement des compilations basées sur les historiens originaux du passé, les récits existants et quelques informations particulières. Ces œuvres n'ont plus le caractère du témoignage; leur source n'est ni l'intuition ni le langage de l'intuition. Cette première forme d'histoire réfléchissante fait suite à la précédente dans la mesure où elle ne se propose que de présenter la totalité de l'histoire d'un pays ou du monde entier. La question décisive consiste à savoir si l'histoire doit ou non entrer dans le détail. 

Les auteurs de ce genre se proposent d'écrire l'histoire de façon si vivante que le lecteur s'imagine entendre les contemporains et les témoins oculaires raconter eux-mêmes les événements. Mais ces tentatives sont plus ou moins malheureuses. L’œuvre doit posséder une certaine unité de ton; or son auteur est un individu appartenant à une culture déterminée, tandis que les époques dont il traite sont nécessairement diverses, de même que les historiens qu'il utilise; l'esprit que l'historien fait parler est différent de l'esprit de ces époques. Ainsi ce que l'historien présente comme l'esprit de l'époque risque d'être son propre esprit érigé en maître. Ainsi Tite-live fait parler les anciens rois de Rome, les consuls et les généraux comme seul pouvait le faire un habile avocat de son temps, et ces discours forment le plus violent contraste avec les vieilles légendes authentiques, par exemple la fable de Ménénius Agrippa sur l'estomac et les entrailles. Le même historien nous donne des descriptions minutieuses et complètes de combats et autres événements, comme s'il en avait été le témoin, mais en employant un ton et en faisant preuve d'une précision dans la perception du détail qui eussent été impossibles aux époques dont il parle. En outre, les traits caractéristiques de ses descriptions peuvent s'appliquer aux batailles de tous les temps et leur netteté forme à nouveau contraste avec l'imprécision et l'incohérence qui règnent en d'autres passages à propos de faits d'importance capitale. Pour évaluer la différence entre un tel compilateur et un historien original, il suffit de comparer l'Histoire de Polybe et la façon dont Tite-live l'utilise, en fait des extraits et l'abrège. — En voulant narrer fidèlement les époques qu'il décrit, Johannes von Mûller a donné un récit gauche, faussement solennel, pédantesque. On trouve des récits de ce genre dans le vieux Tchudy, mais présentés d'une manière beaucoup plus plaisante, spontanée et naturelle que ne l'est cette manière pseudo-archaïque, artificielle et affectée (…). 

Les historiens sont aussi peu capables que nous-mêmes de revivre complètement le passé et de le présenter d'une manière entièrement intuitive et vivante. Au même titre que nous autres, l'historien appartient à son époque, à ses besoins et à ses intérêts; il honore ce qu'elle vénère. Considérons par exemple n'importe quelle époque: bien que la vie grecque présente une multitude d'aspects importants qui nous conviennent [il est impossible] de sympathiser avec les Grecs et de sentir de la même manière qu'eux, même en ce qui concerne des choses d'importance capitale. Athènes par exemple nous intéresse au plus haut point: elle a été la patrie, la très noble patrie d'un peuple civilisé; aussi bien nous prenons part aux actions de ses citoyens et aux dangers qu'ils ont encourus; et pourtant (il nous est impossible) de sympathiser avec les Grecs lorsque nous les voyons se prosterner devant Zeus et Minerve et se tourmenter au sujet des sacrifices le jour de la bataille de Platée (6), [lorsque nous constatons l'existence de] l'esclavage. L'inconvénient — [en ce qui concerne] le ton, l'ambiance — [c'est que] nous ne possédons pas la capacité de sympathie que possède le chien et pourtant nous pouvons comprendre un chien, nous pouvons deviner sa façon d'être, sa dépendance, ses manières. 

Pour obtenir sinon la compréhension sympathique du moins la reconstitution intuitive et vivante du passé, on a essayé une autre manière, c'est celle qui donne le sentiment de la vie par l'intuition, par une image précise et détaillée des circonstances, du milieu, des mentalités, etc. 

Toute histoire de ce genre, qui veut embrasser de longues périodes, voire l'histoire universelle tout entière, doit nécessairement renoncer à la représentation individuelle du réel. Elle doit se résumer en abstractions non seulement parce qu'il lui faut omettre quantité d'actions et d'événements, mais aussi parce que la pensée, l'entendement est le plus puissant abréviateur. On dit par exemple: une bataille a été livrée, une victoire a été remportée, un siège a été soutenu: ce sont là des représentations générales qui réduisent de vastes ensembles en une simple détermination destinée à la représentation. Lorsqu'on raconte le siège de Platée, au début de la guerre de Péloponnèse, la fuite d'une partie de ses habitants, la prise de la ville et le massacre de ceux qui y étaient restés, ou encore l'expédition malheureuse des Athéniens en Sicile, on ne fait qu'abréger ce que Thucydide expose avec force détails et avec le plus vif intérêt. Mais, nous l'avons dit, toute vue d'ensemble doit nécessairement s'appuyer sur des représentations réfléchies de ce genre; et une telle vue d'ensemble est également nécessaire. Naturellement, un tel récit devient de plus en plus aride. On se lasse de voir Tite-live raconter une bonne centaine de batailles contre les Volsques en se contentant parfois de dire: « cette année-là une guerre victorieuse eut lieu contre les Volsques... » Une telle manière d'écrire l'histoire n'est pas vivante; sa forme et le caractère abstrait de ses représentations appauvrissent le contenu. 

Par réaction contre ces procédés généralement admis, certains historiens ont tenté de retrouver quelque vivacité intuitive en décrivant d'une manière exacte et vivante les traits particuliers du passé et en les intégrant, sans aucune reconstitution arbitraire, dans un tableau fidèle et minutieux (Ranke). Or la masse bariolée des détails, des intérêts mesquins, des actes de soldats, des affaires privées qui n'exercent aucune influence sur les intérêts politiques, ne peuvent former un tout et ne laissent pas reconnaître la fin universelle. Présenter une série de traits individuels — comme dans les romans de Walter Scott — et les relier paresseusement — comme dans les correspondances et les chroniques —,c'est un procédé qui nous fait dévier vers une multitude de cas particuliers et contingents qui sont peut-être historiquement exacts, mais qui n'éclairent pas, qui obscurcissent au contraire l'intérêt principal. En fait, on devrait laisser à Walter Scott le soin de telles reconstitutions pittoresques des petits riens et des particularités individuelles du passé. Mais tout cela s'évanouit lorsqu'il s'agit de brosser le tableau des grands intérêts qui agitent les États. Ici les traits doivent être caractéristiques, représentatifs de l'esprit du temps; actions et situations politiques doivent être décrites d'une manière appropriée, d'une manière qui fasse apparaître leur intérêt universel. 

b) Cette première sorte d'histoire réfléchie nous conduit à une seconde manière d'envisager l'histoire: il s'agit de l'histoire pragmatique. En vérité, celle-ci n'a pas de nom particulier. Son but lui est commun avec celui de toute histoire: donner une image développée du passé et de sa vie. L’histoire ne nous présente pas une totalité vivante à laquelle nous pourrions prendre part, mais un monde reconstitué par la réflexion, un monde dont l'esprit, les préoccupations et la civilisation appartiennent au passé. Nous éprouvons aussitôt le besoin de quelque chose d'actuel. Or une telle actualité n'existe pas dans l'histoire; c'est le point de vue de l'entendement, l'activité subjective, le travail de l'esprit qui la font naître. L’apparence extérieure des faits est grise; mais le but — l'État, la patrie — la manière dont on les entend, leur connexion interne, l'Universel qui réside en eux, cela est permanent, valable dans le présent, dans le passé et pour toujours. Chaque État est une fin pour soi: il doit se conserver au monde extérieur; son développement et son évolution internes constituent une suite nécessaire de degrés par lesquels sont utilisées la rationalité, la justice et la consolidation de la liberté. [Il existe] un système d'institutions: a) la constitution est ce système en tant que tel; b) son contenu est ce par quoi les intérêts véritables sont portés à la conscience et traduits dans la réalité. Chaque progrès n'est pas une conséquence extérieure et une nécessité de la connexion, mais une nécessité résidant dans la chose même, dans le Concept. Voilà la chose. Par exemple un État moderne, l'histoire de l'Empire romain germanique, telles grandes personnalités, de grands événements comme la Révolution française, des besoins considérables: tout cela peut être l'objet et le but d'un historien, mais il est en même temps le but du peuple, le but de l'époque elle-même. C'est là le système de référence (…). 

Pour abstraites qu'elles paraissent, ces réflexions pragmatiques se réfèrent à l'actualité et le récit qui fait revivre le passé est en même temps appel à la vie présente. Il dépend de l'esprit de l'écrivain que ces réflexions soient vraiment intéressantes et vivifiantes. 

La pire forme d'histoire pragmatique est la petite psychologie qui s'attarde sur les mobiles des personnages historiques et croit les trouver non dans le Concept mais dans leurs penchants et leurs passions particulières: la Chose même n'a pour elle aucun pouvoir, aucune efficacité. Vient ensuite la compilation moralisante qui, en sautant d’une époque à une autre, assaisonne ses racontars de réflexions tirées de l’édification chrétienne et de l'éloquence parénétique. 

Une deuxième espèce d'histoire réfléchie est donc la pragmatique. Quand nous avons affaire au passé, que nous nous occupons d'un monde lointain, l'esprit obtient, en récompense de sa peine, une certaine ouverture sur sa réalité actuelle. Les événements sont divers mais leur connexion, l'universel, leur fond interne, est un et le même. Voilà ce qui supprime le passé en tant que tel et actualise l'événement. Les conditions générales, l'enchaînement des circonstances ne sont plus enfouis, comme auparavant, dans les faits particuliers, individuels, mais deviennent eux-mêmes un fait: ce n'est plus le particulier, c'est l'universel qui apparaît désormais à la surface. Il serait vain de vouloir élever des faits purement individuels à une telle universalité. Mais l'esprit de l'historien se mesure à sa capacité de développer pleinement la conjonction des faits. 

C'est le moment d'évoquer les réflexions morales qu'on introduit dans l'histoire: de la connaissance de celle-ci, on croit pouvoir tirer un enseignement moral et c'est souvent en vue d'un tel bénéfice que le travail historique a été entrepris. S'il est vrai que les bons exemples élèvent l'âme, en particulier celle de la jeunesse, et devraient être utilisés pour l'éducation morale des enfants, les destinées des peuples et des États, leurs intérêts, leurs conditions et leurs complications constituent cependant un tout autre domaine que celui de la morale. (les méthodes morales sont les plus simples; pour un tel enseignement l'histoire biblique est largement suffisante. Mais les abstractions moralisantes des historiens ne servent à rien.) 

On recommande aux rois, aux hommes d'État, aux peuples de s'instruire principalement par l'expérience de l'histoire. Mais l'expérience et l'histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils n'ont jamais agi suivant les maximes qu'on aurait pu en tirer. Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si particulière, que c'est seulement en fonction de cette situation unique qu'il doit se décider: les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d'aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent; il n'a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l'actualité. (L’élément qui façonne l'histoire est d'une tout autre nature que les réflexions tirées de l'histoire. Nul cas ne ressemble exactement à un autre. Leur ressemblance fortuite n'autorise pas à croire que ce qui a été bien dans un cas pourrait l'être également dans un autre. Chaque peuple a sa propre situation, et pour savoir ce qui, à chaque fois, est juste, nul besoin de commencer par s'adresser à l'histoire.) À cet égard, rien n'est plus fade que de se référer aux exemples grecs et romains, comme l'ont fait si souvent les Français pendant la Révolution. Rien de plus différent que la nature de ces peuples et celle de notre époque. Johannes von Müller, dans son Histoire Universelle, comme dans son Histoire Suisse avait de semblables intentions morales et voulait offrir aux princes, aux gouvernements et aux peuples, particulièrement au peuple suisse, de tels enseignements. Il a réuni en un recueil spécial des maximes et des réflexions et donne souvent, dans sa correspondance, le nombre exact des réflexions qu'il a fabriquées dans la semaine. Ces sentences, il les a parsemées dans ses récits mais c'est seulement dans quelques cas concrets qu'elles parviennent à s'insérer au contexte d'une manière vivante. Ses réflexions sont très superficielles; elles le rendent ennuyeux et ne comptent assurément pas parmi ce qu'il a fait de meilleur. (Les réflexions doivent être concrètes.) Pour que les réflexions soient vraies et intéressantes, il faut avoir une intuition des situations solidement étayée, une intuition libre et large, ainsi qu'un sens profond de l'Idée telle qu'elle se présente dans l'histoire. L'Esprit des Lois de Montesquieu, œuvre à la fois solide et profonde, en est un exemple. 

Il en résulte que chaque histoire réfléchissante peut être remplacée par une autre. Les matériaux étant accessibles à tout écrivain, chacun peut aisément se considérer apte à les ordonner et à les élaborer en y faisant valoir son esprit comme l'esprit des diverses époques. Les histoires de ce genre ayant été multipliées à satiété, on en est revenu à l'historiographie descriptive. Ces ouvrages où tout est décrit sous toutes les faces, ont certes quelque valeur, mais ne donnent guère que des matériaux. Nous, Allemands, nous nous en contentons; mais les Français savent créer avec esprit une réalité actuelle et rapporter le passé aux conditions présentes. 

c) La troisième manière de l'histoire réfléchie est la manière critique. Nous devons en parler, car c'est selon ses normes qu'on traite aujourd'hui l'histoire en Allemagne. On ne donne pas l'histoire même, mais une histoire de l'histoire, une critique des sources et une enquête sur leur vérité et leur crédibilité. L'Histoire Romaine de Niebuhr est écrite de cette manière. Ce que cette entreprise, a et doit avoir, d'extraordinaire réside non dans la chose même, mais dans l'ingéniosité avec laquelle l'auteur met en valeur les sources. (De toutes les circonstances il tire ses déductions en faveur de la crédibilité.) Les Français ont donné ce genre de nombreux travaux, solides et sensés. Cependant ils n'ont pas voulu présenter cette méthode critique comme historique, mais ils ont formulé leurs jugements sous forme de dissertations critiques. Chez nous, cette critique prétendument supérieure a mis la main sur la philologie en général ainsi que sur les ouvrages d'histoire: abandonnant le terrain de l'histoire ainsi que son étude raisonnable, on a donné libre cours aux représentations et aux combinaisons les plus arbitraires. Cette critique supérieure a fini par laisser le champ libre à des chimères produites par une vaine imagination, et dépourvues de toute valeur historique. C'était là une autre manière de projeter le présent dans le passé, en mettant à la place de données historiques quelques inventions subjectives dont la popularité actuelle ne s'explique que par leur témérité et par le fait qu'elles mettent en valeur de misérables petites circonstances et semblent contredire ce qu'il y a de décisif dans l'histoire. 

d) La dernière espèce d'histoire réfléchie est l'histoire spéciale. Elle se présente d'emblée comme quelque chose de fragmentaire et de partiel dans la mesure où elle découpe un secteur particulier, par exemple: l'histoire de l'art, du droit, de la religion, et brise les liens qui l'unissent aux autres aspects de la vitalité et de la richesse d'un peuple. Bien qu'elle procède abstraitement, cette forme d'histoire, précisément parce qu'elle se place à un point de vue général, constitue une transition vers l'histoire philosophique. 

Notre conception de la vie des peuples comporte plus de points de vue que celle des Anciens et doit prendre en considération un nombre plus élevé de phénomènes: l'histoire de l'art, de la Religion, de la Science, de la Constitution, du Droit, de la Propriété, de la Navigation, etc., sont des disciplines qui correspondent à ces points de vue généraux. De nos jours, cette manière de traiter l'histoire est particulièrement prisée et a pris de l'essor. L’histoire du Droit et de la Constitution est une création de notre temps. L’histoire de la Constitution est intimement liée à l'histoire générale; elle n'a donc de sens et d'intelligibilité que dans la mesure où elle s'ouvre sur la totalité de l'État. Elle donne d'excellents résultats lorsqu'elle est solidement fondée et centrée sur ce qui est réellement intéressant. Mais il ne faut pas qu'elle se perde dans l'inessentiel et l'apparence extérieure comme l'Histoire du Droit romain de Hugo. À cet égard, l'Histoire du Droit allemand de Eichhorn est beaucoup plus riche de contenu. 

Ces sphères sont en liaison étroite avec l'ensemble de l'histoire d'un peuple; le problème est de savoir si l'enchaînement de l'ensemble est bien indiqué ou s'il est vainement cherché dans les apparences extérieures. Dans ce dernier cas, les formes dont traitent ces histoires spéciales apparaissent comme des particularités tout à fait contingentes des peuples. Mais quand l'histoire réfléchissante s'élève à des points de vue généraux, il faut remarquer que si ces derniers sont réellement authentiques, ils ne constituent plus seulement un fil conducteur extérieur, un ordre extérieur, mais l'âme elle-même, qui conduit les événements et les actions.    

Le troisième genre d'histoire, l'histoire philosophique, se rattache directement à cette dernière espèce d'historiographie réfléchie. Son point de vue est également général — mais il n'est plus plié à un domaine particulier et ne se laisse pas détacher abstraitement des autres points de vue. Le point de vue général de l'histoire philosophique n'est pas abstraitement général, mais concret et éminemment actuel parce qu'il est l'Esprit qui demeure éternellement auprès de lui-même et ignore le passé. Semblable à Mercure, le conducteur des âmes, l'Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde. Apprendre à connaître l'Esprit dans son rôle de guide: tel est le but que nous nous proposons ici. (…) 

(…) En ce qui concerne le concept provisoire de la philosophie de l'histoire, je voudrais remarquer ceci: le premier reproche qu'on adresse à la philosophie, c'est d'aborder l'histoire avec des idées et de la considérer selon des idées. Mais la seule idée qu'apporté la philosophie est la simple idée de la Raison — l'idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l'histoire universelle s'est elle aussi déroulée rationnellement. Cette conviction, cette idée est une présomption par rapport à l'histoire comme telle. Ce n'en est pas une pour la philosophie. Il y est démontré par la connaissance spéculative que la Raison — nous pouvons ici nous en tenir à ce terme sans insister davantage sur la relation à Dieu — est sa substance, la puissance infinie, la matière infinie de toute vie naturelle ou spirituelle, — et aussi la forme infinie la réalisation de son propre contenu. Elle est la substance c'est-à-dire ce par quoi et en quoi toute réalité trouve son être et sa consistance. Elle est l'infinie puissance: elle n'est pas impuissante au point de n'être qu'un idéal, un simple devoir-être, qui n'existerait pas dans la réalité, mais se trouverait on ne sait où, par exemple dans la tête de quelques hommes. Elle est le contenu infini, tout ce qui est essentiel et vrai, et contient sa propre matière qu'elle donne à élaborer à sa propre activité. Car elle n'a pas besoin, comme l'acte fini, de matériaux externes et de moyens donnés, pour fournir à son activité aliments et objets. Elle se nourrit d'elle-même. Elle est pour elle-même la matière qu'elle travaille. Elle est sa propre présupposition et sa fin est la fin absolue. De même, elle réalise elle-même sa finalité et la fait passer de l'intérieur à l'extérieur non seulement dans l'univers naturel, mais encore dans l'univers spirituel — dans l'histoire universelle. L'Idée est le vrai, l'éternel, la puissance absolue. Elle se manifeste dans le monde et rien ne s'y manifeste qui ne soit elle, sa majesté et sa magnificence: voilà ce que la philosophie démontre et qui est ici supposé démontré. 

La réflexion philosophique n'a d'autre but que d'éliminer le hasard. La contingence est la même chose que la nécessité extérieure: une nécessité qui se ramène à des causes qui elles-mêmes ne sont que des circonstances externes. Nous devons chercher dans l'histoire un but universel, le but final du monde — non un but particulier de l'esprit subjectif ou du sentiment humain. Nous devons le saisir avec la raison car la raison ne peut trouver de l'intérêt dans aucun but fini particulier, mais seulement dans le but absolu. Ce but est un contenu qui témoigne lui-même de lui-même: tout ce qui peut retenir l'intérêt de l'homme trouve son fondement en lui. Le rationnel est ce qui existe de soi et pour soi — ce dont provient tout ce qui a une valeur. Il se donne des formes différentes; mais sa nature, qui est d'être but, se manifeste et s'explicite avec le plus de clarté dans ces figures multiformes que nous nommons les Peuples. Il faut apporter à l'histoire la foi et l'idée que le monde du vouloir n'est pas livré au hasard. Une fin ultime domine la vie des peuples; la Raison est présente dans l'histoire universelle — non la raison subjective, particulière, mais la Raison divine, absolue: voilà les vérités que nous présupposons ici. Ce qui les démontrera, c'est la théorie de l'histoire universelle elle-même car elle est l'image et l'œuvre de la Raison. En vérité, la démonstration proprement dite ne se trouve que dans la connaissance de la Raison elle-même. Dans l'histoire, elle ne fait que se montrer. L'histoire universelle n'est que la manifestation de cette Raison unique, une des formes dans lesquelles elle se révèle ; une copie du modèle originel qui s'exprime dans un élément particulier, les Peuples. 

La Raison repose en elle-même et porte en elle-même sa fin; elle se réalise dans l'existence et développe ses potentialités. La pensée doit prendre conscience de cette finalité de la Raison. La démarche de la philosophie peut paraître paradoxale. Si on se laisse entraîner par les mauvaises habitudes de l'opinion, on peut la tenir pour accidentelle et arbitraire. Mais celui qui ne tient pas la pensée pour l'unique vérité et pour le bien suprême n'a pas le moindre droit de porter des jugements sur la démarche philosophique. 

À ceux d'entre vous, Messieurs, qui ne connaissent pas encore la philosophie, je demanderai d'entendre cet exposé sur l'histoire universelle avec la foi en la raison, avec le désir de la connaître; et assurément, ce n'est pas le désir d'amasser des connaissances, c'est le désir de compréhension rationnelle, de connaissance, qui est censé être le besoin subjectif qui pousse à l'étude des sciences. En fait, je n'ai pas à anticiper sur cette foi. Ce que j'ai dit et dirai provisoirement ne doit pas être considéré — même par rapport à notre science — comme une présomption, mais comme une vue générale de l'ensemble, comme le résultat de l'étude que nous devons entreprendre, un résultat que je connais parce que je connais déjà l'ensemble. De l'étude donc de l'histoire universelle a résulté et doit résulter que tout s'y est passé rationnellement, son histoire; elle ne s'occupe pas des situations particulières, mais de la pensée universelle qui opère à travers le tout et le constitue. Cet Universel n'appartient pas au monde des apparences contingentes; la masse des particularités doit ici être saisie comme une unité. L’objet de l'histoire [philosophique] est l'objet le plus concret, celui qui contient en soi la totalité des divers aspects de l'existence: l'Individu dont elle parle, est l'Esprit du Monde (Weltgeist). C'est cet objet concret, dans sa figure concrète et dans son évolution nécessaire, que la philosophie se donne comme objet lorsqu'elle traite de l'histoire. Pour la philosophie le fait premier n'est pas le destin, l'énergie, les passions des peuples et, conjointement, la bousculade informe des événements. Le fait premier pour la philosophie est l'Esprit même des événements, l'Esprit qui les a produits, car c'est lui qui est l'Hermès, le conducteur des peuples. L’Universel que vise l'histoire philosophique ne doit pas être compris comme un aspect très important [de la vie historique] à côté duquel on pourrait trouver d'autres déterminations. Cet Universel est l'infiniment concret qui contient tout et qui est partout présent parce que l'Esprit est éternellement auprès de soi — l'infiniment concret pour lequel le passé n'existe pas, mais qui demeure toujours le même dans sa force et sa puissance. 

C'est avec l'intellect en général qu'on doit d'abord considérer l'histoire: causes et effets doivent être compris. Pour comprendre l'essentiel, dans l'histoire universelle, on doit d'abord éliminer l'inessentiel, et c'est l'entendement qui met en évidence ce qui est important et significatif. Selon les buts qu'il poursuit dans sa considération de l'histoire, l'entendement distingue l'essentiel et l'inessentiel. Or ces buts peuvent être les plus variés. Dans l'énoncé d'un but, plusieurs considérations entrent en ligne de compte: à côté du but principal il existe des buts secondaires. Mais si nous voulons mettre en parallèle les faits historiques et les buts de l'Esprit, nous devons renoncer à tout — même à ce qui est en soi intéressant — et nous en tenir à l'essentiel. Le contenu qui s'offre alors à la raison ne se laisse pas ramener au même dénominateur que ce qui a été obtenu jusqu'ici. Il s'agit de buts qui intéressent essentiellement l'esprit et le sentiment et leur récit nous a déjà plongé dans la tristesse, l'admiration ou la joie. 

Nous n'avons pas à nous appesantir ici sur les différentes façons de penser, de considérer et de juger ce qui est important ou dépourvu d'importance — ce sont là les premières catégories qui apparaissent devant nous — ou ce qui nous paraît être [le plus important] dans l'immense matière qui se déploie devant nous. [En revanche il faudrait évoquer brièvement les catégories sous lesquelles le spectacle de l'histoire apparaît généralement à la pensée]. La première catégorie résulte du spectacle du changement perpétuel auquel sont soumis les individus, les peuples et les États qui existent un moment, attirent notre attention, puis disparaissent. C'est la catégorie du changement.

Nous avons devant les yeux un immense tableau fait d'événements et d'actions, de figures infiniment variées de peuples, d'États, d'individus qui se succèdent sans repos. Tout ce qui peut passionner l'âme humaine, le sentiment du bien, du beau, du grand est ici mis en jeu. Partout, on se réclame de fins, on poursuit des fins que nous acceptons et dont nous désirons l'accomplissement: nous espérons et nous craignons pour elles. Dans ces événements, ces incidents, nous sentons l’action et la souffrance des hommes. Partout, nous nous trouvons chez nous et prenons parti pour ou contre. Tantôt, la beauté nous attire, ou, bien la liberté, eu encore la richesse; tantôt, l'énergie nous séduit, grâce à laquelle, le vice même arrive à s'imposer. Ici nous voyons la masse compacte d'une œuvre d'intérêt général s'élaborer péniblement, puis, rongée par une infinité de détails, s'en aller en poussière. Là, un immense déploiement de forces ne donne que des résultats mesquins, tandis qu'ailleurs des causes insignifiantes produisent d'énormes résultats. Partout, c'est une mêlée bigarrée qui nous emporte, et dès qu'une chose disparaît, une autre aussitôt prend sa place. 

Le côté négatif de ce spectacle du changement provoque notre tristesse. Il est déprimant de savoir que tant de splendeur, tant de belle vitalité a dû périr et que nous marchons au milieu des ruines. Le plus noble et le plus beau nous fut arraché par l'histoire: les passions humaines l'ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure. Tous les voyageurs ont éprouvé cette mélancolie. Qui a vu les ruines de Carthage, de Palmyre, Persépolis, Rome sans réfléchir sur la caducité des empires et des hommes, sans porter le deuil de cette vie passée puissante et riche? Ce n'est pas, comme devant la tombe des êtres qui nous furent chers, un deuil qui s'attarde aux pertes personnelles et à la caducité des fins particulières; c'est le deuil désintéressé de la ruine d'une vie humaine brillante et civilisée. 

Cependant à cette catégorie du changement se rattache aussitôt un autre aspect: de la mort renaît une vie nouvelle. Les Orientaux ont eu cette idée, et c'est peut-être leur plus grande idée, la pensée suprême de leur métaphysique. La métempsychose exprime cette idée en ce qui concerne l'existence individuelle. On connaît aussi le symbole du Phénix, symbole de la vie naturelle qui éternellement se prépare son propre bûcher et s'y consume, de telle sorte qu'une vie nouvelle, rajeunie et rafraîchie, sort éternellement de ses cendres. Cette image, toutefois, n'est qu'une image orientale qui convient à la vie du corps plutôt qu'à celle de l'esprit. L’Occident apporte une autre idée. L'esprit réapparaît non seulement rajeuni mais aussi plus fort et plus clair. Certes, il se dresse contre lui-même, consume la forme qu'il s'était donnée et s'élève à une forme nouvelle. Mais en rejetant ainsi l'enveloppe de son existence charnelle, il n'adapte pas seulement une autre enveloppe. Un esprit plus pur sort des cendres de la forme antérieure. C'est la deuxième catégorie de l'Esprit. Son rajeunissement n'est pas un simple retour à la forme antérieure; c'est une purification et une transformation de lui-même. Dans la mesure où il résout ses problèmes, il s'en crée de nouveaux et multiplie ainsi la masse de la matière sur laquelle il travaille. L'Esprit se répand ainsi dans l'histoire en une inépuisable multiplicité de formes où il jouit de lui-même. Mais son travail intensifie son activité et de nouveau il se consume. Chaque création dans laquelle il avait trouvé sa jouissance s'oppose de nouveau à lui comme une nouvelle matière qui exige d'être œuvrée. Ce qu'était son œuvre devient ainsi matériau que son travail doit transformer en une œuvre nouvelle. Ainsi l'Esprit affirme-t-il ses forces dans toutes les directions. Nous apprenons quelles sont celles-ci par la multiplicité des productions et des créations de l'Esprit. Dans la jouissance de son activité il n'a affaire qu'à lui-même. Il est vrai que, lié aux conditions naturelles intérieures et extérieures, il y rencontre non seulement des obstacles et de la résistance, mais voit souvent ses efforts échouer. Il est alors déchu dans sa mission (Beruf) en tant qu'être spirituel dont la fin est sa propre activité et non son œuvre, et cependant il montre encore qu'il a été capable d'une telle activité. 

Après ces troublantes considérations, on se demande quelle est la fin de toutes ces réalités individuelles. Elles ne s'épuisent pas dans leurs buts particuliers. Tout doit contribuer à une œuvre. À la base de cet immense sacrifice de l'Esprit doit se trouver une fin ultime. La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la surface, ne s'accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la force des phénomènes. Ce qui nous gêne, c'est la grande variété, le contraste de ce contenu. Nous voyons des choses opposées être vénérées comme sacrées et prétendre représenter l'intérêt de l'époque et des peuples. Ainsi naît le besoin de trouver dans l'Idée la justification d'un tel déclin. Cette considération nous conduit à la troisième catégorie, à la recherche d'une fin en soi et pour soi ultime. C'est la catégorie de la Raison elle-même, elle existe dans la conscience comme foi en la toute-puissance de la Raison sur le monde. La preuve sera fournie par l'étude de l'histoire elle-même. Car celle-ci n'est que l'image et l'acte de la Raison. (…)