Cet être était malhabile à
dévoiler ses secrets, et s’il n’y avait eu quelque défi à dresser portait
d’un tel homme qui dément si consciencieusement ce qu’il s’acharne à
paraître, sans doute y eussé-je renoncé. Il était jeune encore à ce qu’il
me sembla, mais quelque chose dans l'empâtement de son dos laissait
entrevoir l’ombre planante d’un destin que les moirages menaçaient déjà.
Je l’ai rencontré, presque par hasard, tant ses préoccupations éloignées
des miennes le retenaient plutôt dans les lieux publics quand mes rêves
m’entraînaient davantage à l’ombre de mes angoisses.
Je l’aperçus ainsi, un dimanche, à la cathédrale, étreint de componction
dans l’arc de lumière que les chandelles projetaient sournoisement sur le
voile de la Vierge. J’y vins écouter un concert, l’un de ceux qui
réjouissent nos fins languissantes de dimanches , lorsque je le surpris, à
demi-effacé par la pénombre projetée du grand orgue. Debout, mais déjà
écrasé par les arpèges tonitruants de l’organiste enfiévré, il semblait
contempler le néant. Des ténèbres il quêtait alors la connivence.
Je ne le vis qu’ensuite, mais effectivement, le crayon à la main, il
s’acharnait à vouloir croquer les ultimes ressacs de l’ombre. Avec une
méticulosité aussi tragique que candide, il s’employait à crayonner sa
feuille, ne laissant aucun répit aux blancs. Un esprit superficiel aurait
imaginé qu’il se fût agi de coloriages enfantins, mais quelque chose
sourdait de cette surface uniformément grisée qui m’attira en même temps
que me fit peur.
Le miracle était presque accompli tant il avait réussi à capter la
seconde, indécise encore, où la Bête provoque l’Agneau. Ce croquis, qui
répugnait d’être un dessin, réverbérait tellement l’angoisse millénaire de
ce grand combat que nous nous désespérons de pouvoir encore attendre,
qu’ont eût craint qu’un coup malencontreux de crayon eût suffi à en
déjouer le dénouement et à perdre l’humanité tout entière. A jamais.
Il paraissait curieusement s’y résigner tant était contenue sa colère et
feinte, sa quiétude.
Passant derrière lui, je jetai à la dérobée un regard sur son croquis. Je
devinais qu’il n’eût pas goûté qu’on le surprît ainsi dans son alchimique
préparation. Mais rien! il n’y avait rien sur sa feuille qu’une infinie
grisaille que je ne sus pas comprendre mais qui me troubla tellement que
je revins sur mes pas pour tenter subrepticement d’en percer enfin
l’irréparable secret.
Personne ne peut affronter le néant sans être immédiatement happé par lui:
mes yeux s’engluaient sur la pâte presque glauque de son frénétique
noirage. Mon être s’y fût assurément dissout si les baroques contrepoints
de l’organiste ne m’avaient soudainement rappelé aux sourdes exigences de
l’espérance. Mais cette nasse d’où rien, mais vraiment rien ne surnageait,
ressemblait à ce point au néant où la colère divine abandonnera le monde
pour châtiment de son indignité que la honte s’obstina à me clouer
convulsivement les paupières. Je priais!
Comment pouvez-vous menacer le monde d’une telle désespérance? lui
demandai-je, non tant avec reproche qu’avec compassion.
-Vous n’auriez pas du regarder. Ce dessin, désormais, vous lie à moi, sans
que rien ne puisse plus dénouer cette attache contrainte. Il est des
choses qu’il vaut mieux ne pas voir; des musiques qu’il vaut mieux ne pas
entendre; des secrets trop lourds pour l’insolente légèreté humaine. Sans
le savoir, vous avez outrepassé tout ceci à la fois. Je ne vous maudis
pas. Je vous plains.
Était-ce un fou? J’aurais du sourire, me moquer de lui, mais un je ne sais
quoi m’en retint. Ici, à demi-effacé au recoin droit de sa feuille; sous
une bourrasque rageuse de noirs menaçants, une courbe presque amoureuse de
gris semblait lutter et triompher de la mort. Une ombre, presque;
l’esquisse d’un visage de femme; le reflet juste entrouvert d’un regard
pétri d’humilité.
Je compris alors combien les lourds vertiges du néant ressemblent à s’y
méprendre aux prémices de l’aube.
Qui pouvait-il bien être, lui, ce mélanophore des aubes impossibles?
L’Agneau préparant le monde au surgissement de l’Etre? ou la Bête menaçant
la Terre des ultimes foudres de sa rancœur? Je ne sais et sans doute ne le
saurai-je jamais. Tout au plus puis-je espérer que le peintre, simplement,
humblement, au gré incroyable de sa palette de noirs tour-à-tour soyeux et
acrimonieux, tentât de réinventer les stochastiques frémissements qui
précédèrent la création.
Au plus fort de la tempête, au lieu même qui abrite chœurs et prières … un
homme, solitaire, inventait l’harmonie. L’œuvre au noir s’accomplissait
ici, à la dérobée, mais je sus alors que le monde ne serait habitable que
par la taciturne magie de cette persévérance-ci. |