Ethique & management

Promenade étymologique.

La question se ramène à celle des rapports entre théorie et action. Comment dois-je agir ? Comment puis-je agir ? en sorte que mon action ne dévie ni des objectifs fixés ni des principes donnés ?

Le manège ?  où faire tourner les chevaux pour les dresser.

Tout le monde convient que le terme provienne  de maneggiare (contrôler, manier, avoir en main) lui même non sans rapport avec le français manège. Si le management a évidemment à voir avec l’organisation, avec l’ordre, il en a d’abord avec la maitrise, la domestication. Où l’on retrouve l’éthique qui trouve son sens certes dans les mœurs, mais d’abord dans le séjour habituel des animaux (écurie, étable, pâturage) puis seulement dans la conformité aux règles oratoires. Celui qui manage en réalité exerce d’abord son pouvoir en ramenant le réel à des règles édictées, en contraignant le réel du désordre naturel à l’ordre, en ramenant à la maison ce qui s’égare à l’extérieur. Et ce pouvoir il l’exerce par la parole !
D’où, dans la même aire : maison, ménage. Ménager, tempérer – cf. Aristote – revient à gérer ressources et  hommes en bon père de famille. On y retrouve οἰκοi  de οἰκονομία.

Ce carrefour concerne notre rapport à l’ordre et au désordre ! Celui qui pense fait aussi le tour de la question. Qui fait œuvre d’ἐπιστήμη , de science, se tient autour- ἐπι. Il cerne le problème, comme on cerne le troupeau ; assiège la cité, arraisonne ! Il ramène le divers du réel à l’homogène de règles et de lois qui se répètent. Comme si l’entendement n’appréhendait, ou ne savait saisir que le même et se défiait du différent, du dissemblable
Nous savons que la raison ne procède que d’identité en identité, elle ne peut donc tirer d’elle-même la diversité de la nature... Contrairement au postulat de Spinoza , l’ordre de la nature ne saurait être entièrement conforme à celui de la pensée. S’il l’était, c’est qu’il y aurait identité complète dans le temps et dans l’espace, c'est-à-dire que la nature n’existerait pas. En d’autres termes, l’existence même de la nature est la preuve péremptoire qu’elle ne peut être entièrement intelligible. 
Irréductibilité de la pensée et du réel, certes ; impossibilité de rendre compte de l’action par la seule rationalité, évidemment. Mais surtout ce qui est, sans cesse fuit et vous échappe sitôt qu’on le croit avoir saisi ! La langue avait repéré ce que management dit : oui c’est de main dont il s’agit, celle dont Aristote dit que c’est parce qu’intelligent que l’homme en a une ; mais elle tait l’être du réel qui s’échappe .

Le royaume: management et gestion

Gestion renvoie à geste : agere, aggo. Or, agere c’est, certes, mettre en mouvement, mais aussi rassembler le troupeau qui s’égaye. Le grec est peuple de bergers obsédé à l’idée de ne rien perdre de son troupeau ; ἡγεμών, pâtre d’abord : celui qui veut moins dominer que réunir. Avant d’être  politique, une  affaire d’élevage.
De connaissance aussi. Le logos  lui rassemble. Ramener dans le rang tout ce qui tire à hue et à dia, mettre du lien où n’étaient qu’éparses et désordonnées scories : c’est tout un, agir et penser. D’où cogito : co agitare. Penser c’est donc aussi inciter à agir ensemble, ramener dans la même direction ! Le manager se tient là où se jouxtent pensée et action. Cette intersection a un nom - éthique - qui règle le - faux -  problème de la compatibilité entre management et éthique : ils ont partie liée ! D’emblée !

L’exil : la fuite

 Troisième carrefour, le plus important. Il est un extérieur à cette maison, à la cité que l’on gère et régit. Car le berger doit bien, c’est son job, faire paître le troupeau. Alors commencent les ennuis : le troupeau se disperse. Ces ennuis ont un nom, celui savoureux que la langue ne désigne que négativement: le désordre. Aussi le pâtre est-il à la fois fauteur de troubles et celui qui ramène à l’ordre ; celui qui ex-agère puis aussitôt rassemble et lutte contre l’entropie !
Lui se tient à l’intersection, sans doute à tous ces carrefours qui n’en font finalement qu’un seul. Un personnage biface tel Janus qui à la fois regarde vers l’intérieur et pousse vers l’extérieur et tente de réparer les troubles qu’il a contribué à provoquer.
Le pâtre se dit poimhn et ἡγεμών : par celui-ci il est aggelos, messager et participe de la fonction de conducteur des âmes dévolue à Hermès ! par celui-là, il renvoie à la terre d’où le latin tira pasco et le français pâture et pascal, en même temps qu’il renvoie à nomos qui désigne le pacquage, la coutume et le partage, et donc la subdivision administrative.
Le berger traverse les espaces et tente d’exporter à l’extérieur de la cité l’ordre qui y règne. En ceci il est recteur, directeur, et participe de cette ligne droite où nous voyons la forme géométrique de la raison. Il est celui qui sait tellement comment faire et où conduire qu’il en devient maître. Il vient avec son équerre et remet tout à la norme : la file qui s’élance vers le but assigné. Il est l’homme de l’ordre et donc de la loi : rex d’où nous avons aussi tiré rectitude.
Mais, involontairement peut-être, il est aussi homme de courbure. Par la sortie hors des murs, il provoque le désordre des bêtes s’égarant ça et là : il est celui qui tente, qui essaie, puis qui va les chercher. Or derrière chercher dérive sonne circa qui désigne la courbure que nous supposions ; que l’on retrouve dans le trope où il nous invite, qui est conversion et torsion. Celui qui trouve (qui vient de trope) est dans la même courbure que celui qui cherche ; il y a autant d’effort, de souffrance et d’hésitation dans la recherche que dans la trouvaille.
"je dis toujours la vérité: pas toute, parce que toute la dire, on n'y arrive pas. La dire toute, c'est impossible, matériellement: les mots y manquent. C'est même par cet impossible que la vérité tient au réel" [AE: 509]
Car le réel fuit, s’enfuit ! Quatrième carrefour comme une porosité, une anfractuosité. Les abeilles de von Frisch ont beau voler pour signaler un gisement de pollen, il en sera toujours qui s’égareront et butineront n’importe où ! L’éparpillement est la norme - la fatalité ? -  du réel.  On peut y voir une catastrophe, de celle que l’on doit réparer vite. On peut y déceler aussi une opportunité, un destin : ces mêmes brebis et abeilles égarées dénicheront un nouveau pacquage moins dévasté, un nouveau gisement de pollen.
Belle intersection, au lieu même qui concentre tous les dilemmes : opportunité ou  drame ; ou, pour parler comme Comte, ordre ou progrès ? Qui engage pensée et action ! S’y joue le statut de la théorie et de nos techniques : nos modèles valent s’ils rendent compte du réel ; doivent être amendés ou abandonnés s’ils représentent un obstacle. Nos protocoles techniques ne sont que des théories incarnées.
Certes cette porosité du réel s’explique par l’homme qui, de raison et passion mêlé, reste celui qui, par défaillance autant que par volonté, empêche la théorie de jamais rejoindre exactement le réel ; mais surtout, par l’être même de la raison, sa procession d’avec le langage qui nous empêche irrémédiablement de saisir la diversité du réel.
 Ce qui fuit, s’échappe, c’est l’altérité ; la différence des êtres, mais aussi des choses.
Le penseur a un problème avec l’être, avec ce réel qui immanquablement lui échappe, tout comme le berger. Désespérément hanté par l’obsession de le faire rentrer dans ses modèles à l’instar du pâtre qui ne doit laisser s’égayer son troupeau, lui qui est payé pour qu’il file droit. Le pâtre n’a pas le choix ; vous n’avez pas le choix : ou laisser le désordre l’emporter, ou bien  enclore l’espace, tracer de nouveaux remparts élargir l’espace de la cité. Rousseau semblait naïf en voyant dans l’origine de la société civile l’audace d’un seul : il avait raison ! Pensée comme action sont bien affaire de clôtures,  de cases, de classement.

Carrefours ou frontières ?

L’homme de l’ordre - de pouvoir comme de savoir - trace des frontières : tel Romulus, le sillon, le pomerium ; il rejette toute violence hors des limites de sa cité et fonde. Dehors, le brouhaha, le sauvage, la forêt. Pas d’entre deux, tout au plus un espace de conquête, qui basculera bientôt. Le pâtre est ainsi aventurier ou conquérant : nous le savions déjà par aggelos. Reste à savoir si ces limites tracées sont ouvertes ou fermées, s’il est bâtisseur de ponts ou de murs. S’il est dans la transition, transaction, transmission et donc dans le réseau et la traduction ou s’il se réfugie dans la rupture, fermeture et clôture. Hermès ou Alexandre ?
Les mots le disent, le pâtre conduit le troupeau et le rassemble dans la bonne direction à l’aide de ses chiens. A sa façon, il est cynique et rappelle Diogène ! Il avait beau vouloir la sagesse et ne rien permettre qui s’insinue entre lui et le soleil, il n’empêche ! Quoique nu et sale, il accepta le challenge avec Alexandre. Le penseur se sera commis avec le pouvoir - peut-il faire autrement ? – et son Ecarte toi de mon soleil sonne moins comme  proclamation de la digne quête de la sagesse que comme soumission au pouvoir dont il accepte les règles en se mesurant à lui.
Ce n’est pas un hasard ! Entre direction et diriger le glissement est inévitable. Celui qui conduit, en réalité ordonne. Entre fait et droit, incontinent le glissement s’opère. Celui qui dit ce qui est, proclame aussitôt ce qui doit être. Le glissement va du fait au droit ; de l’ordre au commandement ; du savoir au politique. Du fait à la norme.
Le moraliste se cache derrière chacun de ceux qui pensent. Il dit le bien ; bientôt s’interpose ! Interdit ! A la croisée et selon qu’il penche de ce côté-ci de la ligne ou de l’autre, il barre, biffe, porte l’estocade ou inspire. C’est pour cela que, tel le pâtre ou le manager, il tourne en rond, hésite. Reste interdit !
Mais il est une autre alternative qui tient à la manière dont on considère frontière et ordre. Entre langue savante et la langue populaire, entre discours du maître et celui de l’esclave,  il y a un interstice immense où se joue la posture à adopter. Où l’un verra rectitude l’autre souhaitera l’essai ; l’ordre, l’autre essaim et multitude. D’où le statut  accordé au réel : fusis ou res ?

Ultime carrefour qui se joue du côté de l’énergie, et donc aussi du travail.

Nous savons tous l’origine tortionnaire du travail ; le mépris grec pour le sensible qui lui fit inventer une économie fondée sur la gratuité du travail des esclaves et une politique sur la liberté ; combien la révolution consista, avec les commencements du christianisme, avec la réforme protestante, dans ce renversement de la valeur travail qui l’érigera en émancipation (de Luther à Marx via Hegel). Le plus intéressant n’est pas là.
L’aggo dérive de l’énergie et, par là, de l’erg ! du travail. L’énergie : l’acte pur par opposition à  dunamis qui est puissance. Notre conducteur est bien l’incarnation du passage à l’acte : dans la trilogie dumézilienne il est Quirinus ! Le grec utilise deux termes pour le travail : ergon ou ponos ! le premier renvoie à l’effort ! le second à la création . Heidegger avait analysé combien dans la technique se jouait notre rapport à l’être ; à son oubli. L’éloge de l’ergon revient à réduire ce qui croît -fusis - en objet – posé là, contre. L’exhaussement du pâtre se paie du désenchantement du monde – brebis et pâtures mêlées.

Retour au management

J’ai devant moi de vrais bergers qui se demandent comment et où conduire le troupeau. Vous ne le saviez pas ? Moi non plus ! Alors il va nous falloir parler de terre, de marchés, de saisons et de chiens.
Le manager aura à décider sa posture. Ici, parce que nous parlons ensemble, colloquons, l’enjeu est presque de peu d’importance. On pourra toujours ne pas tenir compte de ce que nous dirons quitte à nous glorifier du léger écart adopté, supposé nous permettre de mieux voir et comprendre : nous n’en restons pas moins au fond du puits tel Thalès et notre maladresse nous vaudra bien commisération ou indulgence attendrie.
Mais le manager doit décider d’être recteur ou essayeur ; d’opter pour la ligne droite ou la courbe ; pour la frontière ouverte ou fermée.
C’est ceci que l’étymologie nous a appris : cette valse hésitation entre le droit et le courbe.


Dictionnaire grec-français (abrégé) par Anatole Bailly (1901) p 401

Spinoza, effectivement, parce qu’il pose l’existence d’une seule substance ayant une infinité d’attributs (dont nous ne connaîtrions que la pensée et l’étendue); parce qu’il pose les bases d’un véritable panthéisme, a conçu l’absolu équivalence de la grille ontologique et de la grille gnoséologique. En témoigne l’utilisation de être et  être conçu comme synonymes.

E MEYERSON in Identité et Réalité, P 449

Jacques Lacan, Autres Ecrits p 509

Ce qui est vrai pour aggelos, pour ethos pour hégémon etc

dans La question de la technique