Périphériques …
ls nous parlent, dit-on et la
chose est plutôt ironique aux oreilles des franciliens : nous qui les
croyions seulement bouchés ! nous parlent, c’est vrai,
mais ils disent tellement sur nous !
On y trouve quelque chose de la
courbe, du cercle ; de ce qui nous encercle. Signe des temps, nous ne
traçons plus l’espace de nos villes d’un pomerium ou de remparts mais
uniquement de ces hideux festons d’asphalte où nous aimons lanterner avec la
torpide ténacité des moutons que nous sommes devenus !
J’aime ces lignes, pourtant, qui
disent nos ambivalences, nos peurs autant que nos regrets ; notre morgue
autant que nos piétés ! Car la ligne, comme toute frontière, est une fable -
ou une abstraction, c’est tout comme - qui nous cloître, nous protège quitte
à nous offrir un promontoire d’où projeter quelque huile chaude sur l’infâme
assaillant ; qui, parfois, nous ouvre l’espace en déchiquetant l’infime
interstice par où rencontrer l’autre, ou soumettre le barbare ! C’est que la
ligne à la fois ouvre et ferme ! C’est que la ligne dessine un intérieur
autant qu’un extérieur !
Mais j’ai tant de mal à savoir
qui, de nous ou de l’autre, est rejeté à l’extérieur. Question de point de
vue, de perspective, dit-on ! Voire ! Nous le savons pourtant depuis
Tite-Live : la ligne qui pourfend ainsi l’espace est le fait du Prince, sa
marque et sa violence ; son délire et son devoir. Car la ligne ainsi courbée
est toute de violence entachée. Elle est la marque du glaive sacré qui ne
peut fonder qu’en excluant comme si le prix de l’identité et de
l’institution devait à jamais rester celui de l’exclusion ou du
bannissement. Mais les lignes sont faites pour être transgressées ne
serait-ce que pour attester de la puissance du Maître ; ne serait-ce que
pour enclencher ce récit plein de bruit et de fureur ! Mais alors qui sont,
ici ces Rémus bravant l’interdit pour s’en aller baguenauder sur les iles
étranges ? Y aurait-il ici, en ces terres moins périphériques que
banlieusardes quelque caribéen germinois ? Mais alors qui sont ici les
Attila prompts à assaillir nos greniers à lettres et blé ? Ils sont ici, je
les vois, je les devine, leurs armes lettreuses à la main. Car l’épée que
l’on fourbit, tournoyant autour de l’adversaire à un équivalent
étymologique, le saviez-vous ? Périphérique ! Précisément !
ourtant c’est au lieu même de
cette ligne, en ce point de la ligne, qui n’occupe aucun espace, comme nous
le rappelle sans cesse la géométrie, oui c’est ici que se joue cet équilibre
si fragile qui manque toujours de nous faire tomber ici ou là, à l’intérieur
ou à l’extérieur, où surtout s’esquisse cette danse ou cadence qui n’est au
fond que chute rattrapée, que nous nommons art ! Il y a du funambule dans
cet homme qui nous convie ici ! A parler, ou tomber ! A lire ou virevolter !
Car cette ligne, si elle se
compromet souvent avec la guerre, nous promet pourtant, en même temps, la
pensée et les sens ! Comment oublier combien celui qui assaille la cité et
se tient ainsi autour des remparts convoités, est en même temps celui qui
aborde au risque de saborder… : celui qui arraisonne ! Comment oublier
surtout que périphérique ne dit pas autre chose qu’epistémè ? Celui qui se
tient ici, autour est en même temps celui qui veut faire le tour de la
question, et donc être encyclopédique, ou cerner son problème. Oui, celui-là
pense !
La recherche ne dit rien de moins
où l’on trouve sans peine circa, la courbe ou le cercle ! Oui, je cherche
ici l’importun qui tourne autour du pot, l’universitaire qui stocke les
matériaux de son encyclopédie ou l’ange qui fomente la révolution, ce qui
est tout un ! Celui-là cherche et parfois trouve mais trouver ne dit rien
d’autre que trope ou tropiques et donc, encore, le cercle, la courbe. Unis
dans une danse effrénée autour d’un improbable totem, que faisons-nous ici,
aux limites champenoises sinon entonner quelque sauvage bacchanale, exciper
quelque extase, qui précisément nous ferait nous tenir enfin au dehors,
plutôt que simplement autour ?
Il arrive parfois que celui qui
cherche ainsi, trouve ! Or trouver dit derechef la torsion, quelque chose
comme la souffrance ou la tourmente ! L’art, ou la gageure, consistera
sempiternellement à se maintenir, à califourchon sur la ligne, pour ne pas
tomber ! A assumer cette torsion, faute de quoi, pétri de certitudes, qui
toujours déportent la souffrance sur l’autre, il ne restera plus qu’à
s’inventer un centre, comme il en est du centre de recherche, et diriger.
Car savoir, tient de la ligne que trahit assez bien le recteur ! Alors oui,
celui qui trouve n’a d’autre choix qu’entre le trouvère et le directeur,
entre le cercle qui s’ouvre et fait trébucher et la roide ligne qui enferme
en son centre ! Les périphériques nous disent ceci aussi : ce choix, cette
option que l’on cache si souvent, entre le glaive et la lettre, le fermé et
l’ouvert, la puissance ou l’acte !
Mais surtout, celui qui pense,
cherche et trouve parfois, agit. Or, qu’est donc l’acteur sinon d’abord ce
berger qui conduit son troupeau, manquant toujours de s’égayer dans l’espace
et tâche sempiternellement de le réunir. A l’intersection de ce qui se
trouve et se perd, ici à l’interstice ce que qui se cache et parfois se
dévoile, dans ce lent mouvement où s’éclot l’être, oui il y a à la fois
celui qui agit et cache, celui qui dit la vérité non comme réalité mais
comme révélation, comme dévoilement ! Comme passage !
Assurément, celui qui agit, marche
et ouvre ainsi l’espace ! Nul agneau que l’on sacrifierait ainsi, non
simplement celui que l’on conduit hors de l’étable, dans cet espace ouvert
du dehors, où le désordre inévitable du troupeau qui s’égaye le dispute à la
substance que l’on broute pour se restaurer, en cet autre équilibre d’entre
ordre et désordre où se joue l’être, où la ligne manque toujours de fermer
le cercle, mais où se risque surtout la vie ! Le pâtre exagère,
étymologiquement, il conduit sa horde à l’extérieur, tentera toujours de
rassembler, de réunir ce qui immanquablement tend à se détourner ou
divertir ! S’y joue ce que la langue nomme indistinctement essaim ou examen
mais aussi essai ou exactitude.
Ainsi le berger, dans son effort
pour rassembler et réunir, est-il certes un acteur, mais esquisse-t-il
surtout cette ligne où l’être circonvient la pensée ! Faut-il alors
s’étonner que là où le grec dira logos, qui signifie précisément réunir,
recueillir, le latin, lui, dit cogiter !
Je ne sais pas vraiment ce que
faisons-là ! Je sais juste que je ne veux pas entendre ce qu’auraient à me
dire ou fourbir ceux qui sont à l’extérieur : tout simplement parce que je
ne veux pas être à l’intérieur ; tout simplement parce que je ne veux pas
d’intérieur ! J’aime trop les marges, les marches et les frontières pour ne
pas désirer y demeurer à califourchon !
e voulais vous dire cela d’abord
et remercier Yves d’ainsi nous réunir, ce qui est déjà acte de pensée ! Nous
rappeler qu’il n’est ainsi pas tant de différence que cela d’entre savoir et
rêver, d’entre science et art ; d’entre chercher et trouver ! Je ne le sais
pas depuis longtemps parce que je le sais depuis toujours, mais je ne puis
le dire que parce que je m’efforce de demeurer, stoïque, à la périphérie !
De ces trois lieux, intérieur, extérieur et sur la ligne, sans doute n’en
est-il qu’un de réellement mortifère : l’intérieur ! S’égayer à l’extérieur
tel le pâtre, ou claudiquer sur le fil tel le funambule voici les seuls
pourtours d’où la parole est désirable.
Ne pas quêter le magistère pour ne
pas succomber au ministère ! Préférer, oui, l’acte à la puissance parce
qu’il est seul à pouvoir concéder quelque lueur à ce récit trop furieux !
Qu’il est de l’essence de l’acte, d’être parole, et originaire. J’avais
oublié que la Genèse nous l’eut enseigné ! Celui qui parle est ainsi
toujours à l’extérieur ! Et je reconnais, décidément la vie à ceci qu’elle
dessine plutôt des courbes que des lignes, des essaims plutôt que des
colonnes.
Regardez autour de vous, vous ne
verrez ni barrière ni muraille ! Le périmètre où nous nous tenons, notre
hôte sut le préserver ouvert. Grâce à ceci nous pouvons circuler, rester
encore dans cette courbure d’une périphérie qui parle !
Merci !
A l’intersection, pour ne jamais
interdire, à l’intersection pour recueillir ! Dire le symbole pour réunir ;
désirer penser pour éviter le diabole qui tranche et fourbit. Ne désirer ni
la section, ni le centre mais la courbure pour se pelotonner autour ! A la
périphérie du savoir et l’art !
Place à la lettre pour que s’y
vivifie l’esprit !